Par son style antithétique, ses formules choc et son maniement des paradoxes, Pascal Bruckner séduit et aiguillonne le sens critique du lecteur. L’essayiste a du flair pour capter dans l’air du temps les mythes qui, promettant bonheur et liberté, plongent dans le désarroi l’homme des pays développés, et l’enchaînent. Dans le présent essai, c’est l’économie, considérée comme « la dernière spiritualité du monde développé » qu’il cible, tout comme l’anticapitalisme, cette « messe noire d’une liturgie à laquelle il participe même s’il veut la renverser ». D’abondantes références aux penseurs d’hier et aux intellectuels d’aujourd’hui lui permettent de réfuter le plus souvent leurs pronostics ou leurs analyses au centre desquels trône généralement l’Amérique, « l’ennemi archétypal » pour certains. C’est que, refusant tant l’apologie que le dénigrement, il tente plutôt d’élucider, ici les dérapages du capitalisme, telles les scandaleuses disparités sous « la monarchie des PDG » qui selon lui ne respecte pas la logique capitaliste classique, là les possibles dont ce système est porteur et qui n’ont pas été réalisés. On l’aura compris, Pascal Bruckner refuse la pensée binaire, trop primitive pour faire avancer les débats. Mais sa phrase devient assassine par moments, comme par exemple lorsqu’il évoque « la figure du rebelle qui hante plus spécialement artistes, journalistes, intellectuels, écrivains, politiques », ce type de rebelle dont la révolte se réduit à « [v]omir la société et [à] rentrer chaque soir se coucher dans son lit : ainsi se font les nouvelles carrières d’académicien », de trancher le polémiste. En revanche, il préconise d’adopter une attitude lucide face à l’apparente contradiction entre la réappropriation du capitalisme et le désenchantement : « [L]à où il y a intention de rupture comme dans l’anticapitalisme actuel, il faut montrer la continuité, là où il y a adulation de l’ordre existant, il faut souligner les œillères, le piétinement de l’idéal dont on se réclame ». L’écrivain a beau se considérer comme un profane s’adressant à des profanes, n’empêche qu’il indique la voie de la raison et, ce faisant, se retrouve de plein droit dans la lignée des humanistes.
Le processus rhétorique des trois parties de Misère de la prospérité et le style en totale harmonie font de cet essai une brillante illustration de l’attitude proposée.