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Mode lecture zen

NUIT BLANCHE

Une gare dans une ville de l’Oural, une nuit de tempête. Attente interminable du train pour Moscou, en retard de six heures. Une masse endormie, indistincte. Le narrateur, refusant de s’y fondre, fouille sa mémoire pour retrouver la formule qui traduit si bien le tableau que présente « ce magma humain qui respire comme un seul être, […] sa résignation, […] son oubli inné du confort, […] son endurance face à l’absurde », bref, le tableau de « cette gare assiégée par la tempête […] résumé de l’histoire du pays ». Il la tient enfin, la formule du philosophe dissident : « Homo sovieticus » ! Et le fait de nommer la condition de l’homme russe le rassure, lui donnant l’impression d’y échapper. L’expression alors à la mode lui permet de dater cette nuit où il fit malgré tout une rencontre mémorable, celle d’un quinquagénaire à l’apparence d’un vieillard, Alexeï Berg, qui lui raconta son histoire. C’était il y a un quart de siècle dans le train roulant vers Moscou.

La vie de Berg avait été secouée par « l’irrémédiable brisure du passé ». Mai 1941, un jeune pianiste, fils d’un dramaturge et d’une musicienne, prépare son premier concert fixé pour le 24 du mois. Quelques jours avant la date attendue, ses parents sont arrêtés et emmenés, il ne saura ni où ni pourquoi, lui, se tenant à l’écart, prévenu discrètement par un voisin qui le croise dans la rue. Il fuit Moscou, échappe à la purge stalinienne, se cache en Ukraine et, pour survivre, vole l’identité d’un soldat mort qu’il dépouille de son uniforme. Il combat les Allemands au sein de l’armée rouge, s’efforçant de ne pas attirer l’attention, et trouve quelque bonheur dans des amours fugitives qu’il eût jadis condamnées. À la fin de la guerre, il se retrouve chauffeur d’un général qu’il sert loyalement. Démasqué, il est condamné au camp de concentration en Sibérie. Cette tranche de vie est derrière lui au moment où il rencontre le narrateur. Ce dernier observe toutefois à la descente du train que Berg marche « en clandestin, pressé de se fondre dans la foule ». Le narrateur fait taire l’insidieuse voix intérieure qui lui souffle : « Homo sovieticus ! ».

La musique d’une vie, c’est l’histoire de « l’héroïsme muet » d’une foule d’opprimés à qui Makine rend hommage, dans un ton que l’on dirait accordé à leur dignité.

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