D’un côté, les libérateurs, de l’autre, les lésionnaires. Aux premiers, la puissance de la parole et de la volonté mise au service d’une vision ; de l’autre, des êtres hybrides, complexes, en quête de liberté, mais en déficit de confiance en eux-mêmes. Les libérateurs, ils portent les noms et les destins de Daniel O’Connell, de Simón Bolívar, de Louis-Joseph Papineau, de Jules Michelet, de Charles Chiniquy, d’Abraham Lincoln, de Shang-Ti et de Walt Whitman. Groupe éclectique, bigarré, où telle présence, comme celle du tumultueux Chiniquy, s’explique malaisément. Les lésionnaires, quant à eux, composent une humanité esquintée et misérable, peut-être même une humanité trop incertaine de sa dignité pour rompre ses liens avec les instincts qu’elle partage avec les bêtes. Ils servent de « chair à expériences » à tous les exploiteurs imaginables et oscillent entre les velléités de révolte et de patriotisme et les retours brutaux à un esclavage humiliant. « […] je resterai toujours tel que je fuis, avoue le pitoyable héros, peu fiable et peu fier, angoisseux et languissable, mais néanmoins patriote et rebelle. » Ce qui sauve les lésionnaires et les guide lentement vers la lucidité et l’action organisée, c’est la fréquentation du théâtre et de la poésie de Claude Gauvreau : ils trouvent, en effet, dans l’effervescence irrésistible de La charge de l’orignal épormyable et de Les oranges sont vertes la preuve qu’ils peuvent, eux aussi, accéder à la liberté, à l’égalité, à la fraternité. Et Papineau, dans cette gigantesque éruption de vie ? Difficile à dire. S’il porte la responsabilité d’une faute assimilable à un péché originel de nature québécoise, ce serait peut-être en raison de son refus de la violence et de ses exils où certains verront esquive et démission.
Comme toujours, l’écriture de Victor-Lévy Beaulieu est jouissive, inventive, volcanique. Le Tantum ergo de notre ancienne religiosité devient, sous sa plume, un moqueur Tantôt Margot. Les bureaucrates ne cherchent plus à bonifier leur caisse de retraite, mais leur graisse de retraite. Les Québécois se reconnaissent dans l’hiver de force. Ébranlement linguistique qui insuffle une telle vigueur dans l’écriture qu’on ne sait plus si Beaulieu est distrait ou pleinement conscient lorsqu’il parle de « virages à cent quatre-vingt-dix degrés ». Qu’il donne ainsi à la roue plus que de ses degrés classiques ne surprendrait pas.