Lire un roman turc traduit en français nous introduit dans un monde à la fois étrange et familier. Quel que soit le récit auquel nous convie son auteur, il nous plonge immanquablement dans la richissime culture de ce pays au confluent de l’Asie et de l’Europe. Quand de surcroît le romancier est un écrivain nobélisé, les attentes du lecteur sont très élevées.
Au moment d’entreprendre des études supérieures, le jeune Cem se voit offrir un travail d’été auprès d’un maître puisatier. Ces quelques semaines de labeur s’avéreront une expérience essentielle, qui marquera à jamais la vie du jeune homme. Dans la petite ville à la périphérie de laquelle Cem et un autre apprenti creusent la terre pour y trouver de l’eau sous la direction du maître, une troupe de théâtre est de passage. Parmi les artistes, une femme aux cheveux roux attire l’attention du garçon, qui en tombe amoureux jusqu’à l’obsession.
D’une part, le puisatier, à sa manière de prendre Cem sous son aile et de lui servir des leçons de vie, apparaît peu à peu comme une figure de substitution au père absent. D’autre part, la femme aux cheveux teints en roux, à la lumière d’un fait qui sera révélé dans le cours du récit, pourrait aussi jouer le rôle de mère substitut. Voilà les ingrédients de base sur lesquels Orhan Pamuk tisse la trame centrale de son roman, conçue comme une variation sur le mythe du roi Œdipe.
Sur fond de Turquie en évolution, le roman multiplie les réflexions touchant les liens entre père et fils, ancien et nouveau, changement et permanence. On y voit poindre à l’évidence un point de vue critique, suggérant par touches successives l’idée d’une modernisation menée à la hâte, sans égard pour l’ancrage historique de la Turquie. Il est facile alors de faire le lien avec le ressac dont écope aujourd’hui la population du pays. Ainsi, lorsque Cem, en voyage d’affaires en Iran, y découvre une épopée où un vaillant guerrier tue son fils sans l’avoir reconnu, un mythe d’Œdipe inversé, Pamuk insuffle à son personnage une pensée sans équivoque : « Je pensai que les Iraniens n’étaient pas comme nous autres Turcs qui, du fait de l’occidentalisation, en étions venus à oublier nos poètes et nos mythes anciens ». Les notions d’occidentalisation et d’européanisation seront d’ailleurs préférées dans le roman aux termes de libéralisation ou de démocratisation, pour qualifier l’évolution de la Turquie depuis les années 1920.
En somme, un livre cérébral, au procédé littéraire parfois appuyé, et néanmoins porteur d’un fort pouvoir d’envoûtement. Un bon roman, mais sans doute pas un sommet pour Orhan Pamuk.