Beau titre aux multiples harmoniques. La crevasse brise la cheville d’un enfant qui en demeure infirme. « Maudite, interdite », la crevasse perpétue le « souvenir déchirant d’un tremblement de terre » qui a privé un homme de son seul amour. Peut-être est-elle aussi un fossé infranchissable entre l’enfant qui sait lire et tous les autres. Et tel jour plus important, le narrateur s’avouera à lui-même sur le ton de la confidence et peut-être du défi : « Je sors. La crevasse, aujourd’hui, me semble plus large et plus profonde que d’habitude ». Et quand, enfin, si tard qu’il semble trop tard, le père laisse entrevoir pourquoi il fut si monstrueusement absent, une déchirure supplémentaire poussera la douleur à l’incandescence : « Lorsque j’ai crié, je n’ai rien vu d’autre qu’une crevasse immense déchirer mon âme en deux ». Réalité et symbole que la crevasse.
L’écriture d’Isabelle Forest doit beaucoup à la poésie. Grâce à elle, les distances sont abolies entre le côté minéral du décor et les caprices désinvoltes et imprévus des sentiments. Des êtres qu’on croirait de granite s’élèvent d’un mot à l’émotion, d’un geste à la vérité flamboyante du regret, du pardon, de l’amour. Un garçon qu’on présume fruste et prisonnier de son simplisme réussit alors à tout dire sans passer vraiment aux aveux : « Rosalia Morelos. Ce n’est pas ton anniversaire. Et je ne t’aime pas. Ou si peu ». Dans cette veine, le célèbre « Va, je ne te hais point ! » était lui aussi une magnifique déclaration d’amour. Mais la poésie n’empêche pas l’auteure de créer en quelques lignes l’image horrible de la pauvreté et de la misère. Devant la fillette qui nie la mort de son chat et qui en traite le corps comme une poupée, le regard se fige et le cœur s’émeut : « Devant nous, qui avions les yeux plus grands que leurs trous et aussi une certaine nausée, mais pas de voir un cadavre de chat mais plutôt de la voir, elle, qui n’avait pour seul ami qu’une pauvre carcasse d’animal déjà en train de pourrir ». Livre puissant, magnifiquement écrit.