Lundi 18 avril 1763. Les habitants de Saint-Vallier, sur la rive sud de Québec, se retournent au passage d’une charrette bien particulière. En son centre se tient une jeune femme frêle offerte à la vindicte populaire, que l’on pendra haut et court quelques heures plus tard. Le point de mire de cette procession funeste est Marie-Josephte Corriveau, Valliéroise de 30 ans accusée d’homicide sur la personne de son second mari et dont la mort imminente marquera la naissance de l’une des figures féminines les plus tristement célèbres du Québec. Épaulée par Dave Corriveau, l’historienne Catherine Ferland propose dans son nouvel essai d’explorer le parcours sinueux qui conduit « de l’histoire à la légende », c’est-à-dire de l’avènement d’un fait divers à sa patrimonialisation culturelle.
Née en 1733, Marie-Josephte vit un premier mariage heureux avec Charles Bouchard, avant que ce dernier succombe à un accès de fièvres putrides. Peu après ce décès, elle convole en secondes noces avec son voisin immédiat, Louis-Étienne Dodier, homme irascible et brutal. Leurs relations sont orageuses, et les querelles violentes entre Dodier et son beau-père, Joseph Corriveau, abondent. Le matin du jeudi 27 janvier 1763, Dodier, 28 ans, est retrouvé sans vie dans la grange attenante à la résidence familiale. Le rapport du coroner conclut à une mort accidentelle. L’inhumation s’effectue avec célérité, mais les rumeurs vont bon train autour des circonstances nébuleuses du décès, et Joseph Dodier, frère de Louis, exige que l’on exhume le corps. L’autopsie permet de rejeter l’hypothèse première pour lui préférer celle de l’homicide. Joseph Corriveau et sa fille sont arrêtés et amenés à la Redoute royale, en attente de leur procès.
Ce dernier se déroule en contexte d’occupation militaire (1763), période de transition durant laquelle les autorités britanniques tentent d’asseoir leurs structures législatives. La cause est ponctuée de vices de procédure : les officiers de justice n’ont aucune formation et la plupart ne maîtrisent pas le français. À la fin d’audiences bâclées, le père Corriveau est reconnu coupable de meurtre et Marie-Josephte de complicité. Avant son exécution, Joseph Corriveau se met toutefois à table et impute les faits à sa fille. Un second procès a lieu au terme duquel Marie-Josephte admet avoir tué son mari à l’aide d’une hache. En conformité avec le Bloody Code anglais, le nouveau jugement stipule que la coupable doit être pendue puis exposée à la vue de tous, claquemurée dans un gibet de fer qui deviendra mythique.
Une centaine d’années sont par la suite nécessaires à la légende pour se « scénariser ». Vers 1850, la découverte de la cage dans le petit cimetière de Saint-Joseph-de-Lévis signe l’entrée en littérature de celle que la postérité retient sous le diminutif de « la Corriveau ». De Philippe Aubert de Gaspé à Louis Fréchette en passant par William Kirby, les écrivains de l’époque montent en épingle l’histoire de l’infortunée criminelle. Au sein des contes fantastiques, la Corriveau prend place aux côtés des divers feux follets, sorciers et autres diables. Bientôt, le nombre de ses victimes se chiffre à cinq puis à sept, tuées de façon toujours plus abracadabrante, et Marie-Josephte endosse plusieurs identités : « Barbe-Bleue en jupons », meurtrière en série, empoisonneuse et tutti quanti.
Ces représentations servent de baromètre et fournissent la mesure des changements sociopolitiques et culturels d’une époque donnée, illustrant à un moment l’oppression britannique sur les Canadiens français et la domination masculine imposée par le système patriarcal. La patrimonialisation contemporaine de la Corriveau se joue sur tous les fronts : ballet, télévision, théâtre, gravure, peinture, chanson, partout cette figure s’immisce et se renouvelle. Aujourd’hui plus que jamais peut-être, elle continue d’errer entre la vie et la mort, dans les limbes de la mémoire collective, et réapparaît périodiquement sous le couvert d’une marque de bière, d’un toponyme ou d’un essai des plus réussis publié chez Septentrion.
Élaboré dans une langue qui a du chic, l’ouvrage de Catherine Ferland et Dave Corriveau ne manque pas de charmer l’amateur épris à la fois d’histoire, d’arts et de curiosités en tous genres. Par la trajectoire microhistorique qu’ils empruntent, les auteurs rejoignent plusieurs pans de l’histoire du Québec, tant judiciaire, social que culturel. La documentation est solidement établie, le travail d’archives fouillé. Une fois la lecture terminée, la Corriveau continue de hanter l’esprit : pas de répit pour les légendes. Fumant.
David Laporte
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