Pas plus que la Révolution tranquille n’est née par césarienne le 22 juin 1960, Octobre 1970 ne se loge en entier dans octobre 1970. Rares sont pourtant les analystes de la crise qui en décrivent les prémisses, les harmoniques et les échos. La plupart la jugent en cerveaux laser, rivés qu’ils sont à telle vision sectorielle. Louis Hamelin propose plus large : « Un travail de reconstitution pour lequel l’imagination romanesque a servi avant tout d’instrument d’investigation historique ».
Dans la fresque d’Hamelin, le Québec entier sert d’incubateur à Octobre 1970. D’incubateur à d’autres ferveurs, mais à celles d’Octobre aussi. La jeunesse savoure l’émancipation que fut Expo 67. L’éducation, démocratisée depuis peu, pousse des cohortes fringantes jusqu’au palier universitaire ; l’UQAM accueille (presque au même âge) des professeurs effervescents et des jeunes aux insondables curiosités. En plus de gagner du terrain, les thèses souverainistes se décantent au profit des plus radicales. Les arts repoussent les frontières de l’acceptable. Tout bouge ? Non. Et Hamelin, qui a entendu la montée de la Révolution tranquille, en perçoit la redoutable tranquillité. Les structures politiques se crispent au lieu de changer. La corruption et la violence demeurent des arguments tenaces. Un fossé s’est creusé entre ce que réclame la société nouvelle et ce que le pouvoir entend conserver. Le décor est planté, la pièce peut se jouer.
De ce Québec tenté par la surchauffe, Hamelin connaît les différents visages, qu’ils soient régionaux ou sociaux. Sur la rive sud de Montréal, le boulevard Taschereau multiplie ses horreurs. Ville Jacques-Cartier, déjà stigmatisée par Michael Delisle, demeure attachée à ses Dalton. À Percé, l’autorité accueille les marginaux avec le bout intransigeant de la fourche. Dans le Nord-Ouest, la pièce Les justesde Camus ne mérite qu’une pincée de représentations. Quant à Woodstock-in-Québec, Hamelin y montre un Québec partagé entre ceux qui pataugent dans la boue et ceux qui regardent les autres patauger dans la boue. Partout, toutes nuances bues, des parentés s’entêtent entre les humoristes bas de gamme, les politiciens imprudents et les mafiosi. Octobre 1970, c’est, dans le panorama d’Hamelin, ce large delta qui reçoit des eaux qui refusent de se mêler. À cent lieues des analyses laser, Hamelin fait voir que « les explications que nous cherchons ne sont jamais que des approximations, des esquisses chargées de sens, comme les constellations ».
À ce bilan québécois, Hamelin ajoute le survol des accélérations qui emportent la planète. Qu’on lise pour s’en pénétrer les titres qui découpent la deuxième partie de la reconstitution : Paris, Moscou, Jordanie, Corée…
Hamelin n’oublie pourtant pas que c’est au FLQ que le lecteur s’intéresse. Que visait-il ? Existait-il une coordination entre les cellules ? A-t-il été manipulé ? Comment Laporte est-il mort ? Autant d’attentes auxquelles Hamelin fait face en conciliant les devoirs du chercheur et ses droits de romancier. Sa recherche est patiente, minutieuse, ingénieuse, mais des zones grises subsistent que réduira la fiction. L’histoire n’admettrait pas qu’on nie ou qu’on déforme ce qui est avéré, mais la création littéraire entend insérer sa cohérence et surtout son honnêteté là où les enquêteurs patentés sont à court de faits. Le romancier s’insurge « devant la façade pleine de trous d’une version officielle ne tenant pas debout ».
Ce pari comporte des risques. Comment accréditer ce que suggère la méfiance ? En affrontant ce qui, « loin des tourmentes idéologiques », demeure essentiel : « le silence entourant la mort de Lavoie. Elle avait été revendiquée, mais jamais racontée ». La réussite d’Hamelin, ce sera de rendre son récit de la mort de Laporte plus plausible que celui des autorités. Pas blindé, mais plus probable, plus susceptible de rattacher les détails inexpliqués à une trajectoire. De fait, le romancier Hamelin liquide mieux que les procès-verbaux judiciaires ou policiers les mystères d’Octobre. Si Hamelin ment, il ment vrai, ce qui en fait un vrai romancier. Grâce à son respect de l’histoire, grâce tout autant à son génie littéraire. Hamelin peut même s’amuser. À preuve, ses portraits incandescents et terriblement justes des acteurs de la crise. Il tait les identités, mais sans les rendre méconnaissables. « Et le gars n’avait peut-être rien d’un foudre d’amour, écrit-il à propos de son Vézina, mais c’est quand même lui qui avait décroché la timbale, département des jupons. Pas exactement la reine du bal, elle non plus, mais elle venait avec une de ces dots qui font rimer lit avec ‘gros lot à la loterie’, ça oui : une Alfred de Saint-Romuald, fille d’un Onassis local, armateur battant pavillon bidon ». Ou encore : « Et Paul Lavoie, l’homme de terrain, l’infatigable tisseur de liens, l’ancien du Devoir. Malgré le handicap que représentaient pour le commun des mortels les quelques fâcheuses histoires de corruption auxquelles son nom restait attaché (mais aussi, peut-être précisément pour cette raison), Lavoie, au départ de la course, pouvait compter sur l’appui du plus important noyau d’élus au sein du parti ». Fiction si lisible qu’on revit la course à la direction d’un parti politique. Comme il s’agit d’un roman, « honni soit qui mal y pense… »
Hamelin ne serait plus Hamelin s’il ne burinait pas tous ses textes de son sceau. Son style réjouit autant celui qui goûte la verdeur que l’initié qui cherche les clés, aussi pleinement ceux qui aiment la méchanceté intelligemment méticuleuse que ceux qui demandent plus que des dates stupides et des lieux interchangeables. La constellation du Lynx prouve que le Québec fait partie d’une modernité que se disputent les maquignons et que des amateurs sincères et entêtés tentent de canaliser selon d’autres valeurs. Une œuvre littéraire dont s’honorerait un historien ou un sociologue.