Le monde de l’espionnage n’est pas tendre pour les amants. Pratiquer l’hypocrisie et faire métier du mensonge, cela ne prépare pas à la candeur ou à l’abandon. L’espion qui survit, c’est celui qui demeure méfiant, réticent, presque blindé. Comment se laisserait-il emporter par le coup de foudre ? Et si, malgré tout, ceux et celles qui militent au sein de cette insaisissable « compagnie des ombres » expérimentent l’amour, le sentiment ne devra-t-il pas s’éveiller avec lenteur et conquérir le cœur grâce à une lente érosion des défenses ? Théorie que tout cela. Robert Wilson démolit ce scénario trop rationnel : ses espions, bien qu’appartenant à des camps imprécis et peut-être ennemis, subissent le joug capricieux d’un amour subit, violent, dangereux.
L’écrivain, une fois encore, ressuscite le Portugal de Salazar et de sa navigation précaire entre le nazisme et les Alliés. Le pays oscille entre diverses amitiés et entrouvre sa porte aux espions de toutes les allégeances. La jeune Anglaise et le vétéran allemand s’y côtoieront le court instant d’une fusion irrévocable. Karl s’enfoncera ensuite dans la mort, tandis qu’Andrea dissimulera sa grossesse dans un mariage de convenance. Les décennies passeront et les ombres noueront de nouvelles alliances. Quand Andrea reprendra du service, l’espionne ne sera peut-être plus au service de ses anciennes convictions. Mais comment le savoir ? L’incertitude durera jusqu’à la dernière page.
Robert Wilson ose plusieurs invraisemblances et quelques virages un peu grinçants, mais il livre une description prenante et terriblement plausible d’un monde aux contours flous et aux loyautés variables. Pour y parvenir, il puise dans ses meilleurs atouts : la connaissance intime de Lisbonne et de Londres, une intuition fine des âmes les plus secrètes, la certitude que chaque ombre possède et peut exercer l’aptitude à aimer et à tromper, la dextérité littéraire pour laisser les instincts, l’érotique comme le meurtrier, s’avancer jusqu’à l’avant-scène. À maints égards, un roman plus qu’un récit d’espionnage, mais quand même les deux.