Mettant magistralement un terme à sa trilogie de romans philosophiques, Serge Rezvani visite cette fois, après les travers inconscients de la pensée scientifique dans La cité Potemkine, le monde intrig(u)ant de l’institution muséale. En résulte un délirant accès de polyphonie où il réunit mieux que jamais les éléments marquants de ses récits des quinze dernières années, tout d’abord l’antagonisme entre l’art et sa possession.
Comme dans les œuvres récentes de Rezvani, la majorité du roman est constituée de dialogues où les propos des autres sont fréquemment rapportés à trois et même quatre degrés, ce qui augmente très vite l’impression de « téléphone arabe » et fragilise la représentation. Aucune description ou narrateur vraiment fiables dans cet univers à l’authenticité incertaine.
Ici encore, une catastrophe invraisemblable est à la source du récit : l’incendie du Grand Musée, provoqué par le nain Bergamme qui s’en sort à demi brûlé dans sa tentative de sauvegarder le célèbre tableau de Gustave Courbet donnant son titre au livre. À partir du récit hachuré et tourmenté que fera le nain du fond de sa cellule, on apprendra qu’il fut un habile voleur de tableaux, subtilisant des Van Gogh ou des Monet pour aller les « inachever » dans sa mansarde, c’est-à-dire continuer ces œuvres devenues, contrairement à leur nature, une caution pour le spectateur dans son incapacité à créer. Après que le conservateur en chef du Grand Musée se soit pris d’amitié pour le nain malgré ses régulières crises d’épilepsie et ses menaces de subtiliser L’origine du monde, s’ensuit une rapide chute dans la folie collective. Avant que les employés du musée n’expérimentent sur l’œuvre leur mystérieuse machine à dupliquer à l’infini, Bergamme voudra sauvegarder – en la détruisant – l’unicité de cette représentation du sexe de la femme qui a selon lui mis fin à la peinture et ouvert la voie à l’instrumentalisation moderne du corps humain (clonage, trafic d’organes).
Ces folies conjuguées donnent lieu à une titanesque envolée spéculative à propos de la conservation et de la circulation des œuvres, activités qui s’opposent à la part de destruction qui habite l’esprit créateur. Cette réflexion baroque, qui eût facilement été agaçante chez un autre auteur, devient un fascinant débat sur l’art dans la bouche de Rezvani, véritable romancier-philosophe.