Philippe Sollers a toujours été un magnifique lecteur, porté par une intelligence socratique, une passion racinienne et un caractère joufflu, pas si loin de Proust en fait. C’est le triomphe tranquille de La recherche qu’il illumine cette fois contre les fétichistes du désastre aujourd’hui plus fiers que jamais de leurs appuis médiatiques. Son ouvrage, poignant, cherche à montrer « le vrai corps, la vraie vie » de l’œuvre en commentant non seulement le texte mais également les dessins autographes de l’écrivain, ceux-ci provenant essentiellement des documents conservés à la Bibliothèque nationale de France et des lettres à Reynaldo Hahn. Nous avons donc maintenant accès à leur presque totalité, « presque » puisque les épreuves des dessins manquants ont été malheureusement refusées par les Kolb-Proust Archiv de l’Université de l’Illinois.
À quoi tient la « trouvaille » (le terme est de Sollers) de ce gigantesque rouleau biblique, de quoi est tissée sa révolution enfantine ? Une réponse : « [N]e pas se laisser – rattraper par la vie –, autrement dit par la mort, comme tant d’écrivains et d’artistes qui, par ‘idolâtrie’, n’ont pas su aller assez loin. » On voit combien le petit Marcel, avec son inébranlable instinct et sa langue archi-sublime, anarchique, hermaphrodite, ne s’englue jamais dans l’époque qui l’informe. Les Bergotte, Elstir et Vinteuil sont désormais légion. Si l’œuvre fait, comme celle de Rimbaud, saisir sans l’ombre d’un doute à quel point les propos des andouilles claironnant la fin de l’histoire font tort aux masses, c’est entre autres parce qu’elle fait advenir, là, devant nous, l’inconscient en acte. Et elle y parvient en posant la question que Sollers considère comme la question par excellence de la littérature : « Qui raconte qui ? Autrement dit : qui détient la maîtrise du récit ? Qui n’est pas raconté par un autre ? » Aurait-on découvert Dieu friand de madeleines ? Pour séduisante qu’elle soit – on se croirait sur la plage ou dans une soirée intime –, l’hypothèse ne vaut qu’à la mesure de l’ironie qu’elle dégage et suscite. L’artiste, c’est bien cela qui compte, se retire du spectacle pour aborder aux rives du Temps. D’où son pouvoir que d’aucuns pourraient juger infini, ou dangereux. On connaît la suite.
Proust voit donc avant tout le monde. Son œil dessine tout ce qu’il touche. Qu’il décalque les illustrations d’Émile Mâle (dont L’art religieux du XIIIe siècle en France fut pour lui une source d’inspiration majeure) ou dissémine les taches d’encre sur la page, ses dessins confondent dans la flore et les frissons la gestation du jour et de la nuit, gardiens de la mémoire qui vient.