On a déjà beaucoup dit sur le dernier roman de Jean Echenoz, Je m’en vais, qui a remporté le Goncourt 1999 (amplement mérité, ce qui n’est pas toujours le cas), et l’on n’a cependant encore rien dit, tant l’univers de Jean Echenoz ne ressemble à rien de connu et tant on s’y réjouit de l’intelligence de la forme et du propos. Avec Je m’en vais, Jean Echenoz nous propose, selon son habitude, un type de roman dont les multiples ramifications ne se laissent que lentement deviner et que l’on a tendance à rapprocher du polar, un peu trop vite à mon avis, même si certains des ingrédients du genre s’y trouvent.
Félix Ferrer, galeriste de son métier et héros très ordinaire de cette aventure, quitte sa compagne et, peu de temps après, sa douce France, pour partir à la recherche d’une cargaison d’œuvres d’art et d’antiquités inuites échouée dans le Grand Nord, grâce à laquelle il espère améliorer l’état peu reluisant de ses finances qui battent de l’aile depuis que le marché de l’art contemporain fait de même. Ce périple l’entraînera dans une série de situations pour le moins inattendues au terme de laquelle Ferrer, s’il parvient enfin à renflouer son compte en banque, accusera un sérieux déficit sur le plan amoureux et se retrouvera pour ainsi dire à son point de départ, forcé de s’en aller vers d’autres conquêtes. Car il faut dire que Ferrer, qui accumule les histoires sans lendemain, ne peut se résoudre à vivre seul, tout simplement parce que « […] ce n’est pas bon pour lui. Et encore moins le matin quand il s’éveille en érection, c’est-à-dire la plupart des matins comme la plupart des hommes avant de déambuler entre la chambre, la cuisine et la salle de bains ». Qui est déjà familier avec les romans de Jean Echenoz reconnaîtra là l’humour pince-sans-rire qui le caractérise et qui fait, depuis Le méridien de Greenwich, la joie de ses lecteurs. Là réside entre autres l’originalité du romancier, dans la mise en place d’un univers où l’émotion cède la place au côté pratique des choses et à la rationalité, où les interrogations métaphysiques de certains personnages sont ramenées au ras du sol devant l’énoncé d’une banalité qui n’épargne rien, pas même le Grand Nord. La banquise d’Echenoz n’a en effet rien d’idyllique. Ici, pas de paysages à couper le souffle, pas d’images inoubliables. « C’était intéressant, c’était vide et grandiose, mais au bout de quelques jours un petit peu fastidieux. » Même attitude à l’égard du milieu de l’art contemporain, que l’écrivain écorche au passage en évoquant, mine de rien, le ridicule de certaines pratiques prétendues artistiques se traduisant par l’assemblage de « souffleries en circuit fermé », l’installation de « monticules de sucre glace et de talc » ou la présentation d’« agrandissements de piqûres d’insectes ». Je m’en voudrais pourtant de réduire le talent d’Echenoz à sa facilité à faire de l’ironie ou à démontrer l’absurde de certains de nos travers – ce qui n’est toutefois pas donné à tous. Jean Echenoz, il nous l’a prouvé à maintes reprises, sait manier la phrase avec une dextérité qui est le propre des vrais écrivains. Son style épuré, où l’on devine pourtant que chaque mot a été calculé, ses phrases brèves et parfois incisives, qui n’en constituent pas moins dans certains cas de véritables trouvailles, ont quelque chose de purement réjouissant, je le répète, au sein d’une surproduction littéraire qui ne pèche malheureusement ni par son originalité ni par sa remarquable qualité.