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NUIT BLANCHE

Le délire du personnage principal, Jacynthe, travailleuse sociale, s’étend sur les six scènes de cette courte pièce. Histoire éclatée comme il s’en trouve par exemple chez Beckett et Ionesco. Sous prétexte de venir en aide à un repris de justice qui revendique une garantie de non-extradition, Jacynthe prend d’assaut un plateau de télévision et exige de la régie, qu’elle capte par un écouteur, qu’on l’enregistre… Sinon elle tirera sur la cordelette reliée aux explosifs qu’elle dissimule sous ses vêtements. Zacharie interrompt le discours prolixe de Jacynthe et réclame devant les caméras le droit de subir sa peine dans une prison locale, refusant de se soumettre de nouveau à l’exploitation sexuelle et à l’asservissement qu’il a connus dans la prison américaine d’où il s’est évadé. Poussé par son patron et mécontent d’avoir dû interrompre son travail, Jean-Nil, conjoint de Jacynthe et rédacteur de bulletins météorologiques à la station, interviendra.

Jacynthe Lelièvre, présentée comme « Jacynthe, de Laval » dans les quizz télévisés dont elle est une habituée, en a plus qu’assez de ses « trente ans et des poussières d’inexistence inoffensive ». Comme un leitmotiv, une interrogation revient jusqu’à la dernière réplique de la jeune femme, angoissée à l’idée de passer inaperçue sur la planète : « […] est-ce que j’aurai marqué une toute, toute petite différence quelque part ? »

Or qu’est-ce qui fabrique un nom, donne l’impression d’exister, crée l’événement, si ce n’est la télé, le « quatrième pouvoir […] qui seul, on le sait de nos jours, peut faire qu’on nous écoute là où ça compte », lance ironiquement René Gingras par la voix de Jacynthe qui réclame avec éclat qu’on se souvienne d’elle. La situation de la professionnelle de la relation d’aide qui prétend défendre une cause alors qu’elle fait valoir ses propres revendications est aussi la cible du dramaturge qui se moque, en passant, de la bureaucratie. Cette fable sans réel dénouement illustre le désarroi de toutes les classes moyennes du monde reléguées dans des banlieues, que Laval, ici, exemplifie.

Depuis Syncope (Leméac, Montréal 1983), René Gingras poursuit l’élaboration d’une œuvre exigeante, celle d’un théâtre grave sous des apparences banales, et manie avec brio suspense et ironie.

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