Le roman de Bret Easton Ellis progresse en deux parties fort distinctes et contrastées. La première, qui introduit Victor Ward, jeune mannequin en passe de devenir tenancier de boîte de nuit, est une montée vers le climax que sera la fête d’inauguration de ce bar branché à New York. Le but ultime de la fête est de susciter la participation d’un maximum de noms. C’est le défilé sans fin des Naomi Campbell, Helena Christensen, Cindy Crawford, Sheryl Crow, Harry Conninck Junior, John Cusack, Russell Crowe, Helena Bonham-Carter, Courtney Cox, André Agassi, Uma Thurman. On y fume des Marlboro light plutôt que des cigarettes, on y boit de l’Absolut plutôt que de la vodka, on y porte des Gap plutôt que des jeans ou un Dior en guise de sac à main. C’est le défilé de la pub qui fait office de sens. On s’y sent comme dans le royaume des Stars du dernier film d’Arcand. Pour compenser la vacuité infinie de cet univers, on se doit de consommer On se roule un joint coupé de Xanax, et on se fait une ligne, et c’est la défonce, le défilé des uppers, downers. Interminable litanie, la chimie toujours recommencée. Victor se dirige tout droit vers la catastrophe. Et quand il aura épuisé tous ses recours, essuyé l’échec de sa grande entreprise lors d’une nuit catastrophique, la soirée de lancement qui tourne en eau de boudin, le récit bascule dans sa deuxième partie.
Victor rencontre un inconnu qui lui lance une bouée de sauvetage. Il lui offre de se rendre à Londres, à la recherche d’une ex-petite amie de collège disparue. Or il arrive à peine à se souvenir de cette Jamie Field. La mission l’intéresse peu mais l’offre d’une forte somme à son retour, s’il arrive à retrouver et à ramener la jeune fille aux États-Unis, arrive à le convaincre. À Londres, malgré les brumes encombrant son cerveau, il arrive, avec une facilité déconcertante, à trouver Jamie Field. Il se rapproche d’elle, tente de comprendre qui elle est et ce qu’elle fait, et s’interroge sur le sens de sa mission. Puis il fait la connaissance de Bobby Hughes, le compagnon de Jamie, qui l’enrôle dans sa bande ; et voilà que Victor se met à poser des bombes, à kidnapper, à torturer et à tuer des membres de familles de diplomates étrangers. Tout ça sur fond de sexe, de drogue et de rock’n’roll. Et graduellement, Victor découvre que cette pseudo-mission en Europe n’est qu’un prétexte pour compromettre son père, sénateur américain en passe de présenter sa candidature à des fonctions plus importantes de l’État américain.
Ce qui avait commencé comme un roman sur la vacuité du monde de la mode et du paraître se termine en sombre complot paranoïde. Et comme une fin peut en cacher une autre, plus on approche de la conclusion, plus on découvre de qualités à ce récit en poupée gigogne. Il arrive rarement qu’une production soit aussi foisonnante, à la fois délirante et réfléchie, frénétique et pénétrante, d’une vacuité totale et pleine de sens, exaspérante et essentielle. Un roman complètement baroque, en prise directe sur le monde urbain contemporain, qui vaut la peine d’être lu.