Aujourd’hui, parler des gais et des lesbiennes, ou des homosexuels en général, c’est désigner des groupes clairement identifiés et qualifiés dans leur démarche, qui ont une place à eux dans la société. Ce que George Chauncey nous apprend, c’est qu’à la fin du XIXe siècle et pendant la première moitié du XXe, c’était loin d’être le cas. Gay New York, un ouvrage d’une grande densité, un document très étoffé, suit presque pas à pas l’évolution de cette frange de la société qui n’avait alors rien de très organisé, mais qui, contrairement aux idées reçues, ne vivait pas seulement dans la clandestinité, même si les mSurs de l’époque ne poussaient pas à la tolérance.
Soulignons ici l’importance du lieu choisi. New York était déjà une métropole unique, l’endroit de tous les brassages de populations, de tous les excès, de toutes les démesures. Pôle d’attraction des aventuriers comme des inadaptés sociaux, New York favorisait les regroupements par l’anonymat qu’il permettait. Et les dissidents sexuels d’un peu partout apprenaient un jour ou l’autre qu’à New York ils pouvaient trouver un milieu de vie et le soutien d’une communauté qui partageait leur orientation. D’autre part, assez étrangement, les comportements excentriques de certains d’entre eux que l’on appelait « fairies », tantes, attiraient la curiosité des amateurs de sensations nouvelles, ce qui leur ouvrait la porte du monde du spectacle, un monde très vivant et particulièrement audacieux. Leur présence était donc admise dans la vie publique du temps.
Une autre conséquence, liée celle-ci sans doute à l’extravagance de ceux qui adoptaient les attitudes féminines, fut de donner aux amours dissidentes un sens relié au genre masculin ou féminin plutôt qu’au sexe. Ainsi les hommes qui aimaient d’autres hommes étaient considérés comme « normaux » s’ils conservaient le rôle masculin dans leurs relations. Le concept de répartition homosexuel-hétérosexuel n’existait pas et l’on ne considérait comme déviants que les hommes qui jouaient des rôles de femmes.
Chargé, le document de George Chauncey, extrêmement détaillé, répétitif parfois, mais quelle mine de renseignements sur une société qui, étrangement, toléra mieux les « déviants » sexuels au début du siècle que par la suite, les poursuites et les condamnations arbitraires renvoyant ceux-ci au « placard », comme on appela leur vie redevenue clandestine. Cette répression a cependant forcé les groupes de protestation à recourir aux instances de protection des droits civils. Entre-temps, sous l’influence peut-être des recherches sur la sexualité, médecins et psychologues entre autres appelés en consultation par les avocats et les tribunaux, se précisa le sens de l’homo et de l’hétérosexualité et s’établit une nouvelle acception de la « normalité ». L’étiquette s’est déplacée, mais a-t-elle cessé de stigmatiser pour autant ?