Chez Claude Beausoleil, « l’écriture déjoue la réalité : c’est un instrument de précision capable de provoquer et d’entretenir l’état d’éveil. Voilà peut-être pourquoi on n’imagine pas Beausoleil ailleurs que dans la vie littéraire. On n’en doute pas : il vit comme un texte ». Ces mots de Jean Royer définissent la méthode, au sens noble du terme (une « voie »), l’attitude et la rigueur existentielles d’un poète tout entier penché sur le concret du monde, son chant en devenir. C’est encore ce que donnent à entendre Furor por México et Exilé, deux ouvrages dont les échos se rencontrent dans la puissance du palpable.
Furor por México reprend, en édition bilingue, trois des quatre sections que contenait le recueil original publié en 1992. D’emblée, nous sommes plongés dans la folie de la monstrueuse mégalopole. Or, c’est moins sa folie qui convoque l’homme s’en laissant traverser qu’une tendresse favorisant l’écoute, l’attention, la circulation des émotions vivantes. Loin de signifier l’enfer, cette gigantesque pieuvre joue parfois des airs de sérénade. Les anges contemporains et les mythologies ancestrales se pressent en elles pour multiplier l’ampleur du rêve. De fait, Tenochtitlán existe toujours dans la bouche de demain.
Rues, édifices, lumières, odeurs, couleurs, temples et sauces piquantes sur la desserte d’un restaurant, tout explose donc en une danse de musiques qui renvoient l’être au destin de l’insuffisance : « [I]l n’y a pas assez de regards pour aimer ton âme. » Comment alors continuer, lucide ? En allant, fort de l’humilité issue de l’imagination. C’est pourquoi « Le livre du voyage », seconde partie du recueil, indique à quelle adresse s’arrête le marcheur : « Ne pas faire un journal. » Surtout pas Autre manière de dire que la description fidèle et minutieuse appelle moins la photographie que la chair, le cœur, c’est bien assez dans le hic et nunc impermanent : « [J]e n’invente rien / je précise tout simplement ». La traversée peut se poursuivre, sous le signe de Carlos Fuentes, et le poète ouvrir les « Autres temps, autres lieux », savourer enfin la mémoire circulaire des Mexique. Cette fois encore, ne pas bêtement noter car « c’est toujours le voyage / et le poème est là / comme le regard des choses ». Tout arrive à point à qui sait rencontrer. Une tête olmèque attentive voit l’agitation du Palacio Bar de Veracruz aussi tranquillement que les inscriptions du temple à Palenque ou la poussière des rues du Guanajuato ou les bords de plage d’Acapulco. De là naît peut-être la certitude d’exister dans le temps.
Or ce hasard des oublis, des solitudes et des solidarités accompagne à chaque instant le souffle des cinquante poèmes d’Exilé. Nous voilà en présence de l’élémentaire : rage, colère, abandon, souci, mais aussi, joie, extase et bel orgueil d’aller confiant vers une vitalité nouvelle et mûre. Car qui se tapit dans les mirages d’hier demeure impuissant devant la nouvelle terre : « L’exil est sans pitié / pour ceux que la peur / laisse désemparés / aux efforts du matin ». Relever la tête, ouvrir grand sa peau, humer, respirer profond afin de ne pas rester muré par la nostalgie de l’exil, pour saisir qu’il apporte également l’apprentissage de soi dans les possibilités offertes par un enfantement quotidien. En renouvelant ses yeux, c’est le dur combat d’aimer qui devient le centre d’une expérience s’appuyant sur le retrait, la méditation, la prudence, l’extrême prudence même, faculté de s’orienter dans sa propre histoire.
Comment entendre les silences ‘ le Silence ‘ qui tisse chacun des poèmes ? Peut-être est-ce en eux ou à partir d’eux que s’estime la distance nécessaire et adéquate à la relation avec les autres, à l’amitié, à l’échec de ce qui paralyse. Peut-être permettent-ils la volupté de la paix et de l’authenticité. Fuite ? Pas du tout ! Présence franche : « Oublier et sentir l’air chaud / de la vérité / sur les joues du réel / sans plus de tricherie / sans rien / oublier les détails le passé / sans illusion / mot à mot oublier / tout / et c’est bien ». Partir comporte pour Claude Beausoleil ses risques et ses révélations intimes, bien éloignées du formalisme abstrait. Dans le tournoiement du monde, ses sursauts et son agitation, la lenteur souveraine de la pensée agile devient indispensable puisque le rythme des astres, lui, ne change pas : matins et soirs se lèvent et se couchent encore à la même heure. Exilé, soit. Mais dans un espace s’insérant, tout en le débordant, dans celui qui s’ouvrait quinze ans plus tôt avec le recueil S’inscrit sous le ciel en graphiques de fer. Plus dense, plus lumineusement opaque, l’homme s’avance, fertile : « Je n’attends rien / je vis ».