Ce récit incisif, qui se lit d’une traite, entraîne le lecteur dans l’univers aigre-doux d’Aïcha Saint-Pierre, une adolescente montréalaise qui pourrait passer pour une proche parente de Bérénice dans L’avalée des avalés ou de Momo dans La vie devant soi. Face à une interlocutrice non identifiée (probablement une travailleuse sociale), qui écarquille les yeux mais qui ne pipe jamais mot, Aïcha, treize ans, fait le récit de ses amours – réelles ou imaginaires ? – avec Baz, un adulte de deux fois son âge. Cet amour en ravive un autre : celui qui liait la fillette à son beau-père, Hakim, qui savait si bien la caresser… Mais la mère d’Aïcha avait estimé cette proximité inconvenante et montré la porte à Hakim. Depuis, Aïcha la déteste passionnément et s’enfonce dans une solitude adoucie par ses seules « amies », Johannie et Mélissa – deux prostitués travestis – et l’étrange M. Klopp. Jusqu’au jour où Baz apparaît. Pour la jeune fille, c’est aussitôt le grand amour.
Ce premier roman de Sophie Bienvenu est en quelque sorte un anti-Lolita. La pédophilie (puisque c’est en partie de cela qu’il s’agit dans ce livre) est évoquée non pas du point de vue de l’adulte enjôleur, mais de celui de la nymphette dégourdie. Or, comme il s’agit d’une œuvre littéraire et non d’un manuel de « Formation personnelle et sociale », la romancière se donne la licence d’explorer les aspects troubles de son sujet. Le récit dénote un travail original sur le plan de la narration (la narratrice entremêle sans cesse vérités et mensonges) et sur celui du style, qui sonne très juste. À travers le bagout d’Aïcha, ce n’est rien de moins que l’âme sauvage de l’adolescence que la romancière a su restituer. On se laisse dès lors surprendre à lire Et au pire, on se mariera à voix basse ou à souhaiter que le texte soit récité sur la scène d’un théâtre, car il émane du monologue d’Aïcha un saisissant cri du cœur.