Il ne faut surtout pas se laisser dérouter ou intimider par les premières pages de l’ultime ouvrage de l’immense Manuel Vázquez Montalbán. Certes, les propos tenus par le récipiendaire du Prix Charlemagne à propos de Chrétien de Troyes circulent à altitude de stratosphère, mais cela n’est que prélude et lever de rideau. Le discours du professeur émérite auquel on rend un hommage en forme de glas prépare un fascinant parallèle entre le classicisme éthéré d’une génération et l’engouement des plus jeunes pour l’action concrète au plus creux de la vie. Quand Montalbán interrompt l’éminent professeur Matasanz et donne la parole à son épouse Madrona, le ton change, mais l’altitude demeure la même. Madrona insiste moins que son auguste époux sur le savoir et dialogue avec la vie sur le ton assuré que permet la richesse, mais elle se révèle elle aussi passablement myope face aux comportements de parents qu’elle croyait connaître. Puis, Montalbán change de génération. Le décor change, la violence se substitue à la diplomatie et aux bonnes manières. Le fils, qui est devenu médecin, préfère Médecins sans frontières aux clientèles huppées que lui souhaitaient ses parents. Un autre monde surgit qu’ignorent ou méconnaissent aussi bien le professeur émérite que son épouse socialement branchée.
Cheminements parallèles ? Collision entre l’époque qui se cantonnait dans l’intellectualisme et gérait discrètement les secrets d’alcôve et celle qui s’aventure dans les sociétés soumises aux guerilleros et à l’insécurité ? Oui et non. Pour le lecteur, bien sûr, le parallèle s’impose : lui a accès aux deux décors et il lui est loisible de comparer et peut-être même de formuler un verdict. Montalbán est cependant trop bon littérateur pour insister lourdement. Il opte plutôt pour une sorte de montage parallèle où divers regards choisissent successivement des angles différents ; à chacun d’insérer à son gré les répliques, les nuances, les complémentarités. Ceux et celles qui ne connaissaient de l’auteur que les enquêtes (et les recettes culinaires) de Pepe Carvalho pourront admirer ici une réussite d’un type différent.
Sous réserve des textes qui peuvent dormir encore dans les tiroirs ou le disque dur de l’écrivain, Manuel Vázquez Montalbán, décédé en 2003, couronne ainsi une carrière protéiforme en s’interrogeant sur le destin de l’humanité, destin fait des inévitables sédimentations autant que des sursauts qui séparent les générations et réorientent l’histoire. Un phare vient de s’éteindre.