Depuis le XXe siècle, nombreux ont été les chantres de la désacralisation et de la démocratisation de la lecture. Avec Daniel Pennac (1992), par exemple, les lecteurs ont appris qu’ils n’ont plus à se sentir coupables de lire par pur plaisir.
Avec Pierre Bayard (1998, 2002, 2007), ils ont été surpris de constater qu’ils peuvent parler des livres qu’ils n’ont pas lus, voire qu’ils peuvent même les lire mieux que leurs propres auteurs. Avec Maxime Decout toutefois, ils découvriront que « l’art de la mauvaise lecture » n’est peut-être pas à la portée de tous.
En effet, selon le professeur à l’Université d’Aix-Marseille, être un mauvais lecteur véritablement inspiré exige certes « un brin de folie », mais aussi et surtout beaucoup de talent et de ruse. « Car la mauvaise lecture, qui ne se soumet pas aux usages prescrits, est tout sauf passive ; elle s’invente de mille manières, elle manœuvre, s’approprie et s’affranchit ». Aussi présente-t-il son ouvrage comme « un manuel de la mauvaise lecture à l’usage des bons lecteurs ». On a compris que l’approche privilégiée ici, pour rigoureuse qu’elle soit, n’en exclut pas moins une subtile ironie et une prégnante acuité critique.
L’ouvrage comprend quatre parties. La première, intitulée « Mort et renaissance du mauvais lecteur », rappelle la séculaire condamnation à l’égard des écarts de lecture, et notamment des « horribles dangers de l’identification » dont la folie de Don Quichotte et les suicides suscités par le jeune Werther de Goethe constituent des exemples paroxystiques. À partir du XXe siècle, cette critique réprobatrice s’étiole au profit d’un discours prescriptif sur la bonne lecture et le « Lecteur Modèle ». La seconde partie, « Splendeurs et misères de l’interprétation », montre que la mauvaise lecture prend alors de nouveaux visages et qu’elle peut même se rapporter à une lecture sous-tendue par une « fièvre analytique » : « [I]nterpréter subtilement un texte peut être aussi un remarquable procédé pour mal le lire ». C’est sans compter par ailleurs sur certains auteurs ou types d’œuvres, comme le roman policier, qui s’évertuent à confondre le lecteur, voire à en faire un « piètre lecteur ». La troisième partie, « La parole au mauvais lecteur », laisse entrevoir la valorisation actuelle de la mauvaise lecture qui, en vertu de l’enrichissement des œuvres qu’elle rend parfois possible, est désormais reconnue comme « un processus créatif en tant que tel ». Au demeurant, le grand mérite du mauvais lecteur n’est-il pas « d’empêcher de figer la lecture » et de révéler « la façon dont nous investissons les livres de nos pulsions et la manière dont les œuvres, en retour, les suscitent, les excitent, les tempèrent ou les réforment » ? Enfin, dans la dernière partie, « Les pratiques du mauvais lecteur », Decout porte son attention sur des manières un peu plus concrètes et radicales de mal lire, de l’activité de « lecture buissonnière » qui consiste à déroger à l’usage linéaire d’un livre en en escamotant des parties par exemple, jusqu’à la « lecture interventionniste » qui peut mener à des velléités de réécriture. La réaction de Jean-Jacques Rousseau à l’égard du Misanthrope de Molière tout comme celle de Balzac envers La Chartreuse de Parme de Stendhal illustrent bien ces ingérences de lecteurs proposant des améliorations et des réaménagements à une œuvre. En somme, cet Éloge du mauvais lecteur réussit son pari : démontrer que « la mauvaise lecture est souvent une excellente manière de lire ». Et si nous n’avons pas su bien le lire, on ne nous en tiendra sans doute pas rigueur !