Sous le côté lapidaire du titre de cet ouvrage, c’est évidemment, encore et toujours la question du don qui se déploie, forte d’une réflexion menée au sujet du corps, de l’écoute et de la vision. Plaçant cette fois au centre de la mire la figure du patriarche Abraham, ancêtre des Arabes et des Juifs, interlocuteur privilégié de Iahvé, Jacques Derrida circule au travers des Évangiles et de textes de Patocka, Platon, Nietzsche, Heidegger, Kierkegaard, Melville et Kafka pour enfin ouvrir de manière radicale sur l’éthique. À partir de la question « Qu’est-ce qu’une religion ? », l’histoire et la fable se trouvent tressées au mystère du sacré pour engager le lecteur sur le chemin d’une méditation au sujet de la fiction et de la littérature. Celle-ci rencontre alors sa naissance dans une Europe héritière de la Bible : « Comme si l’essence de la littérature, stricto sensu, au sens que ce mot d’Occident garde en Occident, n’était pas d’ascendance essentiellement grecque mais abrahimique. » Pour le dire autrement, la littérature occidentale, religion bègue, remonterait au secret non pas en tant que chose ou discours clandestins écartés, réservés aux initiés de la parole, mais bien en tant qu’appartenance d’entrée de jeu reniée à la filiation sainte.
Aussi enfoncé qu’il puisse sembler dans les profondeurs du secret, qui fait en sorte que Dieu ne parle pas et interrompt, par la voie d’un ange, l’être-pour-la-mort, à savoir le sacrifice d’Isaac, le fils qu’Abraham aurait dû consommer, le livre de Jacques Derrida passe pourtant à l’actualité douloureuse de notre temps. Hors de toute économie — parce qu’elle « ne se prend ni ne se donne » — la mort implique la responsabilité face aux événements du monde, face à l’autre dans son rapport à soi et dans tout ce qui s’offre sous le signe de la perte absolue et sous le sens de l’irremplaçable : « À quelle condition peut-il y avoir responsabilité ? À la condition que le Bien ne soit plus une transcendance objective, un rapport entre des choses objectives, mais le rapport à l’autre, une réponse à l’autre : expérience de la bonté personnelle et mouvement intentionnel. Cela suppose […] une double rupture : et avec le mystère orgiaque et avec le platonisme. » Car la bonté et la responsabilité qu’elle autorise n’appartiennent pas au règne du calculable. Impossible de régler l’un à l’autre l’actif et le passif et toutes les dichotomies occidentales. Le secret de la bonté et de la littérature réside donc dans l’indicible mouvement qui suppose que l’on réponde présent en effaçant par la réponse elle-même l’origine du don de la réponse.