Pénétrer dans le cinquième roman de l’écrivain canadien d’origine srilankaise Michael Ondaatje nécessite un certain degré d’abandon. D’abandon, à contre-courant de la très naturelle propension du lecteur à chercher un fil continu, une trame réconfortante pour le guider, tel un aveugle en pays étranger, à travers une histoire aussi dense et polyphonique que celle de Divisadero.
Lecteurs qui entrez dans ce livre à trois voix, quatre même, oubliez le fil. Déposez vos armes. Laissez-vous perdre ; abordez plutôt le texte sans trop rationaliser, pour l’embrasser dans toute sa force poétique, dans toute son évocation quasi cinématographique. Car Divisadero se présente en fragments d’humanité, se lit en larges échardes de vies, morceaux épars d’histoires, de lieux, d’amours, de violence.
Divisadero, apprenons-nous bien vite, est le nom d’une grande artère de San Francisco, une rue qui délimite deux sections distinctes de la ville. Divisadero, c’est aussi l’histoire d’une famille cassée brutalement, pulvérisée en fait. Au départ, nous sommes au début des années 1970 dans une ferme du nord de la Californie. Deux jeunes filles, des jumelles qui n’en sont pas vraiment, vivent autour d’un père aimant. Et puis il y a Coop, orphelin de 20 ans, fils de meurtrier, adopté par la famille. La passion née de la jeunesse et de l’intimité engendrera le drame, pulvérisant la cellule pour projeter les individus au loin, des deux côtés d’une fracture aussi immense que la faille de San Andreas qui brise justement la terre de ce coin du monde. Le lecteur sera dans un deuxième temps entraîné dans le sillage des destins distincts mais intimement liés des sœurs Anna et Claire, et de Coop, depuis l’aride Nevada des casinos jusqu’au sud le plus champêtre de la France, et encore à travers l’étrange histoire d’un écrivain disparu.
Six ans de silence ont été nécessaires à ce magnifique et complexe Ondaatje, un peu déroutant, justement parce qu’il nous ramène les forces que l’on connaît déjà à l’auteur du Patient anglais : la faculté de restituer des atmosphères subtiles, troubles, de montrer les êtres intimes par petites touches quasi impressionnistes, dans une économie d’émotions qui les subliment, autant dans le non-dit que dans les descriptions périphériques. Puissance dans la sobriété et poésie. Tels seraient les quelques mots qui définiraient brièvement l’art totalement maîtrisé de Michael Ondaatje.