Umberto Eco est moins connu comme traducteur que comme romancier et théoricien de la sémiotique. Les spécialistes savent toutefois qu’il a traduit en italien Exercices de style, de Raymond Queneau, et Sylvie, de Gérard de Nerval, deux exercices redoutables, mais qui donnent, lorsqu’on examine le résultat, une assez bonne idée de l’idéoscopie articulant cet ouvrage-ci consacré à la traduction. Reprenant le néologisme de Charles Sanders Peirce, je veux dire par là que la thèse développée par Eco dans Dire presque la même chose s’appuie sur l’idée selon laquelle traduire consiste pour le traducteur à prendre en compte la manière dont on décrit et classe les idées appartenant à l’expérience ordinaire du monde ou qui surgissent en relation avec cette expérience.
Tout porte donc justement sur ce presque, ce qui met d’emblée en jeu la très vieille question de la fidélité et de la trahison. Eco situe sa réflexion – c’est pour lui une question de déontologie professionnelle – dans l’horizon du passage d’une langue naturelle (la source) à une autre (d’arrivée) et s’oppose radicalement à la théorie déconstructionniste de la traduction (héritée de Walter Benjamin), plutôt attentive aux plages d’indétermination, aux intraduisibles et aux nSuds. Pour le sémioticien, la traduction implique une négociation, à savoir une dialectique du gain et de la perte, pour autant qu’il y ait satisfaction des deux parties. Elle se produit en outre entre « textes » et non entre systèmes linguistiques, la matière du contenu d’une langue étant nécessairement subdivisée d’une façon spécifique correspondant à son déploiement social et historique. C’est pourquoi le contexte linguistique et l’information sur le monde (la somme de nos connaissances, sues ou insues) sont si essentiels dans le processus traductologique.
La fidélité doit ainsi être entendue comme un rapport de monde à monde et non de littéralité bête. Avec une ironie parfois cinglante, Eco multiplie les exemples « pratiques » de traduction. Particulièrement savoureuses sont les pages où il teste Babel Fish, le site de traduction automatique proposé sur Internet par Altavista. De même les pages consacrées aux défis posés par Joyce et Dante valent vraiment la peine d’être lues. De même que celles au sujet de l’adverbe presque chez Poe , lues avec cette rigueur qu’Eco nomme « complicité passionnée » Que je ne partage pas plusieurs points de vue (la profondeur du texte et autres) de la théorie herméneutique d’Eco ne m’empêche pas de recommander sa lecture aux traducteurs soucieux de penser leur travail.