S’il existe encore des lecteurs qui hésitent à avouer leur intérêt pour le roman policier, qu’ils brandissent comme caution l’intense James Lee Burke. Ils pourront, grâce à lui, continuer à fréquenter les salons et à clamer leur goût pour les enquêtes racontées avec élégance et efficacité. Burke, en effet, laisse à d’autres les effets spéciaux. Il s’exprime par le truchement de personnages dont s’enorgueillirait la littérature réfléchie et ne succombe jamais à la tentation de noyer son public dans le paternalisme. Parmi ses romans, Dieux de la pluie mérite un des meilleurs rangs, sinon le premier.
Shérif d’un obscur bled texan, Hackberry Holland croit en sa mission, mais il en sait assez long sur l’humanité pour n’entretenir aucune illusion. Les années vécues l’ont modelé sans l’éteindre. Il a vieilli, mais il ne connaît ni la démission ni la naïveté. « À quel stade de sa vie un homme n’avait-il plus à se préoccuper de sentiments aussi basiques que la peur ? Est-ce que l’acceptation de la tombe, et l’éventualité soit de l’oubli, soit d’une avancée sans carte au milieu des étoiles, ne libérait pas la terreur ancestrale qui encrasse le sang et réduit les hommes à l’état d’enfants qui appellent leurs mères dans leurs derniers instants ? Pourquoi l’âge ne procurait-il pas la paix ? » Hackberry, fidèle à une éthique érodée par le cynisme ambiant, fait ce qu’il estime devoir accomplir. Ce n’est pas la soif de victoire qui le met en mouvement, mais le besoin de se sentir propre et utile.
Grâce au battement en lui d’une éthique dont ce temps prétend faire l’économie, Hackberry résiste aux tentations simplistes. Il n’est pas de ceux qui, arguant de la sécurité, alourdissent sans cesse l’arsenal policier. Pour lui, pas de passe-droits sous couleur de protéger le peuple, mais le courage, la cohérence, la logique. Un policier aussi tricheur que ses cibles lui semble plus dangereux pour la société que la pire crapule.
Face à un shérif passionné et soumis à la loi, Burke dresse un tueur aux convictions tout aussi tranchées.Le Prêcheur se croit autorisé à toutes les purges. N’est-il pas le bras d’un dieu vengeur et puritain ? Ne clame-t-il pas comme le Seigneur : « La vengeance m’appartient » ? Burke permet même à ce tueur de puiser ses réponses aux mêmes sources que le shérif : « La réponse se trouvait dans le Livre d’Esther. L’Histoire avait été écrite deux mille trois cents ans avant sa naissance, et elle avait attendu autant de siècles pour qu’il y pénètre et endosse le rôle qui aurait dû être le sien, et qui maintenant lui était offert par une main invisible ».
À chercher ainsi les gonds de l’affrontement décrit par Burke, on risque – j’en suis conscient – d’en faire une lutte improbable entre deux fanatismes. Ce serait dommage. Rares sont, en tout cas, les moments où Burke déchire l’épidermique et évoque le fondamental ; le plus souvent, il laisse la vie rouler son flot, ponctuer ses avancées de meurtres et d’ultimatums, ancrer dans la population l’impression que rien ne transcende le quotidien. Burke pousse l’art jusqu’à exiger de son héros de longues absences, pour mieux montrer à quel point la monotonie des jours risque de brouiller la perception des enjeux fondamentaux. La myopie sociale n’est-elle pas le triste et prévisible résultat de la banalisation ? Au bout de 30 ou 40 pages au cours desquelles Hackberry se laisse oublier, Burke sait, en quelques lignes à peine, secouer son auditoire et le ramener aux enjeux majeurs. « Mais ce moment précis était-il de ceux qui lui offraient un choix possible ? À quel principe devait obéir un représentant de la loi dans sa situation, face à un adversaire armé ? Pour ça, c’était facile. On ne doit jamais donner son arme. On s’accroche, on pousse son ennemi à parler, on bluffe, on crée un orage électrique du style ‘on asperge et on prie’. Si ça échoue, on se prend la balle. » Burke est si peu prisonnier des stéréotypes et des catégorisations qu’il autorise ainsi un agent du FBI à s’inspirer de Henri IV ! « Qu’avait écrit Shakespeare ? ‘Par ma foi, cela m’est égal, on ne meurt qu’une fois, nous devons une mort à Dieu, jamais je n’aurai le cœur lâche. D’accord si c’est mon destin, et d’accord si ça ne l’est pas. Personne n’est trop bon pour servir son prince, et que les choses tournent comme elles voudront, qui meurt cette année est quitte pour la prochaine’. Oui, c’était ça. En acceptant sa propre mort, on traverse son ombre tout droit jusqu’à la lumière de l’autre côté. » On est loin de Mickey Spillane.
Roman policier, mais qui se préoccupe du calibre des armes moins que des consciences. S’ajoutent la culture et le souci littéraire.