Disons-le d’emblée, Horacio Castellanos Moya est un écrivain immense, dont la plume incisive triture des sujets trop souvent glissés sous le tapis. La haine, la paranoïa, la froide raison économique ont occupé précédemment l’auteur, qui s’est attaqué à ces motifs en leur attribuant à chaque occasion une forme romanesque singulière. Il récidive avec Déraison, quatrième opus d’un écrivain ancré dans les failles du présent.
Joseph Conrad clôturait The Heart of Darkness par les mots « Horror ! Horror ! » ; Castellanos Moya débute son récit là où son devancier le terminait : la déraison de la violence effleure le texte dès les premiers mots, « Je ne suis pas entier de la tête ». Dans de longues phrases, ponctuées de répétitions, véritables leitmotive obsédants, le narrateur anonyme de Déraison rend compte de sa rencontre avec l’horreur nue : celle du génocide des populations autochtones du Guatemala. Il vient d’obtenir un emploi à l’Archevêché de Guatemala Ciuddad (alors qu’il est un citoyen salvadorien en fuite) et il doit réviser un document constitué de témoignages de survivants des actes de cruautés perpétrés par l’armée nationale envers les « Indigènes ». La violence cruelle et systématique des exactions commises a tôt fait de dérégler ses mécanismes de défense, et il s’enfonce, petit à petit, dans la paranoïa. Le narrateur tente alors de trouver refuge dans les mots brisés, souffrants et évocateurs de ces Autochtones, dont les témoignages vifs et concrets laissent percevoir des vies détruites à travers une dure poésie. Perdu dans ces dépositions de la souffrance, le narrateur fait ressurgir un passé catastrophique et ses ramifications dans le présent. Sa paranoïa s’en trouve accentuée, tous les mécanismes de mise à distance d’un drame collectif et individuel se trouvant anéantis par son insertion dans la blessure du langage issue des témoignages qu’il a lus.
Roman de l’horreur qui assaille un lecteur incapable de se sortir les mots (maux) de la tête, de s’extirper de la fêlure d’autrui, Déraison évoque, encore un fois chez Castellanos Moya, une écriture au ras des pulsions d’un monde hostile dont on ne peut s’évader. Vision dure certes, mais qui a le mérite de confronter le lecteur à la formulation des violences actuelles.