Rudolf Noureïev a voué toute sa vie à la danse, jusqu’à l’usure totale de son corps, jusqu’à la mort. Charismatique et flamboyant, l’homme a fasciné tous les gens qui l’ont croisé, aussi bien par son talent que par ses excès, ses contradictions, son terrible appétit sexuel et ses provocations au parfum de scandale. En habile romancier, Colum McCann fait intervenir une multitude de narrateurs – personnages fictifs et personnages réels qui ont côtoyé Rudi à un moment de leur vie – pour esquisser un portrait en clair-obscur du monstre sacré de la danse et tracer, en lignes discontinues, son incroyable destin.
Au début des années 1950, en Crimée, à Oufa, le poète Sergueï commente les premières classes de ballet que sa femme, Anna, donne à Rudi, petit paysan tatar mal dégrossi qui brave les interdits de son milieu pour danser. À Leningrad, Yulia, fille d’Anna, raconte les débuts du jeune homme à l’école de danse de la ville ; elle le voit se cultiver et devenir, à force d’ambition et de travail acharné, un danseur épris de beauté et de perfection. D’une voix révoltée, Tamara, sœur de Rudi, relate les années de détresse et de privation vécues par la famille Noureïev après la trahison du danseur passé à l’Ouest en 1961. Rudi évoque plus tard son succès sur toutes les scènes du monde et sa vie tapageuse, opulente, à mille lieues de celle des siens dans l’URSS de 1960 à 1980. Odile, enfin, domestique de Monsieur, décrit sa vie auprès du danseur qui en est au crépuscule de son art.
L’auteur irlandais parvient magistralement à rendre vivants tous les personnages qu’il convoque ainsi qu’à leur donner une voix singulière. Ces gens humbles, restés dans l’ombre du danseur éblouissant, ont droit à quelques moments sous les projecteurs avant de retourner dans l’obscurité, non sans avoir révélé leur part de beauté et de poésie. Car la poésie surgit à maintes reprises chez Colum McCann dont la maîtrise de l’écriture tient souvent de la virtuosité.
Grand roman sur la danse, certes, mais aussi sur la solitude qui ronge chacun des personnages. Noureïev, proscrit de son pays, dira : « La danse [ ] cristallise toutes les émotions, ce n’est pas seulement une fête, c’est la mort, la futilité et la solitude réunies ». Captivant.