Ce premier roman d’une artiste pluridisciplinaire inuite canadienne nous plonge dans un univers où le fantasme bouscule le réel, où les contours de la réalité sont brouillés sous les coups répétés d’envolées oniriques et mythologiques.
Tanya Tagaq est née au Nunavut, dans la communauté d’Ikaluktutiak. Comme chanteuse de gorge, elle s’est acquis une renommée enviable à l’étranger grâce à ses collaborations avec Björk et le Kronos Quartet. Elle a fait sa marque sur la scène musicale canadienne, remportant entre autres un prix Polaris en 2014 et un prix Juno en 2015 pour son album Animism. Son premier roman, Croc fendu, a pour trame principale le vécu d’une adolescente en voie d’atteindre l’âge adulte, dans une communauté de l’Extrême-Arctique canadien.
Le début du récit est situé en 1975, et la jeune narratrice inuite met brutalement en place les éléments du décor, avec une scène où les enfants se mettent à l’abri (sous-entendu des coups) dans le placard, lorsque les ivrognes (sous-entendu les parents) rentrent du bar. Le côté rude de la vie dans un hameau inuit est par la suite dépeint sans ménagement tout au long du roman. Ainsi, la jeune protagoniste est l’objet de multiples atteintes à son intégrité sexuelle, certaines jugées bénignes ou même désirables, d’autres générant un lourd ressentiment. Les jeunes de la communauté se mettent eux-mêmes en danger, agrémentant leurs réunions festives de vapeurs de colle, d’essence et de tout produit chimique susceptible de leur procurer griserie et hallucination. Le milieu naturel comporte aussi une part de menace et on verra qu’un jeu avec une embarcation de fortune peut se terminer par la noyade de plusieurs enfants.
La narratrice partage nombre d’activités avec ceux de son âge, dont l’évasion momentanée au moyen de diverses substances, mais elle possède aussi des refuges plus personnels. Elle sait profiter de petits bonheurs ordinaires, comme celui de laisser les lemmings farfouiller dans sa tignasse répandue sur le sol et venir lui masser délicatement le cuir chevelu. Elle sait aussi s’abandonner à l’émergence du surnaturel, accueillant ainsi le sexe d’un renard géant et même la fécondation par une aurore boréale.
L’écriture de Tanya Tagaq est hautement maîtrisée, mais se révèle finalement plus virtuose que réellement touchante. L’alternance de pages conçues comme des poèmes au sens strict et une prose d’où peut sourdre à tout instant le fantastique représente un défi pour la traduction, qui s’avère généralement réussie. Toutefois, le niveau de langue quelque peu inconstant peut agacer, notamment l’usage injustifié d’anglicismes, comme « styrofoam », « job » ou « plywood ». Si c’est pour faire exotique aux yeux des Français, comme les mesures en « pieds » plutôt qu’en mètres, ce n’est vraiment pas la peine.