À quoi faut-il s’attendre lorsqu’un écrivain s’attaque à un sujet aussi sérieux que l’endettement ? À tout, le plaisir et l’intelligence en prime. Cet essai, au titre si habilement perverti, Comptes et légendes, est on ne peut plus au diapason avec les préoccupations présentes. Le sous-titre livre en partie la réponse à la question préalablement soulevée : « la dette et la face cachée de la richesse ». Margaret Atwood y explore le rapport gémellaire qui a de tout temps uni le débiteur et le créancier, cherchant à mettre en lumière ce qui fait perdurer cette relation qui n’est pas que le propre de l’homo sapiens. Le premier chapitre porte en effet sur les notions d’équité, d’équilibre et de justice, sans lesquelles les nombreux mécanismes qui régissent les emprunts et le crédit ne pourraient être viables. Le lecteur apprend ainsi que les chimpanzés ont une perception assez nette de la répartition des biens entre les membres d’un même clan et du système de taux de change qui régule les échanges. Caillou, concombre et raisin n’ont pas la même valeur et un vieux singe ne se laissera pas berner s’il croit qu’il n’a pas son dû pour un service rendu. Notre relation à l’argent a des racines plus profondes que la création des premières banques.
Les dettes ne sont pas que monétaires ou matérielles, elles peuvent aussi se décliner sur le plan moral. Margaret Atwood explore également le champ qui fait la richesse des uns et le malheur des autres, le rapport entre la dette et la mémoire, l’omniprésence des contrats écrits qui lient les parties. La dette comme moteur du récit, en particulier dans l’œuvre de Christopher Marlowe et de Charles Dickens, se présente également, en raison du triomphe du capitalisme, comme l’un des grands thèmes récurrents de la fiction occidentale. Après avoir lu ces pages, le personnage d’Ebenezer Scrooge en ressort sinon grandi, à tout le moins transformé : le créancier et le débiteur n’ont sans doute jamais été aussi bien représentés au sein de la même entité.
L’exploration de cet univers manichéen ne serait pas complet sans que soit levée la face cachée de la dette, comme l’illustre Margaret Atwood. Méthodes abusives de recouvrement, liquidation des créanciers, soulèvements contre l’autorité viendront en quelque sorte boucler le propos de l’auteure : « J’ai formulé l’hypothèse suivante : aucun des nombreux mécanismes qui régissent la dette et le crédit n’existerait sans un module humain inné ayant pour fonction de mesurer l’équité ainsi que de viser l’équilibre. Dans le cas contraire, personne ne prêterait ni ne rembourserait ».
En ces temps où le commun des mortels parvient difficilement à appréhender la valeur des montants des pertes financières qui s’étalent à la une des médias, comprendre un peu mieux les motivations sous-jacentes aux effusions boursières et autres effervescences de ce monde de papier commercial est d’un intérêt certain.