La plupart des points, sans toutes les lignes.
C’est dans une intrigue labyrinthique que nous convie Patrick Modiano avec ce Jean Bosmans qui, aujourd’hui septuagénaire, essaie de se souvenir de ce qui s’est passé quarante ou cinquante ans plus tôt, à l’époque où un curieux écheveau de circonstances avait fait revenir à sa conscience des souvenirs datant de quinze ans auparavant…
Un appartement à Auteuil, en banlieue ouest de Paris, un autre à Chevreuse, un peu plus à l’ouest encore. Dans le premier se passaient la nuit des choses louches, mais le jour, tout paraissait si normal qu’on avait peine à croire que c’était le même appartement – l’était-ce vraiment ? Kim, la jeune gouvernante du petit garçon de René-Marco Heriford, locataire des lieux qui orchestre ces nuits interlopes, le confirme. Mais le jour, elle est seule dans cet appartement lumineux, avec ce petit dont elle s’occupe mais qui n’apparaît jamais dans le roman, et elle-même n’est pas sûre que René-Marco Heriford couche là.
Quant à Chevreuse, c’est là que le petit Bosmans a grandi, rue du Docteur-Kurzenne. Il en garde des souvenirs vagues ou clairs, et surtout, un grand secret, une manigance dont il a été témoin – mais personne ne s’en souciait, car il n’était qu’un enfant. Il l’avait presque oubliée, mais les événements survenus quinze ans plus tard, et dont il se souvient quarante ou cinquante ans de plus après, l’avaient ramenée à sa mémoire, et aujourd’hui, il se remémore encore toute l’histoire.
Pourquoi son amie, Camille dite « Tête de mort », l’a-t-elle conduit à cette maison de la rue du Docteur-Kurzenne où son amie à elle, Martine Hayward, souhaite louer un appartement ? Savent-elles que c’était la maison de son enfance ? Apparemment non ; sûrement non. Mais Camille dite « Tête de mort » ne parle pas beaucoup ; quant à Martine Hayward, Bosmans n’est pas sûr de pouvoir lui faire confiance.
Et comment se fait-il que la propriétaire actuelle de cet immeuble soit aussi celle de l’appartement d’Auteuil, où l’a aussi introduit Camille dite « Tête de mort » ? Coïncidence ? Coup monté ?
À travers toutes ces questions, qui se posent par bribes à mesure qu’on avance dans ce roman vaporeux, on a vaguement l’impression de jouer à une partie d’échecs sans être joueur d’échecs. Vaguement, car tout est vague : « [L]es rares instants où certains détails de ses vies précédentes se rappelaient à lui, c’était comme s’il ne les voyait plus qu’à travers une vitre dépolie ». Il se trame quelque chose, mais on parle peu. On découvre mais on n’est jamais tout à fait sûr, on ne connaît personne, on ne peut faire confiance à personne – ou plutôt, on n’est pas sûr de pouvoir faire confiance à quiconque. Les personnages sont évanescents, se manifestent comme des fantômes, « de sorte qu’il n’avait pas eu le temps d’en apprendre beaucoup sur ces gens et qu’ils resteraient enveloppés d’un certain mystère, au point que Bosmans finissait par se demander s’ils n’étaient pas des êtres imaginaires ».
Roman d’ambiance, donc, où l’intrigue est à la fois mince et nette, nette mais inachevée, où les personnages sont clairement nommés (presque toujours le prénom et le nom, ou le nom et le surnom), distinctifs mais secrets, secrets donc profonds, profonds mais ne laissant entrapercevoir qu’une surface incertaine. Un récit labyrinthique, donc, basé sur un art subtil de la répétition et sur des morceaux de puzzle épars qui formeront graduellement une image, mais avec des emboîtements douteux et des morceaux manquants. Peu importe, peut-être, car ce n’est pas l’histoire d’une histoire, c’est le portrait d’un homme, un homme humain par son incomplétude, un homme « qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler ». Le narrateur nous apprend que Bosmans s’était souvent fait traiter de « somnambule », précisant que « le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment ».
De fait, on referme ce livre avec l’impression de sortir d’un rêve dont on ne se souvient pas de tout, mais qui parle de la vie – ou du moins d’une vie.