Des femmes. Elles vivent sous tous les climats, de la Provence à Hawaï, en Algérie et au Mexique, au Midwest et en Jordanie. Elles quittent leur coin de terre pour aller vers les villes ou en d’autres pays, à la suite d’un homme ou à la poursuite d’un rêve. Pour être libres, recevoir un peu d’amour. Le plus souvent, elles ne trouvent dans l’exil que la solitude, et la mort. Elles n’ont pour la plupart rien de bien remarquable, enfant des quartiers populaires, puis bonne dans une famille bourgeoise, petite prostituée. Ou simplement une « jeune fille de quinze ans », une nuit, se glisse hors de la maison des parents pour n’y plus revenir. L’une d’elles, cependant, a « tout connu, l’amour et la fête, au temps des festivals, la richesse, la célébrité pareille à une fumée » : devenue une vieille femme, il ne lui reste dans « l’Hôtel de la solitude » qu’à se souvenir, avant qu’un jour, on emporte son corps froid.
Autant de tranches de vie que ces sept « romances », parfois des biographies résumées. L’intervalle entre l’arrivée sous la pluie à Marseille et la morgue, entre un départ et une disparition, nul ne sait où ni quand. La souffrance est partout, infligée par l’indifférence, la méchanceté, la médiocrité aveugle, mais que peut-on vraiment savoir de Pervenche, de « ce trou noir qui était en elle, et les autres n’avaient été que les circonstances de sa chute et pas sa cause » ? Après les plages, la mer, les amours enfantines, les éblouissements de « La quarantaine » ou de tant d’autres récits, on voit ici paraître un Le Clézio nocturne qui observe le mal à l’œuvre partout dans les cœurs. Il le décrit, parfois avec une neutralité dont la sécheresse évoque certains romans américains. Il est frappant de voir comment des écrivains (je pense par exemple à Modiano) parviennent en leur pleine maturité à une écriture sans apprêt, presque sans images, dans la nudité. Ailleurs, avec « Kalima », elle se fait plus lyrique, comme si Le Clézio parcourait l’éventail de ses styles et celui de ses thèmes.
Des noms passent, Rimbaud, Kerouac, London. Des rumeurs, un souffle d’errance, cette fois-ci sur des femmes. C’est l’homme qui, parfois, est le sédentaire, tel ce « dernier des Samaweyn » guidant une étrangère dans les ruines de Pétra : elle lira pour lui enfin les lettres que le jeune Bédouin a gardées de son père inconnu, le premier occidental à pénétrer dans la cité fabuleuse. Un souffle de désert pousse toujours plus loin ces nomades chers à l’auteur. Synonyme de liberté, et de destin. Mais quel que ce soit ce destin, il faut chercher l’aventure. C’est-à-dire sortir de l’enfance, s’affranchir des protections et des tutelles. Si la souffrance est aiguë et la mort reçue parfois dans la violence, si tant d’existences sont grises, il y a un sens et une justification. Sans pathos, avec un art d’autant plus sûr qu’il s’efface, avec un respect où il faut voir de la compassion (avouée explicitement pour chacune de ces « Trois aventurières »), Le Clézio, peut-être le plus grand dans les lettres françaises d’aujourd’hui, parle de la « pauvreté inguérissable de la race humaine ». Il regarde tous ces êtres usés, oubliés et inconnus, il sait que « c’est dans leur faiblesse qu’on peut apercevoir leur part divine ».