Convergences et contrastes habitent ce livre immense. Deux enfants, qui n’ont ni la même mère ni le même père, vivent sous le même toit par suite du mariage d’une veuve et d’un veuf. Ils diffèrent autant que le peuvent deux parfaits étrangers et seront, leur vie durant, tour à tour intimes et concurrents, vouant à la même femme des sentiments également définitifs et diversement exprimés. Sur eux, la Chine pèse de tout son poids et de son irrésistible ébullition. En une quarantaine d’années, elle passe, et les frères avec elle, de la brutale Révolution culturelle aux délires du capitalisme transnational. Que deviennent des presque frères quand tout s’effrite ?
Le registre de Yu Hua a l’ampleur et l’irrégularité requises. À l’échelle humaine, les drames font pleurer ou vomir, les violences sont étalées avec une franchise qui confine à la cruauté, l’héroïsme côtoie l’abjection, les sentiments font la navette entre la haine et l’adulation. Et la société se permet des contradictions comparables. Le style obéit aux besoins : minutieux pour stigmatiser les 20 soupirants de la belle Lin Hong ou pour clamer que Li Quangtou a acheté au Japon 3567 tonnes de complets-veston d’occasion, rabelaisien lors du concours auquel participent 3000 vierges (?) ou quand le jeune Li Quangtou exerce sa libido sur les poteaux, émouvant au moment du testament de la mère, faussement détaché quand l’amour départage les presque frères…
Yu Hua a tôt fait de malaxer en un tout les disparités les plus centrifuges. Plusieurs de ses personnages satellites portent et garderont jusqu’à la fin le nom de leur métier : Tong le forgeron, Zhao le poète, Yu l’arracheur de dents, mais la plupart d’entre eux s’approprient en un clin d’œil la logique de la compagnie par actions ou celle des trucs publicitaires. Alors qu’apparaissent les voitures modernes, les superstitions perdurent et les sages proverbes trouvent toujours à s’appliquer : « Pas question de laisser le canard s’envoler maintenant qu’il est presque cuit », disent ceux qui reviennent à leurs fiancées faute d’avoir pu séduire la belle Lin Hong. C’est tout juste, tant Yu Hua contrôle l’orientation des réflecteurs, si le lecteur occidental prend conscience des coutumes applicables aux funérailles ou à la distribution de la nourriture.
On chercherait vainement chez Yu Hua les traces du puritanisme ou du jansénisme. Li Quangtou, qu’on a surpris en train de reluquer les fesses de la belle Lin Hong aux toilettes publiques, fait commerce de ses observations. L’amoureux Song Gang se laisse greffer des seins pour mieux vendre une potion qu’il sait inefficace. Le concours des 3000 miss vierges marque le lancement de plusieurs types d’hymens de rechange. Dans ce déferlement saugrenu et moqueur d’émancipations nouvelles ou retapées, Yu Hua fait percevoir que la Chine, massive et compacte, est également mobile et disponible, irrévocablement fidèle à elle-même et pourtant toujours prête à digérer les audaces du concurrent. Alain Peyrefitte le pressentait, dès 1973, quand il signait Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. Yu Hua, parlant d’hier et d’aujourd’hui, oriente le regard vers l’avenir.