« On a vite fait de survoler une vie », conclut le narrateur de ce court roman au ton intimiste, à l’écriture lumineuse, précise, qui sait cerner l’essentiel en peu de mots, avec ce qu’il faut de substance pour que le livre prenne la juste mesure du parcours d’une vie sans s’appesantir de détails inutiles. Le titre renvoie au père, trop tôt disparu, homme taciturne aux yeux du fils qui tente ici de renouer avec le passé, le sien comme celui du père né en 1911 dans un village perché en pleine montagne, de reconstituer les moments tantôt de bonheur, tantôt d’incompréhension, avec le désir intense de les revivre et l’espoir vain de remédier aux manques du passé, de combler les silences d’hier. Le tout avec une grande pudeur – jamais les protagonistes ne sont nommés, comme s’il y avait entre le narrateur et les personnages un pacte -, mais aussi avec simplicité, humour, et tendresse certaine déjà contenue dans le titre, Bonne nuit, doux prince.
La mort d’une sœur jumelle emportée à douze ans par une fièvre typhoïde marquera irrémédiablement la vie de l’homme qui gardera à jamais un ressentiment non voilé à l’égard de ce Dieu qui venait ainsi de l’amputer de moitié. C’est ce manque qu’il reportera d’abord sur l’être aimé, puis sur le fils unique dont il attend et espère tout pour réparer l’injustice d’une vie trop tôt brisée. Mais les choix du fils iront à l’encontre des attentes et des espoirs du père, qui une fois de plus aura le sentiment d’avoir été trahi par la vie en apprenant que son fils ne pourra, comme il l’eut tant souhaité, lui donner un petit-fils. En peu de mots – un dialogue aussitôt interrompu devant l’impossibilité de nommer l’innommable – Pierre Charras circonscrit le drame qui se vit entre le père et le fils avec une intensité émotive quasi palpable, voire insoutenable.
Chaque chapitre relate un événement, tantôt dans la vie du père, tantôt dans celle de la mère, également omniprésente, qui s’efface tout doucement à mesure que progresse la maladie qui peu à peu la prive de ses repères temporels. Le bonheur familial qui y est dépeint n’est pas sans rappeler les photographies de Robert Doisneau : elles nous sont données comme autant de moments soustraits à l’oubli, à la mort.
Bonne nuit, doux prince est un roman d’une grande beauté, d’une grande efficacité narrative, en particulier en ce qui concerne les rétrospectives qui nous replongent au cœur de la relation entre le père et le fils. On a trop vite fait d’atteindre la fin. À relire.