La grande tribu devait être la pièce maîtresse de l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, l’œuvre épique qui fonderait un Nouveau Monde québécois et poserait le constat d’une structure dysphorique propre à l’histoire nationale. D’une telle épopée adviendrait deux autres textes, Bibi et Le clan ultime. Ce projet accompagne depuis 30 ans la prolifique production de Beaulieu.
En 2008 paraissait enfin La grande tribu, mais sous une forme qui avait peu à voir avec ce qui était annoncé, notamment parce qu’Abel Beauchemin, l’avatar de Beaulieu qui organise autour de lui la cohérence de l’œuvre, était laissé de côté dans cette épopée dépréciative centrée sur l’enfermement, l’hystérie, les mémoires tronquées et la figure salvatrice de Claude Gauvreau, héraut d’un Québec surréel.
C’est dans ce contexte singulier que Beaulieu poursuit son entreprise littéraire avec ce qu’il nomme ses (mémoires), avec une parenthèse qui en mine d’emblée le statut référentiel et l’autorité. Bibi, dont le titre évoque le surnom d’Abel, ramène au centre du propos ce dernier, écrivain vieillissant à l’énergie encore débordante. Cette autre somme livresque dresse l’énième bilan d’une écriture assurée de ses effets littéraires, mais incapable de transformer le réel, d’être performative, alors qu’elle se donne pour mandat de transmuer en beauté et en liberté la laideur et la violence du monde contemporain renvoyé au totalitarisme. En ce sens, devant l’horreur actuelle, notamment en Afrique néocoloniale, et celle professée par l’histoire, Abel ne peut que déployer une plume qui semble assez dérisoire. Le ton y devient rapidement aussi accablé que furieux, les plaintes et litanies d’Abel engrossant de page en page cette plongée mémorielle.
Les mémoires apocryphes d’Abel partent d’une scission à la fois spatiale et temporelle, ce qui est rendu par la structure en alternance du roman. Celui-ci s’ouvre sur une scène éthylique dans une chambre de motel au Gabon, alors qu’Abel est lancé aux trousses de Judith, cherchant à la rejoindre pour expier 40 années de doutes et de douleurs. Judith, l’amante blessée rencontrée au début de l’âge adulte, transmet à Abel depuis maintenant trois ans des lettres lui intimant de la rejoindre soit au Laos, en Irlande, au Cambodge, etc., pour mieux se défiler jusqu’à la destination suivante. L’écrivain la rejoindra dans le désarroi pour en finir avec son passé et réintégrer l’espace idyllique de Trois-Pistoles, lieu d’enfance et d’écriture. La déambulation africaine d’Abel, du Gabon jusqu’en Éthiopie, est décrite en détail dans la section contemporaine des mémoires. À la spatialité exotique est liée une transcription sensorielle et comme en direct de l’expérience paniquante de l’Autre. Sous les rasades de whisky, Abel décrit son inadéquation avec le monde, son incapacité à entrer en contact avec autrui, même pas avec la bienveillante Calixthe Béyala, et il procède comme s’il dressait les actes d’un long monologue intérieur à partir d’une annotation qui enclenche chaque section de son récit : « Je me dis ».
Une telle formule sert de même dans l’autre moitié des mémoires. Cette fois, Abel s’exclame : « Je me disais ». Ce recours au passé cerne la place de Judith dans sa découverte de la ville, de la sexualité débridée, de l’écriture, de la lecture et des figures tutélaires qu’il partage avec son amante : Franz Kafka, Antonin Artaud et Julien Gracq. Ceux-ci guident Bibi dans ses méandres, dans son écriture, en témoignant sans pudeur de leur parcours, happés respectivement par la maladie, par la folie et par l’espace concentrationnaire. La rencontre avec Judith achoppe sur la folie qui hante la famille élargie de son amante, notamment les deux oncles jumeaux menaçants, Caïus Picard et le grand Bardo. Elle se délite aussi à partir de l’épisode de poliomyélite d’Abel, qui le troue de part en part et qui le laisse comme un survivant, à la résilience fondée sur une énergie créatrice éperdue. Le dernier chapitre des mémoires associe les deux temporalités, alors que Bibi rejoint enfin Judith dans la vallée de l’Omo, berceau de l’humanité, dans un rituel théâtral à valeur expiatrice.
La lecture que propose Beaulieu de l’Afrique est hélas stéréotypée, alors que le continent est renvoyé à la fois à son primitivisme (tribalisme, rituels, mSurs vues comme barbares, imaginaire de la tradition) et à sa violence sous la forme du colonialisme et de la participation des membres de l’élite (que Bibi nomme « les roi-nègres ») collaboratrice à une telle spoliation culturelle et économique. Ce recours à l’Afrique, sous cette forme figée, vise moins à comprendre ce large pan de l’humanité qu’à ramener politiquement cette logique de coopération et d’aliénation au cas « kébékois », à ces « nègres blancs » que seraient les citoyens du Québec selon la perspective qu’endosse Bibi en se référant à Pierre Vallières et à Pierre Bourgault, deux personnages liés à son passé de « Morial-Mort » et qui informent toujours ses perspectives africaines, tout comme l’écrivain Raymond Roussel.
Le roman de Beaulieu est une entreprise d’accumulation de sensations mémorielles pour juguler celle qui reste ; cette béance de la mort éprouvée dans le coma poliomyélitique. Il n’est pas étonnant en ce sens qu’une telle entreprise totalisante agglomère le travail antérieur d’écriture, et Bibi reprend, redéploie et déplace La jument de la nuit publié en 1995 par Beaulieu. Du reste, la langue de Bibi est foisonnante, agrammaticale, professée comme un magma, ce que la disposition graphique ne fait que souligner. En effet, il n’y a pas de majuscules (outre dans les citations et les dialogues), chaque paragraphe est une phrase, coextensive, sans réelle finitude, en suspension dans une pensée qui se fait à mesure que l’horreur prend forme. Chaque phrase vrille et tourne autour de sensations de dégradation, de violence, de chairs mutilées, blessées, meurtries, autour d’odeurs de pestilence, autour de ventres mous et sans chaleur qui bouleversent le narrateur. Avec l’ingurgitation de whisky, avec la scansion réitérée de formules (les yeux violets de Judith, les mots et maux de Kafka et d’Artaud, les allusions à la jument de la nuit), le discours halluciné d’Abel reconduit les effrois, les traces d’un manque originel, lié tant à la mère froide qu’au pays non advenu. Écrire dans ces conditions, c’est accumuler des instants fugaces de chaleur et concentrer une énergie créatrice qui autrement se dissoudrait dans le désuet et le dérisoire afin d’en faire un rempart contre le monde.