Bercer le loup trace le destin tragique de Louis Synnott, qui aurait pu être heureux si on l’avait laissé tranquille, entouré qu’il était d’une femme aimante et de quatre beaux enfants dans cette maison issue de son rêve, une maison construite de ses mains comme une œuvre d’art (il est ébéniste), une maison enracinée dans le sol qui l’a vu naître. Une maison que des fonctionnaires brûlent parce qu’un gouvernement a décidé qu’il fallait exproprier les habitants de ce bout de terre pour en faire un parc national. Celui de Forillon. Ce roman ne cherche pas à raconter les expropriations qui ont eu lieu au début des années 1970, mais à illustrer ce qui pourrait arriver quand une personne perd le sens de sa vie.
Louis n’a pas été capable de résilience : il est ce loup solitaire qui hurle à la nuit et qui s’imagine qu’André Le Sueur, le fonctionnaire qui a mis le feu à sa maison au nom du gouvernement, rôde la nuit dans sa « nouvelle » cour. Il a transmis sa rancœur devenue obsession à sa fille, Marina, celle qui est née dans un champ lors d’un accouchement déclenché par le feu qui consumait la maison. Marina qui, moins de vingt ans plus tard, donne naissance à Janice, qu’elle laisse en bas âge à sa mère, fuyant une atmosphère familiale hantée par la fixité du père, qui leur laisse en héritage la haine de cet André Le Sueur et de sa descendance. Janice, qui décidera de venger son grand-père en voulant détruire Ulysse, le fils d’André.
Une tragédie grecque avec pour décor une Gaspésie blessée, mais qui se termine sur une note d’espoir : les blessures passées peuvent se cicatriser et donner naissance à un meilleur monde. Ce qui n’enlève rien à la brutalité des expropriations. Mais l’homme ne peut pas vivre toujours dans le ressentiment.
Rachel Leclerc bouscule la chronologie des événements, passe du passé au présent, ne donne aucun signe de dialogue, centre chacun de ses chapitres sur un des personnages et ajoute même quelques notes d’humour (les pensées d’un orignal quand il regarde la route). Leclerc est une styliste et ses stratégies d’écriture, nombreuses et judicieuses, colorent son récit de multiples façons. Par exemple, le choix du présent comme temps de base pour certains chapitres et du passé pour d’autres oriente le lecteur dans la recomposition du fil des événements sans qu’il s’en aperçoive. Elle interpelle Louis dans les chapitres qui lui sont consacrés en utilisant un « tu » qui semble naître de sa conscience, s’infiltre dans l’âme troublée de Janice, met en scène la vie d’un Ulysse marqué par le rôle que son père avait joué dans les expropriations. Ses personnages sont attachants, finement campés et mis en lumière dans des scènes révélatrices de leur nature.
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