Avec Jean Echenoz et Jean Rouaud, Jean-Philippe Toussaint est certainement le plus connu de la génération de romanciers qui, depuis une vingtaine d’années, ont fait leur nid aux éditions de Minuit. Le dernier livre de Toussaint n’est pas un roman, comme les précédents, mais une sorte de récit de voyage. Pas banal cependant : l’auteur use, comme toujours, de circonvolutions et de qualificatifs précieux pour décrire ses personnages ou une situation, s’attarde sur les détails, préfère le loufoque au sérieux, etc., si bien que le discours n’emprunte d’aucune manière aux caractères génériques familiers du récit de voyage et se donne avant tout à lire pour le plaisir d’une écriture libre et foncièrement imprévisible, qui construit sa propre fiction. Ici, ce n’est pas tel monument historique qui immortalise le souvenir d’un voyage, mais le détail inusité, la rencontre inhabituelle, pittoresque. Ainsi le chapitre intitulé « Nara, capitale historique du Japon » s’intéresse à la rencontre entre le narrateur et une admiratrice qui est d’une franche cocasserie. À Tokyo, il a rendez-vous avec un ami de sa femme qui désire lui faire part des « dernières nouvelles du village », comme si cela était de la plus haute importance et justifiait seul le séjour du narrateur au Japon. Prague est liquidée en une seule phrase : « Prague, n’en parlons pas » ; en revanche, le voyage en train qui le conduit de Berlin à Prague lui procure un véritable moment de grâce : « Voilà l’image que je retiendrai de ce voyage, Madeleine et moi attablés l’un en face de l’autre dans ce wagon-restaurant ensoleillé qui nous menait vers Prague. » Nous comprenons, dans ces conditions, que si le récit se fait autoportrait, c’est bien parce que le regard se porte sur les choses avec la liberté même dont fait preuve l’écriture, et que, en insistant sur les détails inhabituels, dans toute leur singularité, c’est en quelque sorte par défaut que le narrateur laisse découvrir sa personnalité.
En filigrane, le narrateur fait l’apprentissage, à travers des déplacements successifs qui l’amènent à éprouver la vulnérabilité des choses, de sa propre condition mortelle, et par conséquent de l’excessive fragilité de l’écriture. Il écrit tout à la fin : « Jusqu’à présent, cette sensation d’être emporté par le temps avait toujours été atténuée par le fait que j’écrivais, écrire était en quelque sorte une façon de résister au courant qui m’emportait, une manière de m’inscrire dans le temps, de marquer des repères dans l’immatérialité de son cours, des incisions, des égratignures. » L’écriture, finalement frappée par un interdit d’espérer, ne fait sans doute que mieux ressortir la fraîcheur réjouissante dont elle est par ailleurs gorgée.