L’analyse littéraire donne ici ses meilleurs fruits : elle examine avec lucidité et audace la relation entre la fiction et un domaine intensément patrouillé par la science moderne, celui de la génétique. Dans cet esprit, elle cite à la barre une brochette de romanciers que préoccupe, consciemment ou non, l’intrusion du gène dans l’évolution et les soucis humains. Les vieux litiges opposant l’inné et l’acquis, l’hérédité et la liberté, refont surface, mais reconfigurés par la biologie contemporaine. Dès lors, le questionnement d’hier retire ses billes : désormais, il s’agit moins de débattre du déterminisme (même à la Zola) que d’imaginer l’être humain accédant aux possibilités de la génétique. Est-il promis au mieux-être ? Sera-t-il soulagé de tares physiques amovibles ? Ses clones seront-ils des entrepôts de pièces de rechange ? Avec élégance et clarté, servi par une culture qui puise à mille sources, Jean-François Chassay propose une réflexion dérangeante et nuancée : elle accueille l’exploration sans pour autant brader l’exigence du sens. Tout cela en regardant « ce que les textes révèlent du pouvoir de la génétique dans l’imaginaire, depuis la fin du dix-neuvième siècle ».
La première étape ressuscite les discours souvent déconcertants de sommités défuntes : d’Alexis Carrel à Paul Bourget, d’André Gide à Francis Galton, des jugements aujourd’hui inimaginables tombent dru. L’eugénisme, bien ou mal circonscrit, plaît à beaucoup ; les classes sociales sont inoxydables ; pauvreté et maladie réclament l’amputation plutôt que la prophylaxie… Chassay nous interdit pourtant de pontifier : que penseront nos descendants en apprenant que nous avons résisté, par ignorance ou pusillanimité, à telle proposition de la science ? Le critique ne verse pas du coup dans la naïveté : la science mérite place au soleil et ouverture d’esprit, mais sachons-la capable de dérives et vulnérable aux gourmandises.
Divers ouvrages prennent sous cet éclairage un relief saisissant. Kenzaburō Ōé, Kurt Vonnegut, Frank Herbert, Paul Bourget et consorts font l’objet d’une relecture qui creuse et élargit la portée de fictions déjà nourrissantes. D’autres, comme Kazuo Ishiguro, écrivent face à aujourd’hui : ainsi surgit le témoignage d’une clone forcément satellisée par une autre existence. Siri Hustvedt, dont on admirait déjà (Les mystères du rectangle, Actes Sud) l’art de trouver dans la peinture plus que la peinture, demande à pas mesurés quelle ligne de démarcation existe entre la folie et les étrangetés de l’artiste. Preuve est ainsi offerte que « les voies qu’emprunte la fiction pour examiner l’histoire de l’évolution et la présence de Darwin sont nombreuses ». Et que la fiction, cette caractéristique humaine de raconter des histoires, peut et doit s’intéresser à tout ce que conquiert la science. Travail pénétrant et socialement indispensable.