Dans son séminaire consacré à Joyce, Lacan en venait à se demander si l’écrivain irlandais n’était pas à partir d’un certain moment – avec sa manie du Finnegans Wake – devenu fou. La question méritait effectivement d’être posée au sens où il est possible que se croire le Rédempteur ait quelque chose à voir avec l’interrogation sur le Père.
Or, sur quoi s’ouvre tout justement cette magnifique anthologie de Frankétienne, écrivain haïtien (faux-)blanc, ponctuée par les photographies fort bienvenues de Rodney Satin-Éloi? Sur ceci : « Dieu m’a choisi / Je suis l’élu! / La voyance / pour traverser / le cycle / de la béance ténébreuse. / La Parole. / Et puis RIEN ». Entre l’élection et la voyance, le vertige de la femme-lune dessinée pointant l’autre côté du miroir, là d’où surgit le trou du réel (« […] je jongle avec mes trous », écrit-il d’ailleurs). Et quelques pages plus loin, cela, qui n’est pas rien : « Ainsi je deviens moi-même Dieu en partie et en totalité. 1 + 1 = INFINI / Alors je marche contre la Mort et j’efface le Néant ». Geste absolu, oui, magistral à la division du sujet, c’est-à-dire, en somme à la vie bravant la mort ravageant Haïti – abattoir est-il clairement dit – depuis sa « libération ».
Que l’on m’entende bien, et j’y tiens : ma question au sujet de celui qui publia en 1975 le premier roman moderne écrit en créole, à savoir Dezafi, et qui demande aujourd’hui que soient traduites dans sa langue les grandes œuvres de la culture, tient à ce qu’il débrouille en tant que sujet de la catastrophe de son pays. L’homme est-il mégalomane, qui se prétend le « plus grand CRÉATEUR que HAÏTI ait jamais donné »? Oui, et il l’admet. Mais comment faire pour ne pas pointer cette hauteur lorsque, « bouche hurlante », éclate en nous « la voix du tiers-monde écartelé »? Bien sûr, cette anarchie s’avère beaucoup moins polie langagièrement que celle des chantres de la créolité.
Si écrire est pour Frankétienne une catharsis – lui qui apprend par cœur dans son enfance le Petit Larousse ! -, c’est parce que cet homme sait qu’il écrit pour des oreilles sourdes. Le secret de cette anthologie prend naissance, pour cet écrivain bâtard, dans cette phrase de Sœur Félicienne : « Comment t’appelles-tu, petit ? », prononcée dans l’école de Blancs, constitue la scène mythique, discriminatoire, donnant lieu à une geste créatrice faisant dans la matière elle-même le lieu de la question du nom hurlé dans des coulées de lave spiralée.