Écriture et transformation de l’âme vont ici d’un même pas. Aussi longtemps qu’Emma, hier noyée dans l’alcool, s’abandonne aux volontés de ses mystérieux ravisseurs, ses phrases trébuchent, se disloquent, se fragmentent jusqu’à isoler chaque mot. « Et ils sont venus. Et repartis. Sans m’achever. ILS. J’ai soif. Tellement. » L’inconnu pèse si lourd que même le sevrage passe presque inaperçu, que le dépaysement affole sans contrainte et que seules survivent des phrases courtes, syncopées, atomisées.
Quand, sans qu’Emma sache pourquoi, sa cellule se meuble d’un prisonnier de plus, l’incertitude change de tessiture, les échanges passent de l’inexistence aux monosyllabes, puis à la compréhension, entraînant le gonflement des phrases, l’apparition des propositions subordonnées et l’émergence des émotions. La rédaction reflète la prise de conscience. Art raffiné.
Il est heureux que l’écriture lance de tels signaux, car ni Emma ni Julien, son compagnon de misère, ne savent à quoi ou à qui imputer leur statut – peut-être – d’animaux de laboratoire. On les drogue à leur insu, on dispose de leurs corps pendant leur sommeil, on alterne clarté et noirceur à des fins inconnues, mais le but de leur détention résiste à toutes les analyses, qu’elles soient individuelles ou communes. Quand ils osent enfin s’attaquer au mince béton de leur cellule, puis percer le plâtre qui le suit, ils débouchent sur une enfilade de pièces qui confine au labyrinthe. Retour à la case départ avec le même manque de repères. Englués dans une humiliante ignorance, dans le sentiment de n’être rien dans la paume arbitraire d’une toute-puissance silencieuse. « Ils nous ont choisis. C’est la première pensée claire qui me vient lorsque j’émerge de mon sommeil. Ils. Nous. Ont. Choisis. Je n’ouvre pas les yeux. Je me demande combien de temps le corps prend avant de s’attaquer à une nouvelle réalité. Ils nous ont choisis. »
Claudine Dumont, qui livre un premier roman d’une rare maturité, n’est pas de celles qui prennent maternellement la main du lecteur pour mieux lui décoder l’énigme en fin de parcours : à nous de donner à cette détention aux visées obscures un sens, peut-être même une utilité. Après tout, le titre est là (Anabiose) que la plupart des dictionnaires ignorent, mais qui semble associer deux racines grecques : l’une (ana) évoque l’Anabase de Xénophon, cette remontée désespérée de 10 000 Grecs jusqu’à la mer libératrice ; l’autre (bio) qui pointe vers la vie. Claudine Dumont nous fait confiance.
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