Auteur/autrice : Suzanne Leclerc

  • Pour saluer Milan Kundera – Ouverture et chronologie

    Pour saluer Milan Kundera – Ouverture et chronologie

    « En juillet 2023, Milan Kundera aura quitté ‘la planète de l’inexpérience’ », écrit Kateri Lemmens en introduction de « Que me restera-t-il de Milan Kundera ? » À cette professeure de littérature et à l’ex-professeur de philosophie René Bolduc, nous avons demandé de réagir de façon toute personnelle à ce décès. À l’écrivain Jean-Paul Beaumier, de revisiter, à la lumière d’une relecture de l’œuvre, les derniers titres parus. À l’illustrateur Stéphane Lemardelé, de traduire en image sa vision de l’auteur. Merci* à tous et chacune !

    « Que me restera-t-il de Milan Kundera ? » par Kateri Lemmens
    « De l’insoutenable légèreté de l’être à l’insatiable quête de beauté » par Jean-Paul Beaumier
    « Trouver Kundera » par René Bolduc

    En complément : « Des BD tchèques pour tous les goûts »

    Chronologie

    1929 – Naissance de Milan Kundera le 1er avril à Brno, en Tchécoslovaquie.

    1953 – Parution du recueil de poésie Člověk zahrada širá (L’Homme ce vaste jardin), premiers textes publiés par l’auteur.

    1967 – Publication à Prague de son premier roman, Žert, traduit en français l’année suivante sous le titre de La plaisanterie et préfacé par Louis Aragon.

    Janvier à août 1968 – (Le Printemps de Prague) Alexander Dubček accède à la tête du Parti communiste tchécoslovaque et tente de mettre en place un « socialisme à visage humain ».

    Août 1968 – Invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du Pacte de Varsovie. Début d’une période de censure qui durera jusqu’en 1989. Kundera, licencié de l’Université de Prague dans les mois qui suivent, ne peut plus publier.

    Si mes amis et moi nous nous sommes battus contre l’oppression idéologique dans notre pays, ce n’était pas pour créer une littérature engagée dans la lutte politique de la dissidence, mais pour défendre l’indépendance de la littérature.
    Milan Kundera, le 2 octobre 1978, lors de la première séance de la Rencontre québécoise internationale des écrivains tenue au Mont Gabriel.

    1973 – Prix Médicis étranger pour La vie et ailleurs (Gallimard), d’abord paru en 1969 (Život je jinde).

    1975 – Kundera quitte la Tchécoslovaquie avec sa femme pour s’établir en France.

    1978 – Participation à la Rencontre québécoise internationale des écrivains, tenue au Mont Gabriel et ayant pour thème « Littérature et réalité ».

    1979 – Kundera perd sa nationalité tchèque après la publication du Livre du rire et de l’oubli.

    Je n’ai pas quitté la poésie, je l’ai trahie. Pour moi, la poésie lyrique, ce n’est pas seulement un genre littéraire mais avant tout une conception du monde, une attitude vis-à-vis du monde. J’ai quitté cette attitude comme on quitte une religion. 
    Milan Kundera, Entretien avec Milan Kundera, par Normand Biron, Liberté, vol. 21, no 1 (121), janvier-février 1979.

    1981 – Kundera est naturalisé français.

    1981 – Parution de la pièce Jacques et son maître, hommage à Denis Diderot en trois actes chez Gallimard. Cette pièce est présentée à Prague et partout dans le pays entre 1975 et 1989. Elle échappe à la censure car on l’attribue faussement à Evald Schorm, un ami de Kundera.

    1984 – Parution de L’insoutenable légèreté de l’être. La première édition est une traduction française publiée chez Gallimard.

    Les démocraties populaires de l’Est, ce sont trois mensonges dans une seule phrase. Parce que ce ne sont ni ‘démocraties’, ni ‘populaires’, ni ‘de l’Est’. […] C’est en fin de compte le devoir de l’écrivain de veiller sur la pureté de chaque mot. 
    Milan Kundera à l’émission française Apostrophes, le 27 janvier 1984.

    1985 – Publication de la version originale en langue tchèque de L’insoutenable légèreté de l’être (Nesnesitelná lehkost bytí) par 68 Publishers, une maison d’édition torontoise.

    1986 – Parution de L’art du roman, un essai en sept parties portant sur l’écriture et le roman européen. L’ouvrage est récompensé par le Prix de la Critique de l’Académie française l’année suivante.

    1989 – (Révolution de velours). Un important soulèvement populaire non violent entraîne la chute du régime du Parti communiste tchécoslovaque. Des milliers de manifestants se rassemblent dans les rues et demandent des réformes.

    1990 – L’immortalité paraît en France. Ce roman est la dernière œuvre écrite en tchèque par Kundera.

    1992 – Division de la Tchécoslovaquie (République fédérative tchèque et slovaque) en deux États indépendants : La République tchèque et la Slovaquie.

    1995 – Parution de La lenteur, premier roman écrit directement en français par l’écrivain.

    2001 – L’Académie française décerne à Kundera le Grand Prix de la littérature pour l’ensemble de son œuvre.

    2011 – L’œuvre de Kundera entre dans la collection « La Pléiade ».

    2014 – Parution de La fête de l’insignifiance, son dernier roman. L’écrivain a alors 84 ans.

    2019 – Kundera retrouve sa nationalité tchèque.

    2020 – Le roman de la dévastation. Variations sur l’œuvre de Milan Kundera, de François Ricard, paraît chez Gallimard. Le livre rassemble douze essais d’abord publiés comme postfaces aux romans de Kundera parus dans la collection « Folio ».

    2023 – Décès le 11 juillet à Paris.

     


    * Merci également à l’artiste cubain Ramsés Morales Izquierdo, à Louis Jolicoeur ainsi qu’à Vincent Collard, Maxime Fiset et Martin Pâquet.

  • Quarante ans de portraits d’écrivain(e)s – III – Au milieu des années 1990

    Quarante ans de portraits d’écrivain(e)s – III – Au milieu des années 1990

    Qu’ont en commun Albert Jacquard, Andrée A. Michaud, François Ricard, Anne-Marie Garat ou encore Fernand Dumont ? Voici le troisième volet de « Quarante ans de portraits d’écrivain(e)s », un survol en images – et en quelques mots – de quatre décennies de littérature à travers les photographies d’Anne-Marie Guérineau.

    Voir aussi le premier volet : Les années 1980.
    Et le deuxième volet : Au début des années 1990.

     

     

    Tahar Ben Jelloun

    « [U]n écrivain, c’est quelqu’un qui lutte, qui n’a pas de certitude, qui n’a pas de message très sûr à donner… »

    « La fiction est dangereuse », entrevue par Claire Côté, Nuit blanche, n° 57, 1994.

     

     

     

     

    Fernand Dumont

    « Quel est le lieu de l’homme ? »

    « Québécois, par toutes ses fibres », par Andrée Fortin, Nuit blanche, no 59, 1995.

     

     

     

     

    Anne-Marie Garat

    « En fait nous vivons à rebours, nous vivons à l’envers et notre mémoire est la manière dont chacun de nous organise ce passé… »

    « Migrations intérieures », entrevue par Hélène Gaudreau, Nuit blanche, no 54, 1993.

     

     

    Chris Giannou

    « La compassion doit toujours être là, sinon vous n’êtes pas médecin. »

    « Le chirurgien et auteur Chris Giannou », interviewé par Laurent Laplante, Nuit blanche, no 53, 1993.

     

     

    Albert Jacquard

    « La vraie utilité de la science  [ …], c’est de nous donner une meilleure lucidité sur le monde et, dans le monde, sur nous-mêmes. »

    « Albert Jacquard…et l’angoisse de l’avenir… », entrevue par Bruno Deshaies, Nuit blanche, no 56,  1994.

     

     

     

    Andrée A. Michaud

    « Lorsque j’écris, je vois des images animées. »

    « Mémoire sous observation », entrevue par Catherine Lachaussée Nuit blanche, no 52, 1993.

     

     

     

     

    François Ricard

    « [C]ela définit la littérature : la pensée s’élabore au fur et à mesure qu’elle s’écrit. »

    « N’en plus croire son miroir », entrevue par Jean Obélix Lefebvre, Nuit blanche, no 51, 1993.

     

     

    Yvon Rivard

    « [L]’écriture, la limpidité, la transparence et même l’apaisement dans la phrase devancent, prolongent la matière romanesque elle-même. »

    « Circuler librement à travers les âmes », entrevue par Jean-Paul Beaumier, Nuit blanche, no 63, 1996.

     

     

     

    Annie Saumont

    « Je cherche à prendre le monde un petit peu par tous les bouts. Il y a forcément quelque chose qui demeure à la fin. Ça doit être ça le style… »

    « Nouvelliste jusqu’au bout des ongles », entrevue par Jean-Paul Beaumier, Nuit blanche, no 58, 1994.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • 40 ans de portraits d’écrivain(e)s – II – Au début des années 1990

    40 ans de portraits d’écrivain(e)s – II – Au début des années 1990

    Qu’ont en commun Margaret Atwood, Nicole Brossard, James Ellroy, Louis Hamelin ou encore le pataphysicien Noël Arnaud ?
    Voici le deuxième volet de « 40 ans de portraits d’écrivain(e)s », un survol en images – et en quelques mots – de quatre décennies de littérature à l’occasion du 40e anniversaire de Nuit blanche.

    Voir aussi le premier volet : Les années 1980.

     

    Noël Arnaud

     

    « Tout le monde est un pataphysicien qui s’ignore »

    « Noël Arnaud, Du collège à l’Oulipo », entrevue par Alain Lessard, Nuit blanche, no 49, 1992.

     

     

    Margaret Atwood

     

    « Est-ce que le problème canadien, c’est le bilinguisme ? »

    « L’œil de chat de Margaret Atwood », entrevue par Francine Bordeleau, Nuit blanche, no 42, 1990.

     

     

     

    Nicole Brossard

    « La post-modernité donne nécessairement lieu à une distorsion des formes »

    « L’écriture ‘énigmatique’ de Nicole Brossard », entrevue par Frances Fortier, Nuit blanche, no 46, 1992.

     

    Howard Buten

     

    « Je m’arrange et je prends soin de vérifier que j’ai assez de temps pour vivre. »

    « Howard Buten alias Buffo. Psy, clown, romancier », entrevue par Guy Champagne, Nuit blanche, no 39, 1990.

     

     

    James Ellroy

     

    « J’écris pour restaurer un ordre moral dans mon propre passé »

    « Le plus que noir James Ellroy… Et son éditeur François Guérif », entrevue par Alain Lessard, Nuit blanche, no 44, 1991.

     

     

    Irène Frain

     

    « L’écriture, c’est avant tout un pur désir »

    « Irène Frain, Les mots nus du désir », entrevue par Monique Grégoire, Nuit blanche, no 53, 1993.

     

     

     

    Louis Hamelin

    « Mon projet littéraire, c’est de donner une forme à ce qui n’en a pas, c’est-à-dire le cours de l’existence. »

    « Louis Hamelin en trois dimensions », entrevue par François Ouellet, Nuit blanche, no 53, 1993.

     

    Richard Jorif

     

    « Le plus beau mot de la langue française est le mot ‘anacoluthe’ »

    « Richard Jorif. Portrait d’un amoureux du dictionnaire de A à Z », entrevue par Marty Laforest, Nuit blanche, no 40, 1990.

     

     

     

    Renaud Longchamps

    « Les poètes accordent trop d’espace et de temps au présent, sans se soucier de préparer les futurs impérissables »

    « Renaud Longchamps. La poésie : la matière », entrevue par Claude Robitaille et Pierre Laberge, Nuit blanche, n52, 1993.

     

    Gilles Marcotte

     

    « Le récit est une façon de déplier notre réalité »

    « Gilles Marcotte, Le critique et l’écrivain », entrevue par François Dumont, Nuit blanche, no 38, 1990.

     

     

    Hélène Rioux

     

    « Je dis que la vérité n’existe pas, que toutes les vérités sont possibles »

    « Hélène Rioux, La survenante », entrevue par Alexandra Jarque, Nuit blanche, no 44, 1991.

     

     

    Michel Serres

     

    « On ne peut philosopher que dans le droit fil de sa propre langue »

    « Michel Serres. Le philosophe lumineux », entrevue par Jean Carette, Nuit blanche, no 44, 1991.

     

    Manuel Vásques Montalbán

     

    « Mon monde est celui du peuple, qui chante et rit sans arrière-pensées… »

    « Sergi Pàmies et Manuel Vásques Montalbán, La bande sonore de l’enfance », entrevue par Louis Jolicoeur, Nuit blanche, no 48, 1992.

     

     


     

  • DOSSIER – Arts littéraires en Outaouais

    DOSSIER – Arts littéraires en Outaouais

    En octobre 2021 se tenait, à Gatineau, la troisième édition des rencontres Arts littéraires*. Parallèlement à ces journées de réflexion et de discussions polyphoniques s’ouvrait le tout premier Festival des arts littéraires de l’Outaouais.

    Les pages qui suivent proposent un portrait de ce qui bouge aujourd’hui dans un monde littéraire d’ores et déjà hétéroclite et multidisciplinaire qui revendique une plus grande proximité avec le public. L’engouement est réel et palpable.

    Avec Guy Jean et Mélanie Rivet, nous effectuons un survol historique de la présence de la parole poétique en Outaouais, de l’évocation des récits des Premières Nations jusqu’aux pratiques actuelles et éclatées d’une vision autre de la littérature. Le tableau est saisissant et révèle l’extraordinaire dynamisme de la région.

    En dressant un bilan des activités de la première édition du Festival, Cassandra Simon souligne comment la cohabitation avec les rencontres Arts littéraires a été l’occasion d’arrimer solidement théorie et pratique.

    De son côté, Marc-Alexandre Reinhardt invite à penser le « mot » dans une perspective élargie où procédés et usages émergents s’accordent à l’environnement médiatique actuel.

    La pandémie a bouleversé la rencontre entre les artistes et le public. Cassandra Simon souligne la manière dont les contraintes ont fait jaillir des propositions novatrices qui pourraient s’installer durablement.

    Moncton, Mont-Joli, Rimouski, Québec, Montréal, Gatineau, Ottawa… En conclusion, on trouvera un petit répertoire, non exhaustif, des organismes qui montrent un intérêt grandissant pour les arts littéraires, ou qui en ont fait le cœur de leurs activités.

    « Les arts littéraires demeurent méconnus dans le milieu de la littérature et auprès des publics. » Bonne lecture, belles découvertes !


    * Voir « Paroles vivantes », Nuit blanche, numéro 156, automne 2019 et « Les arts littéraires », Nuit blanche, numéro 159, été 2020.

  • Paul Auster. Stephen Crane ou la grâce du génie

    Paul Auster. Stephen Crane ou la grâce du génie

    Le nom de Stephen Crane n’évoque sans doute pas, pour le lectorat francophone, l’image d’un auteur sinon célèbre, du moins estimé par ses pairs américains. Son œuvre a longtemps figuré dans le cursus littéraire obligatoire chez nos voisins du Sud, avant de glisser lentement dans l’oubli. Paul Auster, dans un volumineux ouvrage couvrant à la fois la vie et l’œuvre de Crane, l’en tire aujourd’hui magnifiquement.

    Né à la fin du XIXe siècle, plus précisément le 1er novembre 1871, à Newark, dans l’État du New Jersey, Stephen Crane est mort en Allemagne cinq mois et cinq jours après le début du XXe siècle. Paul Auster n’hésite pas à comparer ce véritable météore dans le panorama littéraire américain, dans un autre domaine, à Mozart, Chopin, Liszt et Glenn Gould, qui tous jouèrent du piano en public avant d’atteindre l’âge de dix ans. Dans le cas de Crane, son œuvre était pratiquement terminée avant qu’il ait atteint l’âge de 30 ans, soit celui qu’avait Paul Auster au moment d’entamer la sienne après avoir vivoté de contrat en contrat jusqu’à ce que la mort de son père, par l’héritage que ce dernier lui a laissé, lui permette de se consacrer à l’écriture, avec le succès qu’on lui connaît aujourd’hui. Le parallèle avec les débuts de Crane n’est pas anodin, du moins en ce qui concerne les premières années où l’un et l’autre peinaient à vivre de leur plume (voir à ce sujet l’essai que Paul Auster a consacré à ses débuts, L’art de la faim). Tout au long de sa courte vie, signant le plus souvent des contrats qui le désavantageaient, Stephen Crane vécut sur la corde raide. Davantage préoccupé de demeurer constamment alerte et disponible à la vie qui se déroulait autour de lui, il ne s’intéressait nullement à la question financière. Son entourage vint souvent à sa rescousse, sans qu’il se soucie de rembourser les prêts consentis. Comme il était insouciant des questions matérielles, sa santé en a souffert, comme ses relations interpersonnelles et amoureuses. Mais revenons à l’aspect littéraire.

    S’écartant de toutes les traditions précédentes, écrit Paul Auster, l’œuvre de Stephen Crane, essentiellement composée de romans, de recueils de nouvelles et de poèmes, tranche radicalement avec celles de ses contemporains, ce qui amène l’auteur de 4321 à affirmer : « [I]l peut à présent être considéré comme le premier moderniste américain, celui, de tous les artistes, qui porte la plus grande responsabilité dans le bouleversement de notre façon de voir le monde au prisme du texte ».

    D’emblée, après avoir rassemblé le peu d’informations disponibles sur l’enfance de Crane, Paul Auster retrace les premières influences littéraires et fait référence à des auteurs, notamment Herman Melville et Arthur Rimbaud, qui permettent d’établir une filiation à cet égard. Mais, si influences il y eut, rapidement Crane, qui était également journaliste, s’imposa par son propre style, par sa façon de voir et de rendre le monde qui l’entourait, non plus en spectateur omniscient qui brosse un tableau léché, mais en s’efforçant d’adopter le point de vue qui rend au mieux la situation qui se déroule sous ses yeux, qui retient son attention et qui mérite ultimement de devenir sujet littéraire. Voir et rendre les choses de l’intérieur. Qu’il ait ou non vécu les événements qui sont au cœur de ses fictions importe peu, l’important, c’est que le lecteur s’y retrouve, lui, comme s’il y était. La vie est plurielle, riche en manifestations de toutes sortes, et Crane ne se limitait pas dans le choix des sujets qu’il abordait. Dans ses nouvelles, aucun thème n’est considéré comme trivial. Au contraire, maints épisodes de la vie courante alimentent son œuvre. Qu’on en juge : chiens, poneys, soldats, baseball, football, cigarettes peuvent composer le ressort dramatique d’une nouvelle. La manière de raconter importe davantage que le sujet lui-même.

    Paul Auster analyse de nombreuses nouvelles publiées parfois au cours d’une seule année. Il en décortique le style, l’amplitude et la richesse littéraire. Outre les sujets mentionnés ci-dessus qui retiennent son attention, Crane s’intéresse tout autant à la société américaine en pleine effervescence post-révolution industrielle, avec ses nouveaux riches et les nombreux laissés-pour-compte qu’elle engendre, qu’aux faits divers, ici un incendie, là l’embarquement de passagers pour l’Europe, et même le thème de l’antisémitisme retient son attention. Le journaliste épaule ici le nouvelliste, comme ce dernier a soutenu le premier dans ses reportages. À travers le prisme de ses nouvelles et de ses romans, c’est toute la complexité de la société américaine qui n’a pas encore guéri les plaies laissées béantes par la guerre de Sécession, ici révélée et analysée sous sa loupe. Ses textes sont également annonciateurs des fractures à venir. « Le devoir que s’est imposé Crane, écrit Paul Auster, était d’écrire, et afin d’approcher au plus près de la nature et de la vérité, il devait prendre du recul par rapport à ce qu’il voyait, l’appréhender sans préjugés, se purgeant de toute idée préconçue sur le comportement humain… » Pour que Crane puisse accomplir son devoir d’écrire, écrit plus loin Auster, il devait disparaître dans l’ombre, devenir en quelque sorte invisible comme auteur. Être un homme invisible observant la nature humaine en pleine action au cœur d’une foule. Tout aussi invisible qu’incandescent, oserions-nous ajouter vu la fulgurance de sa courte carrière, si tant est que le mot carrière ait ici un sens.

    Une place importante est accordée à l’œuvre phare de Crane, L’insigne rouge du courage, dans cet essai aussi volumineux que riche en enseignements, tant sur le plan de l’analyse littéraire que sur celui de notre connaissance, voire notre méconnaissance de la société américaine que nous avons trop souvent tendance à considérer comme monolithique. En prenant des notes sur ce roman en vue d’écrire cet essai1, Paul Auster constate qu’elles risquent de devenir plus volumineuses que l’œuvre elle-même. C’est dire à quel point son analyse est fouillée et minutieuse afin de mieux comprendre et mettre à jour l’immense talent de Stephen Crane, et l’importance qu’il eut pour nombre d’écrivains américains. Au fond, nous dit Paul Auster pour résumer sa pensée, ce ne sont pas tant les sujets traités par Crane qui font de lui un avant-gardiste, mais la manière dont il les abordait. En d’autres mots, ce n’est pas tant l’histoire qui importe que la façon dont elle est racontée.

    Parmi ses contemporains, nombreux sont ceux qui ont encensé l’œuvre de Crane, dont Joseph Conrad, H. G. Wells et Arthur Conan Doyle. Ce dernier avoua un jour à un journaliste que, de tous les écrivains américains qu’il connaissait, Stephen Crane était le seul à avoir la « grâce du génie ».

    Il est évidemment impossible de rendre compte de la richesse de cet essai qui fait près de 1 000 pages avec références à l’appui. Mais à elle seule, l’écriture précise, analytique et éclairante de Paul Auster vaut le détour pour qui s’intéresse à la lecture et à l’écriture.


    1. Paul Auster, Burning Boy. Vie et œuvre de Stephen Crane, trad. de l’américain par Anne-Laure Tissut, Actes Sud/Leméac, Arles et Montréal, 2021, 1006 p. ; 44,95 $.

    EXTRAITS 

    Traite tes idées comme ça, dit-il. Oublie ce que tu en penses et écris ce qu’elles te font éprouver. Montre à l’autre que tu es tout aussi humain que lui. C’est ça le grand secret du récit. Oublier les princes et les principes littéraires. Sois toi-même !
    Extrait d’un article consacré à Crane daté de 1931, p. 109.

    [S]a prose parvient à créer un sentiment d’intimité alors même qu’elle reste à distance de son objet, et plus on est mis à distance, plus on se sent proche.
    p. 161

    Il n’était personne, il devint quelqu’un. Adoré par beaucoup, méprisé par beaucoup, et puis il disparut. On l’oublia. On se souvint de lui. On l’oublia de nouveau. On se souvint de lui de nouveau et aujourd’hui, au moment où j’écris les dernières phrases de ce livre, aux premiers jours de l’an 2020, ses œuvres sont de nouveau oubliées. C’est une période sombre pour l’Amérique, une période sombre dans le monde, et avec tout ce qui arrive, érodant nos certitudes quant à qui nous sommes et où nous allons, le moment est peut-être venu de sortir ce burning boy de sa tombe et de recommencer à se souvenir du jeune homme incandescent.
    p. 942

  • Pierre Boulle : Au delà du « Pont »… loin « des singes » (entrevue parue en 1993)

    Pierre Boulle vient de mourir. Il était l’un des écrivains français les plus célèbres mais aussi l’un des moins connus. Célèbre à cause du Pont de la rivière Kwaï et de La planète des singes dont le succès des adaptations cinématographiques avait été tel qu’il éclipse encore aujourd’hui ses autres œuvres. À l’écart des mondanités, salons littéraires et séances de signatures – on le croyait facilement snob –, Pierre Boulle a réalisé une . . .

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  • Gabrielle Roy, autobiographe

    L’essayiste est professeure agrégée au Département de langues romanes de l’Université Saint-Thomas de Frédéricton. Son ouvrage1 s’emploie à éclairer la dimension passionnelle de l’autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, principale pièce du corpus, au moyen de la méthode de lecture critique issue de la sémiotique des passions inaugurée par Algirdas J. Greimas.

    Par sa grille d’analyse, son propos d’initié, son lexique spécialisé et . . .

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  • Focus : Vices et vertus de l’adaptation

    Focus : Vices et vertus de l’adaptation

    Environ le quart des films présentés chaque année au Festival des films du monde sont des adaptations d’œuvres littéraires. En extrapolant nos statistiques maison, si l’on consent à considérer le festival comme un reflet de la production cinématographique mondiale, on peut conclure que les livres n’ont pas fini d’inspirer les cinéastes…

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  • Focus : Les personnages et leurs modèles

    Focus : Les personnages et leurs modèles

    Avec O’Neill, Anne Legault nous donne une œuvre dramatique qui réfléchit sur l’acte de création littéraire ; précisément, sur cette singulière relation entre l’écrivain, ses personnages et les personnes réelles dont, bien souvent, il s’est inspiré. Instruite de sa propre expérience – elle s’est inspirée de sa famille dans sa première pièce – Anne Legault se projette et se livre derrière la figure géante d’Eugene O’Neill, le dramaturge américain nobélisé en 1936…

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