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Auteur/autrice : Neal
De l’attrait du réel au désir d’absolu
En dix ans à peine, Judy Quinn a publié sept ouvrages, tant de poésie que de fiction narrative, pour lesquels elle a reçu des prix importants. Avec la constance de la marcheuse de fond, celle qui est aussi une collaboratrice de longue date de Nuit blanche construit une œuvre aussi forte que sensible dont les nombreuses ramifications s’entrecroisent et forment une trame riche, à la fois introspective et ouverte sur le monde.
Pour cette entrevue, j’ai proposé à Judy une rencontre virtuelle à travers un échange de courriels. L’idée vient de L’écriture comme un couteau, un livre d’entretiens entre Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet paru en 2003. Ernaux y écrit avoir apprécié « prendre le temps d’apprivoiser cet espace, de faire surgir du vide ce [qu’elle]pense, cherche, éprouve quand [elle] écri[t]– ou tente d’écrire – mais qui est absent quand [elle]n’écri[t]pas1».
Cette démarche a porté fruit, malgré son aspect à première vue paradoxal : nous ne nous étions jamais rencontrés, jamais parlé et, pourtant, j’avais l’impression de connaître Judy déjà en partie, de reconnaître à travers ses romans et sa poésie certains motifs, certaines préoccupations, des enjeux humains récurrents. Le « matériau biographique » dont se nourrit son œuvre, pour reprendre les propos du communiqué qui accompagne L’homme-canon2, son plus récent roman, contribue sans aucun doute à cet effet, mais il n’y a pas que cela. Les aspects de sa propre vie que le lecteur peut projeter ou retrouver sur l’écran du cyclorama que façonne l’auteure à travers son cycle poétique et ses œuvres narratives y sont pour beaucoup dans cette impression : les lieux et l’époque sont reconnaissables, les marques de la quotidienneté sont les mêmes, les aspirations et les doutes, en partage.
Le souvenir comme moteur de création
On le constate à la lecture, des éléments tirés de ta vie ou de celle de tes proches servent de point de départ ou de points d’ancrage à la plupart de tes ouvrages ; après Hunter s’est laissé couler qui reprenait des pans de la vie de ton grand-père, L’homme-canon emprunte sa trame à la fin de la vie de ton père, laquelle fut marquée par un gain important à la loterie et par la maladie qui aura finalement raison de son étonnante capacité de résilience. Selon toi, qu’est-ce que le fait de s’appuyer ainsi sur des faits véritables apporte à l’écriture de fiction ?
Dans une entrevue, peut-être dans L’écriture comme un couteau justement, Annie Ernaux affirmait que s’il était possible à un témoin de retourner dans le passé, il verrait à quel point ses récits (La place, Une femme, etc.) relatent fidèlement ce qui a eu lieu. Je comprends cette fidélité aux faits. D’ailleurs, dans L’homme-canon, j’ai cherché à reproduire avec exactitude la dernière année de vie de mon père. Même après l’écriture de la première version, je ne savais pas encore s’il s’agissait d’un récit ou d’un roman. Si j’ai opté pour l’étiquette « roman », ce n’est pas pour vendre plus, mais parce que, contrairement à Annie Ernaux, je ne pense pas qu’on puisse être fidèle aux faits. D’abord, ces faits n’existent plus. Il n’y a que le présent. Et c’est toujours avec le « moi » présent qu’on lit le passé.
Il est vrai que vous partagez Ernaux et toi, chacune à sa manière, cette expérience, cette volonté de la restitution du réel ; Ernaux parle d’ailleurs de son travail d’inscription de l’intime dans le récit d’une époque comme d’une « auto-socio-biographie ». Reconnais-tu là un peu ta démarche ?
De façon spontanée, je répondrais non. Mais peut-être un peu. Cela se manifesterait surtout dans Pas de tombeau pour les lieux, où j’ai cherché à voir comment la banlieue a pu influencer mon rapport au monde. Mais ce n’est pas tout à fait une biographie au sens strict, puisque je me suis défendue d’écrire au « je ». L’homme-canon est le premier livre où je prends vraiment la parole. Je ne crois cependant pas en être le personnage principal. On pourrait parler d’une biographie en creux.
Que permet alors la fiction dans la relecture de ces faits biographiques… et comment éviter de « trahi[r] la vraie histoire », comme le reproche le père à sa fille dans le livre ?
Dans ce cas-ci, le travail du deuil, entre autres, a teinté mon souvenir. Et puis, en faisant de ces faits une histoire (chose, peut-être, qu’Annie Ernaux ne se permet pas), j’allais mythifier certains moments, en taire d’autres, en transformer. À cause de la maladie de mon père, qui a été amputé d’une partie de son cerveau, je me suis intéressée aux processus de la mémoire.
Dans le film d’animation Valse avec Bachird’Ari Folman, que j’ai vu à l’époque, un personnage relate une expérience. On présente à différentes personnes une photo d’elles enfants où on les voit chacune au milieu d’un parc d’attractions. Ces photos sont truquées ; elles n’y sont jamais allées. « Vous souvenez-vous de cette journée ? », leur demande-t-on. Certaines personnes répondent qu’elles ne se rappellent plus, mais que si, peut-être. D’autres sont catégoriques : non, elles n’en ont aucun souvenir. Quelques-unes reviennent au bout d’une semaine : oui, je me souviens très bien, c’était une journée ensoleillée, papa avait gagné au tir un ourson en peluche et me l’avait donné…
Mais il y a quand même des histoires plus vraies que d’autres. Si elles le sont ou du moins le paraissent, c’est plutôt à cause de leur accent de vérité. Cela a moins à voir avec les faits réels qu’avec le désir de l’auteur d’être le plus authentique possible. Par exemple, je considère Hunter s’est laissé couler comme un livre sur mon grand-père. Mais dans les faits, il n’y a rien de vrai. La fiction me semblait plus appropriée pour aborder la vie intime de cet homme qui s’en est toujours tenu devant les autres à une sorte d’impénétrabilité. Au fond, le but de l’écriture, ce serait de réchapper de l’oubli ce que ces êtres ont représenté, à défaut de les sauver.
Entre écriture narrative et poésie
Ton écriture poétique, d’une certaine manière, rend aussi compte du réel intime ou observable : Six heures vingt évoque la venue au monde de ta fille et explore le thème de la naissance, alors que Pas de tombeau pour les lieux prend racine dans un quartier de la grande banlieue de Québec qu’il est possible de reconnaître… Comment tes différents projets d’écriture adviennent-ils ? Comment trouves-tu la forme ou le genre qui convient à ce que tu veux dire ? Que permet la poésie que ne permet pas l’écriture narrative et vice versa ?
C’est une bonne question. Je crois que l’écriture répond à deux besoins : celui de raconter et celui de trouver un sens. Idéalement, j’aimerais que ces deux besoins se fondent dans un seul livre, hybride, mais pour l’instant ils prennent deux voies différentes. Bien sûr, dans les faits, ce n’est pas aussi tranché… Dans le cas de Pas de tombeau pour les lieux, il s’est passé quelque chose d’inhabituel. Après avoir lu le manuscrit, mon éditeur m’a dit qu’il semblait en manquer une partie. Je travaillais en parallèle sur L’homme-canon. J’avais écrit quelques poèmes sur la mort de mon père, mais je ne voulais pas les intégrer au recueil. J’avais des scrupules. Il n’y a rien de pire qu’un auteur qui se répète. Mais il y avait cet intense désir d’entrer dans cette disparition, ce que le roman ne permettait pas, parce qu’il était surtout, selon moi, un hommage à la vie. Et aussi parce qu’il s’en tenait à la ligne des événements, alors que j’aurais voulu, à un certain moment, la briser et creuser. Finalement, je suis entrée dans cette blessure, et en quelques semaines sont nés une vingtaine de poèmes que j’ai intégrés au recueil.
J’aime beaucoup cette expression que tu formules, « cet intense désir d’entrer dans la disparition »… peut-être en somme que la différence serait de cet ordre : le roman emprunterait une voix narrative, davantage architecturale, alors que la poésie, se faisant l’écho des enjeux plus intérieurs, se mettrait au service d’une seule et simple voix… qu’en penses-tu ?
Ça me semble très juste. La voix narrative est déjà qualifiée, formatée avant même les premiers mots. Elle répond à des codes et le plus souvent se concrétise au fil de l’écriture. La voix en poésie est plus fondamentale. Au lieu de construire, elle déconstruit. Elle cherche ce qui la fonde, remet en question ses assises. Je trouve personnellement un équilibre dans le fait de revenir de temps en temps à l’histoire.
Le compagnonnage des arbres et des oiseaux
Qu’il s’agisse d’histoires racontées ou de poésie, des figures reviennent d’un ouvrage à l’autre, incontournables même lorsque leur présence est discrète ; on pense aux oiseaux, aux arbres surtout. L’émondé, ton premier livre, articule tout son propos autour de l’arbre – me reste en mémoire ce très beau poème : « certains deviennent des arbres / seulement pour nous / dire / nous faire et nous / sommes pour eux / comme des miroirs de bois ». Cet arbre, ou cet oiseau, que l’on retrouve ensuite dans tous tes livres, est-il là comme un fétiche, un témoin, un compagnon ? Que symbolise-t-il ? Quelle est son rôle dans ta démarche d’écriture ?
Je savais pour l’arbre. Mais pour l’oiseau, je ne m’en étais pas rendu compte! Il semble difficile d’être poète sans parler des oiseaux… En fait, cela a sans doute à voir avec ma façon d’écrire de la poésie. Au début du processus, j’ai l’habitude de m’asseoir devant une fenêtre et de regarder. Il y a toujours un arbre. Où que j’aie pu habiter, en ville, à la campagne, il y avait toujours au moins un arbre. Souvent des oiseaux. C’est toujours le même arbre que je regarde de jour en jour, mais aussi jamais le même. L’arbre, et l’oiseau, sont en quelque sorte des réceptacles où prennent forme mes questionnements sur le visible, l’intériorité, la mort, ce genre de choses. Après L’émondé, je croyais avoir tout dit sur les arbres, mais non. Ma perception de la réalité se transforme. Évidemment, l’arbre et l’oiseau ne sont pas que des réceptacles. J’ai une sorte d’amour pour ces êtres, qui représentent l’ultime altérité.
L’arbre et l’oiseau coexistent de tout temps ; l’oiseau fait son nid dans l’arbre et s’y pose, s’y repose; l’arbre élève ses branches vers le ciel, incapable pourtant de se détacher du sol… arbre-famille-enracinement versus oiseau-individu-liberté… cela a-t-il du sens ?
L’arbre est une sorte de compagnon dans le présent, tandis que l’oiseau représente l’impossible et l’avenir. Il y a sans doute dans chacun de nous un tiraillement entre l’attrait du réel, qui se manifeste par la jouissance, l’amour, la famille, et une quête insensée d’absolu. Comme tu le dis, ils ne sont pas nécessairement séparés, ils se côtoient et essaient de coexister. J’aime à penser qu’un jour je ne dirai plus n’importe quoi sur eux, que je cesserai de m’attacher à mon petit monde intérieur pour entrer dans une véritable relation. Mais pour cela, il faudra peut-être que j’abandonne le langage.
1. Annie Ernaux et Frédéric-Yves Jeannet, L’écriture comme un couteau, coll. « Folio », no5304, Gallimard, 2011, p. 14.
2. Judy Quinn, L’homme-canon, Leméac, Montréal, 2018, 224 p. ; 24,95 $.
Judy Quinn a publié :
Poésie
L’émondé, Le Noroît, coll. « Initiale », 2008.
Six heures vingt, Le Noroît, 2010 – Prix littéraire Radio-Canada, catégorie poésie 2008.
Les damnés inflationnistes, Le Noroît, 2012 – Finaliste au Prix de poésie Estuaire – Bistro Leméac 2013.
Pas de tombeau pour les lieux, Le Noroît, 2017 – Finaliste au Prix du Gouverneur général, catégorie poésie 2017.
Romans
Hunter s’est laissé couler, l’Hexagone, 2012 – Prix Robert-Cliche 2012.
Les mains noires, Leméac, 2015.
L’homme-canon, Leméac, 2018.
EXTRAITS
Toutes ces histoires, c’est mon père qui me les a racontées. Voilà que je me retrouve seule avec elles. J’ai l’impression que mon unique nécessité est de les dire.
L’homme-canon, p. 221.Les arbres se touchent
réagissent aux mouvements des autres
les mouvements récents sont encore invisibles
ou flous tandis que les premiers créent la forme
d’un arbre il en est de même
pour les ombres
sur le versant Nord des maisons
les enfants s’y balancent
allant du noir à la lumière
sans comprendre un seul maudit mot
pourtant ils ont peur
quand leur corps redescend.
Pas de tombeau pour les lieux, p. 15.Michel Ouellette. La passion de l’écriture
L’écriture pour Michel Ouellette est une nécessité, un besoin fondamental et incontournable. Il a d’ailleurs beaucoup écrit : dix-sept pièces de théâtre publiées, trois recueils de poèmes, trois livres pour la jeunesse, deux romans et un livre d’art. De nombreuses pièces restent inédites, bien qu’une vingtaine d’entre elles peuvent être consultées au Centre des auteurs dramatiques. Ouellette a aussi réussi ce que peu d’écrivains arrivent à faire : se réinventer constamment, tout en produisant une œuvre d’une grande cohérence.
En effet, les thèmes explorés restent les mêmes, mais ils évoluent et se transforment sans cesse. Au cœur de l’œuvre demeure une question centrale : comment comprendre les relations humaines, surtout les liens familiaux ? Dans sa thèse de maîtrise en création, il affirme d’emblée que son but est semblable à celui d’André Major : « rendre le monde lisible1 ». Il ajoute cependant : « Dans mon cas, il me faut aussi trouver unenouvelle langue afin de ‘retrouver l’illusion radicale’, une nouvelle forme pour montravail d’écriture car ‘[d]épasser une forme, c’est passer d’une forme à une autre’2. » Passer d’une forme à l’autre pour mieux cerner son objet de prédilection résume bien la pratique de Ouellette, qu’on peut diviser en trois époques : celle des années 1990, qui porte sur l’exploration des rapports familiaux et humains en lien avec l’Ontario français, surtout le nord de la province ; celle des années 2000, dont les textes plus universalistes soulignent davantage l’inspiration mythique qui a toujours traversé l’œuvre ouellettienne ; et enfin celle des écrits introspectifs des dernières années. Comme l’auteur retourne souvent à des textes qu’il a laissés en friche, les frontières entre les époques sont souventperméables.
Prise 1 : la « famille » franco-ontarienne sur les planches
Michel Ouellette est d’abord et avant tout connu et reconnu comme dramaturge. Sa deuxième pièce de théâtre publiée, French Town, lui a valu le Prix du Gouverneur général en 1994. La pièce met en scène trois enfants d’une même famille : Pierre-Paul, l’aîné, qui a fui sa ville natale après une altercation très violente avec son père ; Cindy, la cadette, qui refuse tout ce qui est typiquement associé à la féminité ainsi qu’à la faiblesse de sa mère ; et Martin, le petit dernier, né plusieurs années après les autres et peu avant la mort du père, de sorte qu’il n’a pas subi la violence paternelle. Tous les trois se réunissent à Noël et à Pâques pour vider la maison natale à la suite du décès de leur mère. Chacun a un rapport bien différent au passé, au père, à la mère et à la maison familiale. Leur divergence d’opinion se manifeste dans leur choix linguistique : Pierre-Paul, qui a quitté French Town depuis de nombreuses années, a adopté une langue française hyper-normative qui illustre son rejet de la famille et du passé ; Cindy, qui porte les vêtements de son père et répare le vieux « pick-up truck », jure constamment en français et en anglais ; Martin, qui veut pour sa part ranimer la mémoire de ses parents, acheter la maison familiale et s’impliquer dans la communauté francophone, opte pour une langue vernaculaire, mais correcte. Au fil de la pièce, Cindy évoluera vers une acceptation de son passé, se réconciliera avec sa mère et décidera de ne plus se répandre en invectives, alors que Pierre-Paul, emprisonné dans sa langue artificielle, se suicidera.
Par ses thèmes, l’espace mis en scène et les langues employées, French Town inscrit d’emblée l’écriture de Ouellette dans la filiation des œuvres d’André Paiement et de Jean Marc Dalpé, qui sont, à l’époque, associées à la littérature particulariste, engagée, de la prise de parole franco-ontarienne. À mon avis, le fait que Ouellette a été dramaturge en résidence au Théâtre du Nouvel-Ontario au début des années 1990 et qu’il y a adapté la pièce phare d’André Paiement, Lavalléville, a aussi généreusement contribué à sa réputation d’« écrivain du pays ». Pourtant, ce qui est mis en scène dans French Town est un drame familial bien universel, soit celui de la construction de soi au sein d’une famille où le père abuse de la mère. Qu’est-ce qu’un homme, un père, une femme ou une mère ? À qui et à quoi s’identifier ? Que l’œuvre penche plus du côté du particularisme ou du côté de l’universalisme, le processus d’écriture de French Town, dont les manuscrits se trouvent au Centre de recherche en civilisation canadienne-française, est représentatif du parcours de l’auteur. En effet, les premières versions soulignent l’intention politique de Ouellette, qui souhaitait mettre en scène l’engagement des membres d’une même famille dans les causes communautaires franco-ontariennes (l’obtention d’églises, d’écoles, de collèges et d’une université francophones), à diverses époques de l’histoire de l’Ontario français. La version finale, elle, raconte le drame familial que l’on connaît axé sur l’incommunicabilité, dont les répliques des personnages, le plus souvent des monologues en parallèle, en sont la marque la plus tangible. Certes, la critique a associé cette difficulté de dire à celle de se dire des Franco-Ontariens. La pièce devenait dès lors, pour eux, un miroir reflétant la réalité des francophones du Nord de l’Ontario. Elle déborde toutefois largement ce cadre interprétatif référentiel par la réflexion qu’elle propose sur les rapports père-fils, mère-fille et entre membres d’une même fratrie.
Les premières pièces de Ouellette portent toutes sur cette difficulté de dire, de se dire et de s’inscrire dans une généalogie familiale. Elles abordent toutes la construction du soi en rapport avec les origines familiales. Dans Corbeaux en exil (1992), cette thématique se manifeste par le désir d’écrire de Pete, qui fouille dans l’histoire de sa ville, s’inspire d’un ouvrage historique sur MacPherson (l’ancien nom de la ville de Kapuskasing) et imagine, à partir de lettres et de photos de son grand-père Simon, la vie que celui-ci menait à titre de gardien au camp de concentration de prisonniers allemands qui se trouvait dans cette petite ville du Nord ontarien. Cette pièce, incontestablement en avance sur son temps, n’a jamais été montée en dépit de sa force narrative exceptionnelle. Elle préfigure également ce qui deviendra la caractéristique principale du théâtre de Ouellette, soit le fait qu’il soit très « littéraire ».
Presque toutes les pièces de cette première époque, qui se termine au tournant des années 2000 avec la publication de Tombeaux (1999), Requiem (2001, la suite de French Town) et Fausse route (2001), abordent la question de l’accès à la parole, le plus souvent dans un cadre familial. La plus représentative est sans aucun doute L’homme effacé (1997). Autre drame familial, cette pièce a comme personnage principal Thomas, qui quitte Sudbury afin de retrouver sa blonde qui l’a laissé parce qu’il n’arrivait pas à s’affirmer face à sa mère. Incapable de retrouver Annie, il sombre dans l’aphasie et la folie, erre dans les rues de Toronto avant d’être interné à l’hôpital psychiatrique. La pièce s’y déroule en un va-et-vient entre le présent et le passé. Thomas est un autre « fils à maman » qui n’a pas de père, comme le lui rappelle Annie : « T’as jamais connu ton père, Thomas. Parce que ta mère faisait tout pour l’oublier. Mais l’oubli ça comble pas le vide. Une question cherche toujours sa réponse. C’est pour ça que j’ai emmené Ève avec moi aujourd’hui ». Annie, qui a reconnu Thomas sur la photo que la police a publiée afin de connaître son identité, amènera leur fille lui rendre visite alors qu’il ignorait son existence. À la toute fin de la pièce, Thomas retrouve la parole grâce à sa fille et prononce son nom, Ève, mais il est trop tard, car elle est déjà sortie de scène avec sa mère.
Prise 2 : retour aux sources
Au tournant des années 2000, Ouellette publie un premier roman, Tombeaux, qui s’inscrit dans la suite des pièces des années 1990 et aborde les mêmes thématiques. Le passage au genre romanesque semble être dû, à ce moment-là, à une production trop dense : le milieu théâtral franco-ontarien ne peut pas monter plusieurs nouvelles pièces à chaque année et ne peut pas ou ne veut pas monter des pièces de Ouellette à chaque saison théâtrale. Le genre romanesque, qui n’est pas régi par les mêmes contraintes, attire le dramaturge. Dans sa thèse de doctorat, Ouellette retourne au roman3 mais pour des raisons différentes. Il a alors aussi publié des poèmes dans un ouvrage collectif (Symphonie pour douze violoncellistes et un chien enragé, 2002) et un récit poétique (Frères d’hiver, 2006), qui sera mis en scène par Joël Beddows en 2011, de même que rédigé une thèse de maîtrise en création dans laquelle il a réfléchi à son processus de création. La thèse de doctorat vise plutôt à cerner son rapport aux différents genres littéraires en analysant les liens qui existent entre ceux-ci et l’évolution de la pensée scientifique à diverses époques. Ce « roman » hybride comporte des séquences rédigées sous forme de répliques, des passages très poétiques ainsi qu’une trame narrative romanesque. Il s’inscrit dans le prolongement d’Iphigénie en trichromie (2009), pièce écrite dans le cadre de la maîtrise, de La colère d’Achille (2009), de Willy Graf (2007) et du Testament du couturier (2002), qui se fondent sur la symbolique et la mythologie grecques. Le testament du couturier, par exemple, est une pièce futuriste qui met en scène un univers aseptisé où les humains craignent l’infection. Mais il s’agit aussi d’une pièce qui se fonde sur le passé, notamment la peste à Eyam au XVIIe siècle, l’« épuration » raciale du nazisme, la crise du sida, maladie que certains appelaient la « peste moderne », ainsi que la crainte des virus informatiques. L’incommunicabilité sévit dans ce monde où tout est interdit. Pour en rendre compte, Ouellette n’a conservé, dans chaque scène, que les répliques d’un personnage. Les paroles des autres doivent être déduites de ce que celui-ci dit. Cette pièce d’une grande force illocutoire a remporté le prix Trillium.
Prise 3 : les routes de l’intime
Ces dernières années, Ouellette privilégie une écriture de l’intime qu’inaugurait en fait Frères d’hiver. Ce premier récit poétique ou recueil de poèmes (l’ouvrage oscille entre les deux) ainsi que le recueil de poèmes Pliures (2016) parlent aussi de relations familiales, mais elles sont abordées de l’intérieur. Dans Frères d’hiver, Pierre tente de comprendre le suicide de son frère Paul. Le lecteur a accès à ses réflexions, aux poèmes que Paul a écrits pour Wendy dont il est amoureux ainsi qu’aux observations de celle-ci, racontées par un narrateur hétérodiégétique. La métaphore du froid et de l’hiver convoquée par les activités hivernales que pratiquaient les deux frères durant leur enfance qualifie l’effritement des relations et de l’amour entre les frères. Dans Pliures, c’est la mort du père qui est le catalyseur de l’écriture. Ouellette explore tout ce qui l’a séparé de son père au fil des ans, y compris l’incompréhension de celui-ci face au métier d’écrivain de son fils et le silence qui caractérisait leur relation, silence désormais permanent.
Que nous réserve Michel Ouellette dans les prochaines années ? Bien des surprises, je suppose. Son plus récent roman, Trompeuses lumières (2017), est un retour dans son nord natal et au thème de la parole ; il met en scène un personnage que les villageois ont nommé Lazarus car, comme un revenant, il est aphasique, amnésique, sans empreintes digitales et donc sans identité. Son arrivée suscite une quête mémorielle collective. On est cependant loin de la littérature particulariste des années 1990. Comme le dit si bien la quatrième de couverture, ce roman a des « accents métaphysiques, à la frontière de la réalité et de l’onirisme ». Il amène certainement « les villageois […] à se questionner sur l’existence même des choses et des événements », mais il incite aussi les lecteurs et lectrices à réfléchir au sens de la vie. Sa pièce la plus récente, Le dire de Di (2018), à la fois conte poétique et fable fantastique, nous transporte dans un univers sylvestre nordique et dans la vie familiale, pleine de secrets, d’une jeune fille de seize ans. Retour aux sources sans doute, mais dans une forme générique inédite, dans un style d’écriture hautement personnel et dans une langue riche, variée et imagée. Voyage dans l’imaginaire et dans la psyché humaine par l’entremise d’une exploration des liens familiaux, l’œuvre de Michel Ouellette est sans conteste l’une des plus fortes et des plus originales de l’Ontario français.
Michel Ouellette a publié :
Corbeaux en exil, théâtre, Le Nordir, 1992 ; French Town, théâtre, Le Nordir, 1994 ; Le bateleur, théâtre, Le Nordir, 1995 ; Cent bornes, avec Laurent Vaillancourt, livre illustré, Prise de parole, 1995 ; L’homme effacé, théâtre, Le Nordir, 1997 ; La dernière fugue suivi de Duelet de King Edward, théâtre, Le Nordir, 1999 ; Tombeaux, roman, L’Interligne, 1999 ; Requiemsuivi de Fausse route, théâtre, Le Nordir, 2001 ; Le testament du couturier, théâtre, Le Nordir, 2002 ; Symphonie pour douze violoncellistes et un chien enragé, avec Michel Louis Beauchamp et Louise Nolan, poésie, Le Nordir, 2002 ; Frères d’hiver, poésie, Prise de parole, 2006 ; Willy Graf, théâtre, Prise de parole, 2007 ; Iphigénie en trichromie suivi de La colère d’Achille, théâtre, Prise de parole, 2009 ; Fracture du dimanche, roman, Prise de parole, 2010 ; La guerre au ventre, théâtre, Prise de parole, 2011 ; ABC Démolition, théâtre, Prise de parole, 2013 ; La fille d’argile, théâtre, Prise de parole, 2015 ; Pliures, poésie, Prise de parole, 2016 ; Trompeuses lumières, roman, Prise de parole, 2017 ; Le dire de Di, théâtre, Prise de parole, 2018.
1. André Major, Le sourire d’Anton ou L’adieu au roman, Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2001, p. 77.
2. Michel Ouellette, Iphigénie en trichromie suivi deEntre construction et déchéance. Réflexions sur le processus de création littéraire, thèse de maîtrise, Université d’Ottawa, Ottawa, 2004, p. 5. Michel Ouellette cite Jean Baudrillard, Illusion, désillusion esthétiques, Sens & Tonka, Paris, 1997, p. 41 et 43.
3. Ce roman a été publié aux éditions Prise de parole sous le titre de Fractures du dimancheen 2010.EXTRAITS
PIERRE-PAUL Dans cette chambre, j’allais me réfugier. Je tirais les rideaux. J’allumais ma petite lampe de chevet que maman m’avait achetée pour m’encourager dans mes études. Et je prenais mon Petit Larousse illustré, le seul livre dans cette maison d’illettrés. Et pendant des heures je tournais les pages. J’apprivoisais les mots. Je les découvrais. Quelle chaleur ! Quel réconfort !
CINDY Stie de chambre de tabarnak ! Dans c’temps-là, je portais des maudites robes fleuries. Mais fallait pas que je les salisse. Chrisse, pouvais rien faire à cause de ça. Stie, moé, je voulais toujours courir pis jouer dans le sable. Mais c’était toujours : « Envoye, dans ta chambre ! »
SIMONE Envoye, dans ta chambre !
PIERRE-PAUL Je ne voulais pas sortir. Je cherchais un vocabulaire pour dire ma peine. Je me sauvais dans les pages de ce dictionnaire. Je goûtais, enfin, à la liberté.
[…]
PIERRE-PAUL Bientôt, mon âme se calmait. J’allais au début du dictionnaire. Je mémorisais les règles de grammaire, les tableaux de conjugaison, le pluriel des noms, les préfixes et les suffixes. Quelle joie !
CINDY J’ouvrais les rideaux. J’argardais dehors. Le bois, au loin. Pis je voyais le soleil pis les nuages. Pis je rêvais d’aventures, stie. M’imaginais sur le bord d’une crique en train de me bâtir un radeau pour faire le tour du monde. M’imaginais dans une cabane dans les arbres comme Tarzan. Ah ! Ahaha !… M’imaginais rencontrer des Indiens pis partir à la chasse avec eux autres.
French Town, Prise de parole, p. 32-34.À dix ans, j’ai décidé de réécrire le monde, d’arrêter de lire pour commencer à écrire, parce que j’avais pris conscience de l’illusion dans laquelle je vivais, ce monde de tromperies et de mensonges dans lequel toutes les histoires sont fausses, où tous les adultes sont des imposteurs, où les enfants pleurent d’incompréhension, où j’ai pleuré. J’ai beaucoup pleuré avant d’arriver à coucher des mots vrais sur le papier. Il a fallu que je me vide de tout ce qui était faux en moi pour constater que tout au fond, à la fin des larmes, à l’épuisement de la source, il y avait quelque chose de dur, de solide, sur lequel je pouvais reconstruire, une petite île en moi, un bout de roc.
Frères d’hiver, Prise de parole, p. 17.Vous aviez votre moulin
J’avais des mots d’automne
Embrochés qu’ils étaient
Sur des feuilles mortes
Ou dans des corps perdus
La chair meurtrie
Désespère
Claque dans mes mains
J’ai erré pendant que vous œuvriez
À la sueur de votre front
À la douleur du dos et des bras
Vos mains dans un coffre d’outils
Moi, j’enfonçais des aiguilles dans mes yeux
Pour ne pas voir plus loin que le mal immédiat
Je taisais la souffrance lointaine
Me crevant les oreilles
Pour ne pas entendre l’écho de votre douleur sourde
Qui voulait jaillir des profondeurs
De notre relation
Qui ne tenait qu’à un fil de trame
RompuExcusez-moi
Si j’insiste
J’ai tenu votre regard
À ce moment-là
Quand vos yeux étaient de cendre
Et que votre langue
Bois mort dans votre bouche éteinte
Ne traversait plus vos lèvres brûlées par le sel de votre vie
J’ai tenu bon
Malgré le gel
Seul le silence entre nousVous avez tourné la tête
Sur mes positions
J’aurais voulu prendre votre main
Prendre votre visage entre mes mainsSandhamn, l’île mystérieuse de Viveca Sten
Chaque œuvre qui m’importe a une histoire à raconter,
même si celles-ci ouvrent d’autres portes que l’écrit.
Nous sommes, nous les humains, des raconteurs d’histoires.
Henning Mankell, Sable mouvantC’est un moment délicieux quand on écrit et qui ne dure pas longtemps,
mais qui vous porte comme une vague vous pousse sur la rive.
Agatha Christie, Autobiographie
Née à Stockholm en 1959, l’avocate Viveca Sten amorce en 2005 une deuxième carrière en . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
L’exil tout en retenue de Caroline Vu
Caroline Vu est une écrivaine d’origine vietnamienne qui a vécu aux États-Unis, en Amérique latine, en Europe et à Montréal, où elle a fait ses études et où elle pratique maintenant la médecine. Elle a publié deux romans en anglais au milieu de la décennie 2010. Ceux-ci ont été traduits aux éditions de la Pleine lune par Ivan Steenhout.Un été à Provincetown1, deuxième roman de l’auteure, paraissait en français en 2016, tandis que Palawan2, son premier titre, paraissait en . . .
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Dans l’œil de Sophie Gagnon-Bergeron, photographe
Gabriel porte en lui un sérieux, un drame et une stature (autant qu’une gentillesse) qui se reflètent bien dans la démarche unique de réécriture qu’il a accomplie avec La Scouine. Mais comment révéler cela de lui ? Nous avons un peu dialogué au sujet d’Albert Laberge et de sa propre relation aux images (il plaçait des photos de lui dans ses livres, comme une façon de construire l’ethos d’écrivain qui devait lui permettre d’appartenir au monde littéraire). Je souhaitais d’une manière ou d’une autre, quoique le plus subtilement possible, rappeler la réécriture, l’existence de cet Autre en surimpression.
Les images de Laberge m’ont poussée à demander à Gabriel de s’habiller avec classe et chic. J’ai ensuite cherché pour lui un lieu à la fois beau et laid, pauvre et riche, vaste et clos. Je lui ai demandé simplement d’amener une chaise de bois. Je n’aurais pas pu le prévoir, mais la chaise que j’avais imaginée, non seulement il la possédait, mais c’était aussi sa chaise d’écrivain. Nous nous sommes installés dans le champ, et le jeu avec la chaise s’est développé naturellement chez Gabriel. Je l’ai compris seulement après, mais cette chaise, c’est aussi celle de l’autre écrivain ; c’est ce siège, cette place que Gabriel s’est permis de prendre.
J’aurais voulu des lumières de paix du soir, d’une douceur infinie. Je n’avais pas le luxe du contrôle de la météo, et pourtant. Un orage a foncé vers nous tout en laissant filtrer des éclaircies de soleil, par des pieds de vent. L’ambiance pesante et intense me semble a posteriori tout à fait cohérente et convenable. J’espère qu’elle l’est pour vous, lecteurs de Nuit blanche.
Hervé Bel, artisan des vies intérieures
Hervé Bel est un romancier au profil singulier. Formé dans les domaines du droit et de l’économie, il travaille dans une grande banque française. Lecteur inconditionnel de l’œuvre de Proust, créateur du blogue littéraire Les Ensablés1, il est surtout un écrivain remarquablement doué.
Ses deux premiers livres ont été primés. La nuit du Vojd (2010) a reçu le prix Edmée-de-la-Rochefoucauld, qui récompense l’auteur d’un premier roman, tandis que Les choix secrets (2012) a été distingué par le prix Horizon du deuxième roman et par le Prix de l’Inaperçu, lequel est attribué à un roman qui, malgré ses qualités, n’a pas reçu l’attention médiatique qu’il aurait méritée. Il a fallu attendre cinq ans pour la publication d’un troisième titre à l’automne 2017, La femme qui ment, autre fiction notable dont la presse n’a pourtant guère parlé, encore une fois, et qui confirme un écrivain dont l’assurance et la maîtrise toute classique de l’écriture nourrissent une prose racée, attentive aux petites choses, qui culmine dans la finesse et la profondeur psychologiques. C’est bigrement bien fait, du grand art.
Les choix secrets
Au centre de sa production, Les choix secrets est une manière de chef-d’œuvre, qui tient à la parfaite adéquation entre le classicisme exemplaire de l’écriture et le sujet du roman. On pense à l’univers d’un François Mauriac, aussi bien par cette écriture de l’introspection et de la rétrospection qu’en raison de ces familles provinciales plombées par l’hypocrisie et les conflits, jalousement ancrées dans leurs traditions. La perfection classique des Choix secrets est par ailleurs renforcée par le recours souple, pourrait-on dire, à la règle des trois unités : tout le roman est replié sur une très longue journée, où Marie, cloîtrée dans sa maison auprès d’un mari malade, se remémore sa vie. Les pensées de Marie, en revanche, donnent une extension formidable au temps, aux lieux et à l’action. Le contraste est en effet saisissant entre la lassitude, les menues contrariétés de la vie quotidienne de cette vieillarde aigrie, et ses années d’adolescence passées au Moyen-Orient et en Indochine (au gré des déplacements de son père, commandant militaire) et les espoirs qu’elle avait nourris. De même la présence obsédante du mari dans les pensées de sa femme tranche fortement avec l’espèce de loque qu’il est devenu, puisqu’il est trop faible pour manger, pour parler ou pour faire quoi que ce soit ; il est visiblement rendu au bout. Dans un sens, c’est la conscience de Marie qui le tient en vie, mais une conscience rongée par les récriminations, les regrets et la haine d’un homme qui n’a pas été à la hauteur de la femme qu’elle a cru être. Dans cette vie lamentable, Marie n’aura été que ce qu’elle voulait paraître. Il y a dans ce roman tout un art du clair-obscur et du décalage, sans doute parce que, comme le pensait Rimbaud, la vraie vie est ailleurs.
Cet univers faisandé, composé d’équivoques et de scrupules, de frustrations accumulées, de calculs sournois, d’impulsions pernicieuses, d’espérances refoulées, Hervé Bel le scrute avec une rigueur opiniâtre, le déploie et le pénètre patiemment, avec une intelligence probante du comportement humain. Je parlais plus tôt de Mauriac ; Les choix secrets évoque aussi cet extraordinaire roman d’Emmanuel Bove qu’est Un homme qui savait (fraîchement réédité2), où les sempiternels malentendus et les attentes déjouées par la vie lient douloureusement un frère et une sœur.
La femme qui ment
Avec le tout récent La femme qui ment, Hervé Bel replace le regard d’une femme, Sophie, au centre de sa fiction. La narration oscille entre les première (Sophie) et troisième personnes du singulier (technique esquissée dans Les choix secrets), ce qui donne à l’auteur une généreuse latitude dans la saisie psychologique des personnages et au roman une ampleur dans le rythme. Sophie est cadre à la Communication Worldwide, sise dans le quartier de La Défense, à quelques jets de métro des Champs-Élysées. Elle est épuisée, insatisfaite de sa vie, où la passion pour son travail et pour son mari, Alain, vieillit mal ; elle aurait besoin de vacances prolongées. Un jour qu’elle se sent impuissante à traiter un dossier important, elle se tire momentanément d’affaire en faisant un mensonge à son patron : elle prétend être enceinte. Le mensonge est venu naturellement : sans enfant, elle se sent vide, elle a toujours rêvé d’en avoir un, et le temps presse de plus en plus, car elle a maintenant 43 ans. Pourtant, ni elle ni son mari ne sont stériles : les tests ont été négatifs. Mais un jour, spontanément, elle sert le même mensonge à son mari…
C’est ainsi que le roman construit peu à peu son intrigue autour de la détresse du personnage. La force de l’écriture, nouée autour d’un scénario simple et efficace, tient dans la capacité de réflexion autocritique de Sophie. Elle ment aux autres, mais elle ne se ment surtout pas à elle-même (contrairement à Marie). Elle est dans un moment creux de sa vie et, comme la Marie des Choix secrets, elle revoit de grands épisodes de sa vie, inspecte les ratages de ses amours passées, déplore les tensions avec sa famille, etc. Malgré des contextes tout à fait différents, c’est néanmoins le même ressort psychologique qui joue dans les deux romans, et c’est tant mieux : le talent d’Hervé Bel est ici inattaquable. L’auteur a un don réel pour épaissir ses personnages, pour les rendre crédibles dans les moindres détails de leur vie, pour en faire des êtres cohérents autant dans les grandes décisions que dans les ennuis de tous les jours. Entre les deux romans, il y a pourtant cette différence éclatante : il y a un autre avenir pour Sophie, alors qu’il n’y en a plus pour Marie.
Autre qualité de ce roman : La Défense, quartier des affaires personnalisé par ses multiples tours et bureaux, qu’Hervé Bel connaît bien puisqu’il y travaille depuis vingt ans, est presque un personnage à lui seul. Le romancier décrit ce quartier méthodiquement, longuement, magnifiquement : « Soudain, au-delà de Paris toujours dans la grisaille, le ciel se fissure. Une bande dorée se pose sur l’horizon. On dirait qu’après la ville s’étend une grève de sable étincelante et que la mer est tout au bout. Des flaques de lumière se reflètent, orangées, sur les cimes astiquées des gratte-ciel. Les plus petits restent dans la pénombre, pressés les uns contre les autres, dans un désordre de chambre d’enfant, car, vus de haut, ils ne sont rien d’autre que des cubes de métal en désordre ».Ce milieu de travail, qui crispe les nerfs de Sophie, devient sous la plume de l’auteur un endroit complètement aliénant, où seules comptent la performance et la rentabilité, et nécessairement en anglais. Moqueur, le romancier glisse adroitement des mots et expressions anglais dans les phrases des cadres. Sophie a de bonnes capacités relationnelles, « mais, concerning digital matters, totalement out »; naturellement, la compagnie avec laquelle elle traite pendant tout le roman est « une Frenchpépite qui s’exporte aux USA ». D’ailleurs, on dit les States, parce que les États-Unis, ça fait ringard, comme le travail est mieux fait si c’est du good worket qu’on a été plus efficient.
La nuit du Vojd
En convoquant cet espace de travail aliénant des grandes entreprises, Hervé Bel reconduisait en quelque sorte l’ambiance suffocante de son premier roman, La nuit du Vojd ; sauf que le point de vue était celui d’un jeune Russe, Ivan Zamiatine, entré au service de la puissante Organisation sur la recommandation de son père, cadre à la retraite et « un des rares de sa génération à avoir échappé aux purges » du Vojd. Le « Vojd » est un mot russe qui signifie « le chef ». Dans le roman, on ne parle que de lui, mais on ne le voit guère, il est une sorte de dieu dont l’Organisation, structure politique totalitaire, forme des disciples.
Même s’il n’a que 22 ans, Ivan appartient au département qui justement prépare les purges, car l’Organisation s’évertue en effet à « découvrir les défaillances des hommes et des systèmes » afin de « les éradiquer et de sanctionner les responsables ». L’intrigue du roman est constituée de l’enquête d’Ivan sur le directeur de l’approvisionnement, un certain Grossmann, soupçonné de négliger la production. Cadre dévoué, stimulé par le désir de bien faire, Ivan est trop peu expérimenté pour ne pas être naïf ; parce qu’il croit à l’égalité des dirigeants et des salariés, au savoir des uns et aux compétences des autres, pour lui, être consciencieux dans son travail, c’est être juste, et cette morale lui suffit à justifier la traque des chefs suspects. Mais le suicide de Grossmann, à la fin du roman, vient mettre en lumière les insuffisances d’Ivan, alors qu’il s’était cru habile. Au prix de son renvoi de l’Organisation, il aura fait un apprentissage somme toute douloureux de l’âge d’homme.
L’histoire se passe au tournant des années 1990, dans les années qui suivent la chute du mur de Berlin, mais elle a une forme d’atemporalité par sa proximité évidente (et la dernière page est à cet égard explicite) avec la dictature stalinienne et par l’ombre du NKVD3 qui plane sur l’Organisation. On peut aussi, sans doute, y lire une métaphore de l’autoritarisme économique du marché mondial et des multinationales, dont nos gouvernements, n’ayant de cesse de céder des droits, sont à la solde. Dans ce contexte, l’Organisationannonce La Défense, et Ivan, asservi au système, est bien à l’image du citoyen d’aujourd’hui soumis aux lois du marché, consommateur obéissant et d’autant plus manipulé qu’il se croit libre. La nuit du Vojd devient une satire acerbe du capital illimité, comme La femme qui ment est une critique du travail aliéné par les prouesses de la compétitivité. Entre les deux romans ne change que le point de vue, Ivan étant une sorte de victime consentante, puisqu’à la fin il se retrouve au chômage, tandis que Sophie finit par reprendre sa vie en main.
Cette ouverture sur l’impondérable, cette brèche par laquelle la jeune cadre rebat les cartes de sa vie, ne changera globalement rien à l’affaire. Elle le sait d’ailleurs, alors que, dans les dernières lignes, elle met le cap sur Strasbourg : « Je serai heureuse, enfin moins malheureuse qu’ici, à La Défense. Bientôt, il y aura partout des Défense. Pas encore, alors je fuis, je me résigne ». Ce départ, qui est un mouvement de défense, c’est le cas de le dire, je veux pourtant croire qu’il signifie un peu plus que cela. On le saura bien tôt ou tard. En attendant, lecteur, tu as trois nouveaux romans à lire.
Hervé Bel a publié : La nuit du Vojd, Lattès, 2010 ; Les choix secrets, Lattès, 2012 et Le livre de poche, 2014 ; La femme qui ment, Les Escales, 2017.
* Photo par Pierre-Antoine Duffaud : Derrière les toits de Neuilly, le tours dorées de La Défense.
1. Blogue créé en 2010 et hébergé sur le site « ActuaLitté ». Un recueil de textes (Lectures en stock) issus de ce blogue a été publié en mars 2018 aux éditions La Thébaïde.
2. Dans la collection de poche « La Petite Vermillon », aux éditions La Table Ronde.
3. Le Commissariat du peuple aux Affaires intérieures, dont relevait la police politique du régime soviétique.EXTRAITS
Quand on est vieux, tout est difficile, tout a un goût amer. Il y a des moments heureux, mais toujours bordés par l’idée du temps. Être heureux, pense parfois Marie, c’est la perspective de le demeurer ou de le devenir. Même les enfants le savent qui, le dernier jour des vacances, ne goûtent plus le temps avec l’insouciance du premier. Et pourtant, c’est le même chocolat servi à quatre heures, les mêmes jeux, l’éblouissant soleil dans le jardin dans lequel on a construit une cabane. Il y a dans le cœur une amertume qui gâte le goût.
Les choix secrets, Le livre de poche, 2014, p. 52.Reprendre la vie avec Alain démasqué ? Alors elle a eu, en s’imaginant restée avec lui, l’impression désespérante que donne un paysage de champs abandonnés dans la bruine d’hiver, ombré d’une verdure livide, saigné par un chemin droit et pierreux se perdant dans le brouillard sous les cris des corneilles raturant le ciel de traits noirs. Cet avenir avec Alain, c’était la tristesse assurée des dimanches après-midi, quand les rues désertes, balayées par le vent, révèlent l’inanité de la vie.
La femme qui ment, Les Escales, 2017, p. 162-163.Il était une fois le gène de Siddhartha Mukherjee
Avec le déchiffrage du génome humain complété en 2000, on a pratiquement mis au jour le script de la vie elle-même, avec pour corollaire le pouvoir pour l’être humain d’en modifier les instructions. Il a fallu bien des efforts et bien des tâtonnements avant d’en arriver là, nous rappelle Siddhartha Mukherjee dans son brillantissime essai, Il était une fois le gène. Percer le secret de la vie1. Malgré les immenses avancées qu’elles laissent entrevoir, l’auteur montre que ces percées ne vont pas sans . . .
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Julien Blanc (1908-1951)
Le tout d’une œuvre due à un écrivain rare, habité par la perte, le malheur et la déréliction, tient en sept titres : Toxique (1939), Mort-né et L’admission (1941), Seule, la vie…(1943), que suit la trilogie éponyme composée de Confusion des peines1 (1946), Joyeux, fais ton fourbi… (1947) et Le temps des hommes (1948). C’est peu mais sans dispersion aucune, comme s’il y avait une sorte de basse continue, un ostinato, dans la prose de Julien Blanc (1908-1951).
La mort dans la vie
Tous les romans de Julien Blanc sont fondés sur un manque, irréparable, laissé par la mort de sa mère alors qu’il avait huit ans : même lorsque le personnage principal semble différer quelque peu du narrateur récurrent, le thème revient en mode rhapsodique. Toxique s’ouvre sur « Pour Maman, ce premier livre… ». L’admission met en scène une relation amoureuse ambiguë : « Il se blottit au plus creux des genoux de Léa. Elle resta longtemps à lui parler tout bas, à l’oreille. Et lui sentait monter des profondeurs de son imagination toutes les histoires d’enfants que sa mère morte avant l’heure ne lui avait jamais contées ». Confusion des peines est sobrement adressé « À ma mère – In memoriam », le premier chapitre s’intitulant « Ma mère » et débutant, en couleur rousseauiste, par : « Je suis né à Paris, 47 rue Jacob, à la Charité ». À partir de là, s’enchaîne une succession d’infortunes : une enfance sans père, la maladie de cette mère tant aimée – pianiste douée mais condamnée à être domestique –, jetée à la fosse commune (« le jour des Morts, je pense que j’aimerais avoir une tombe où aller. Cela même m’est interdit1 »), la vie en pensionnat, en maison de redressement, l’expérience du plus grand abandon, celui « des enfants voués au mal, le front buté, les mains tremblantes, […] des enfants sans jeunesse, avec des corps vieux, vêtus avant la lettre de l’uniforme des délinquants, et de curieuses larmes séchées sur leurs yeux fixes3 ». Dans une tonalité célinienne – « C’est naître qu’il aurait pas fallu4 » –, Mort-né voit disparaître la compagne du narrateur, emportant avec elle son enfant : « Mais ne vaut-il pas mieux qu’il ne soit jamais né ? La vie est si laide. Les hommes cruels ». Et au fronton du livre publié en 1943, on lit : « Il m’arrive parfois de songer à l’homme que le héros dont on va lire les Souvenirs aurait pu devenir si… C’est à ce fœtus que je dédie « Seule, la vie… » – In memoriam. J. B. » Nous avons donc affaire à un horizon résolument tragique, la mort étant omniprésente, même du vivant de ces réprouvés que sont les orphelins dans une société qui les rejette ; une destinée qui, malgré tout, reste énigmatique : « Dans les moments de dépression, j’aime errer parmi les tombes, cherchant sans jamais la trouver l’explication de la mort, me demandant jusqu’à la nausée comment sur de la pourriture humaine des fleurs osent pousser5 ». La seule consolation, le narrateur une fois enrôlé dans les bataillons d’Afrique, est le spectacle du ciel nocturne au Maroc, le regard attentif à la pousse des plantes, à la grâce des oiseaux ou des reptiles, en résumé tout ce qui n’est pas l’homme à moins qu’il ne soit infans. Julien Blanc peut être ainsi comparé à tant de ces écrivains demeurés inconsolables de l’absence maternelle, comme Marguerite Audoux, Luc Dietrich ou Charles Juliet6, voués à la tristesse mais capables aussi d’admirer la beauté sur la terre.
Le guerrier appliqué
« Il y a tout de même une chose qui compte, dans la vie, écrit Malraux : c’est de ne pas être vaincu7… » Ce paradoxe, Julien Blanc l’a illustré dans, au moins, deux de ses romans, Joyeux, fais ton fourbi… et Le temps des hommes ; le premier prend cadre dans ces régiments disciplinaires, stationnés dans le Maghreb, qu’on a appelés les Bat’d’Af, où se retrouvaient des repris de justice, engagés volontaires, encadrés par des sous-officiers à la discipline redoutable : dès 1890, Georges Darien en avait tiré son reportage littéraire, Biribi8, avant que la fiction s’en empare pour créer une iconographie séduisante : Le bataillonnaire, de Pierre Mac Orlan, couronne le thème9, prolongé par la gloire, très ternie, des légionnaires, ou autres spahis, telle qu’André Beucler l’a figurée dans Gueule d’amour en 1926. C’est bien cette réalité contrastée que Joyeuxreprésente, le narrateur, dès son incorporation, ayant bénéficié, grâce au médecin-major, d’un emploi d’infirmier tout à fait inattendu : à la dureté de la condition militaire se substitue un rôle d’adoucissement des douleurs dues à diverses maladies, la plus fréquente résultant des pratiques sexuelles. Sans entrer dans le détail d’une écriture donnant une large place à la description physiologique, citons un seul exemple : « Je suis heureux qu’il y ait eu cette infirmerie dans ma vie. C’est là-bas, penché sur des chancres, des impétigos, des ictères picriqués, des gales, des crises de delirium que j’ai appris pour toujours je crois, en tout cas approfondi, l’amour fort de ce qui est obligé de vivre […] dans la souffrance ». Le combat de l’apprenti carabin – et c’est ce qui signe l’œuvre de Blanc dans ce contexte des années 1940-1950 où d’aucuns croient encore en l’humain tout en le sachant condamné aux pires tourments10 – lui fait offrir ses maigres forces à soulager, à soigner, à conduire ses patients vers l’espérance. Une fois libéré, il se livre à une méditation proche de la béatitude : « J’imaginais les êtres qui donnent du bonheur aux hommes, comme des anges aux belles ailes déployées. Ils avaient des prunelles claires, des gestes harmonieux ».
L’espoir, donc, pour rester du côté de Malraux11 ; et c’est justement au cours de la guerre d’Espagne que Julien Blanc va donner à son narrateur une raison de renouer avec la communauté de ceux qui luttent pour la justice. Celui-ci, revenu à Paris, prend contact avec une cellule du Parti communiste, désireux de trouver un engagement dans la voie politique ; il part ainsi pour Barcelone, sans faire partie des Brigades internationales bien que la figure de George Orwell, côtoyé dans les montagnes de l’Aragon, soit évoquée12. C’est le moment où s’opposent les communistes et les anarchistes sous l’œil presque impassible des partisans de Franco, rendant la situation quasi inextricable et très dangereuse : traqué, le « héros » se résigne à revenir en France, conscient de son inutilité mais convaincu que la cause n’est pas entièrement perdue. « Croire aux hommes et les aimer, n’être plus tout seul quand un être au hasard de cette curieuse course d’ici-bas vous a souri, vous a serré la main, a fait se dissoudre toute défiance à l’égard de la vie et vous a montré par la seule lumière de ses yeux que le soleil ne brille pas en vain, que les étoiles ont sûrement leur raison d’être, que la nature n’est pas si absurde et le monde pas si hostile qu’on nous l’apprend. Il me faudra bien employer ce temps des hommes à me forger une âme13. » Ce sentiment est semblable à celui éprouvé par le personnage principal de L’admission, titre énigmatique jusqu’à la fin où l’on comprend que c’est à l’humain qu’il s’agit d’être admis après avoir subi des épreuves surveillées par un Envoyé, comme dans le film Les ailes du désir(1987) de Wim Wenders ; mais le roman s’inscrit, surtout, à la suite de cette Conversion à l’humain (1931) que Jean Guéhenno avait prêchée à une époque où les Lumières commençaient à pâlir. C’est d’ailleurs sur un exergue emprunté à celui-ci que s’ouvre Confusion des peines : « J’ai conscience d’appartenir à une espèce commune de l’humanité et cela m’aide à croire qu’en parlant de moi, je parlerai aussi des autres ». Le paradoxe, donc, n’est pas mince chez un écrivain comme Julien Blanc dont l’inspiration paraît très personnelle, voire autobiographique, et qui cependant participait pleinement à la vie sociale et littéraire.
Un silence d’environ un demi-siècle
En effet, aussi effacée qu’elle puisse être aujourd’hui, cette œuvre fut favorablement accueillie par des critiques aussi exigeants que Maurice Blanchot qui donna, dans le Journal des débats, des recensions de L’admission et de Seule la vie… Claudine Chonez consacra un article conséquent à Joyeux, fais ton fourbi… dans la revue Critique. Le journal Les Nouvelles littéraires interrogea Julien Blanc pour l’enquête « Y a-t-il une crise du roman français ?14 », aux côtés de Francis Ambrière, Marcel Aymé, Paul Gadenne, Dominique Rolin, entre autres jeunes auteurs. Et, d’une façon unanime, à la sortie de Confusion des peines, lui décernèrent leurs louanges Jean Anouilh, Robert Brasillach, Jacques Brenner, François Mauriac, Maurice Nadeau…, ce qui aboutit à l’octroi du prix Sainte-Beuve 1947, l’une des plus prestigieuses et des mieux dotées récompenses parisiennes. Entre-temps, Blanc avait noué beaucoup d’amitiés, dont celle de Jean Paulhan, qui fut son véritable mentor et, grâce à Marcel Arland, sans doute, il fit des comptes rendus dans le journal Comœdia (de 1941 à 1943), ajoutés à bien d’autres tâches alimentaires dans des journaux collaborationnistes, tout comme Jacques Audiberti, son voisin à l’enterrement de Drieu la Rochelle : « J’étais avec Julien Blanc, ancien ‘joyeux’ catalan aux prunelles ardentes et pâles, qui raconta son bataillon d’Afrique dans un rude bouquin15 ». La réception critique fut donc favorable, surtout à partir de 1946, avant que l’oubli recouvre le talent d’un écrivain mort trop tôt de tuberculose, de pauvreté, de révolte, d’incapacité aussi à se dire autrement que sur le registre de la confession. Toutefois, le travail courageux de certains éditeurs fait que, de temps en temps, la fosse commune restitue une impeccable dépouille, sans fleurs ni couronnes mais avec respect.
* Julien Blanc, dessin de Bernard Milleret, 1947.
Julien Blanc a publié :
Toxique, Pierre Tisné, 1939 ; Mort-né, Albin Michel, 1941 ; L’admission, Albin Michel, 1941 ; Seule, la vie…, Gallimard, 1943 ; Seule, la vie… : Confusion des peines (1946), Joyeux, fais ton fourbi…(1947), Le temps des hommes (1948), Le Pré aux Clercs. Cette trilogie a été reprise par les éditions Finitude entre 2011 et 2013, puis par Libretto entre 2013 et 2015.1. Mais Confusion des peinesreprend Seule, la vie… à quelques détails près.
2. Confusion des peines.
3. Joyeux, fais ton fourbi…
4. Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit (1936), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2001, p. 552.
5. Le temps des hommes.
6. Respectivement, Marie-Claire (Fasquelle, 1910), Le bonheur des tristes (Denoël, 1945), L’année de l’éveil (P.O.L, 1989).
7. André Malraux, Les conquérants(1928), Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1997, p. 247.
8. Publié par Alfred Savine, puis par Stock en 1905, il connut un succès de scandale.
9. D’abord sous le titre de Bob bataillonnaire (1919), puis de Le bataillonnaire (1931).
10. Blanc a témoigné de son admiration pour Albert Camus.
11. André Malraux, L’espoir, Gallimard, Paris, 1937.
12. Homage to Catalonia d’Orwell, récit sur la guerre civile espagnole, a été publié en 1938. Il paraîtra en français sous le titre d’Hommage à la Catalogne aux éditions Gallimard en 1955.
13. Le temps des hommes. L’italique est dans le texte.
14. Le 6 novembre 1947. À la même époque, l’hebdomadaire lui consacre un entretien dans sa rubrique « Instantanés ».
15. Jacques Audiberti, Dimanche m’attend (1965), Gallimard, « L’Imaginaire », Paris, 1993, p. 266-267.EXTRAITS
On m’apprit la mort de ma mère sans ménagement. Je tombai, sans connaissance. Quand je revins à moi, et qu’on m’eut répété qu’elle était morte, ce fut plus horrible encore, plus affreux. Je me mis à murmurer des mots sans suite, comme lorsqu’on a la fièvre. Je savais que tout était fini, que maman était froide pour toujours, que je ne la reverrais jamais, que jamais plus je n’entendrais sa voix si douce, que son regard ne m’envelopperait plus de sa lumière comme le soleil la terre. Tout était fini.
Confusion des peines, Finitude, p. 32-33.Si l’on savait ce qui se passe en prison ! Et j’avais quinze ans. Et quel crime avais-je commis ? Mon crime était d’être sans famille – c’était aussi d’avoir une marraine qui avait oublié qu’elle avait juré de remplacer mes parents s’ils venaient à disparaître ; également d’avoir une bienfaitrice qui ne comprenait rien à la vie. […] Mais les murs des prisons sont épais, très épais. Les gosses qui sont derrière peuvent hurler jusqu’au sang, le monde ne les entend pas, le monde s’en fiche bien.
Confusion des peines, Finitude, p. 138.L’infirmerie avait son jardin potager […]. Devant la plante croissant sous mes yeux chaque jour différente, il m’arrivait de m’assoupir légèrement, non : de pénétrer plus avant dans le mystère de la vie. Je me disais dans mes songeries, qu’il était curieux que je n’eusse jamais été occupé profondément, par-delà la vision d’une plante qui pousse ses feuilles dans l’air et ses racines dans la terre nourricière, de la vie qui m’habitait, de la pensée confuse de cet étrange mystère insondable qui naissait de cette douce et muette contemplation. Je sentais dans cette pensée, distincte encore de mon intelligence, de ma conscience des choses, une douce chaleur et je dépassais parfois l’heure que je m’étais fixée pour rentrer à l’infirmerie afin de la sentir tiède comme un oiseau vivre et battre dans ma tête apaisée.
Joyeux, fais ton fourbi…, Finitude, p. 145.On ne tue pas les morts deux fois, sauf en littérature. Je n’avais jamais vu autant de cadavres à la fois, mais je trouvais moins pénible qu’étrange de toucher presque sans égards ces corps qu’une intelligence avait habités, qu’une foi en l’humanité avait réduits à ce qu’ils étaient maintenant. De grands mots souvent galvaudés reviennent fréquemment sous ma plume. Dans ces temps où des hommes qui portaient le monde futur sur leurs épaules tombaient comme des mouches, ces mots avaient un sens.
Le temps des hommes, Finitude, p. 160.Qui a peur d’Andrea Dworkin ?
Quelque trente ans après la parution de ses ouvrages essentiels, on aurait pu croire que son œuvre avait pris quelques rides. Il n’en est rien. Andrea Dworkin demeure une figure capitale de la pensée féministe radicale, à la source de la deuxième vague, la plus puissante des trois que compte maintenant le mouvement des femmes.
Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas1nous offre quatorze textes expurgés de tout compromis, de toute faiblesse, de tout sentimentalisme. Il n’est pas innocent que l’anthologie s’ouvre sur « Premier amour », rév . . .
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Les futurs de Futuropolis et de la BD – Entrevue avec Sébastien Gnaedig
Directeur éditorial chez Futuropolis, et dessinateur, Sébastien Gnaedig était de passage à Québec lors du Festival Québec BD 2018. Nuit blanche en a profité pour lui demander quels sont les axes de développement actuels du neuvième art. Tout de go, Sébastien Gnaedig répond : « Les axes de développement de la bédé, il y a en a plein. Ce qui est d’autant plus intéressant est que nous vivons un âge d’or dans le domaine de la bande dessinée adulte ». Mais pour comprendre où va Futuropolis, il faut comprendre d’où elle vient.
Les revues de bandes dessinées
La bande dessinée adulte francophone en Europe a émergé dans les années 1970 avec des magazines tels que Pilote, Métal hurlant, Charlie Hebdo, L’Écho des savanes, Fluide glacial et (À suivre). Puisque l’accent était mis sur la publication du périodique, les livres étaient relégués au second plan, et seules les séries les plus populaires étaient publiées en albums, ce qui fermait la porte à de nombreux auteurs. C’est pour remédier à la situation que Futuropolis est fondée en 1974, considérée par plusieurs comme la première maison d’édition indépendante de BD en France.
Mais les années 1980 sont difficiles pour le neuvième art avec la disparition des revues Tintin et Pilote. Futuropolis sera achetée par Gallimard et se lancera dans l’édition de grands textes accompagnés d’illustrations, ce qui n’est pas sans soulever certaines critiques de la part du milieu littéraire. Sébastien Gnaedig se souvient très bien de la réaction de la presse au moment où Voyage au bout de la nuit de Céline, illustré par Tardi, est publié : « Le journal Libération avait titré sur une double page : ‘Céline abâtardi’. Ce jeu de mots, c’était leur manière de dire que ce n’était pas possible de faire ça ».
En 1994, tout s’arrête et Futuropolis reste en jachère pendant dix ans, jusqu’au moment où Gallimard offre à Sébastien Gnaedig de relancer la maison d’édition. Fort de son expérience d’éditeur, il dresse un constat déterminant : « En 2004, il y a une deuxième génération d’auteurs qui est là déjà depuis une dizaine d’années, des auteurs qui ont appris leur métier, se sont installés dans le paysage de la bande dessinée et sont arrivés à un moment où ils ont envie de passer à autre chose. Je parle d’auteurs comme Étienne Davodeau, Rabaté, Sfar, Blain, Larcenet, Lewis Trondheim, David B., Gibrat, Lepage. Ils ont envie d’explorer d’autres avenues, ils ont envie d’utiliser leur art pour parler autrement, pour aller encore plus loin ».
Pour leur permettre d’exploiter à fond leurs idées, il faut repenser le livre papier : « L’idée à ce moment-là est que cette explosion des histoires et des propos doit être accompagnée par une forme nouvelle de livres, qui permettra peut-être de s’approcher d’un public nouveau qui a envie de lire des histoires, de découvir des thématiques nouvelles et pour qui le format 48 pages couleurs n’a aucun sens ». En 2004, la bande dessinée existe essentiellement en trois formats : le format normal, utilisé pour les séries telles Astérix, le grand format, souvent employé pour des séries fantastiques comme Lanfeust de Troy ou La caste des Méta-Barons, et le format destiné aux romans graphiques, plus petit, souvent en noir et blanc, qui rappelle celui du roman, d’où son nom. « C’est une stratégie développée par certaines maisons d’édition afin de se rapprocher d’un public plus littéraire. Mais ce format est petit et donc le dessin est assez ramassé, ce que je trouve gênant. »
« Et c’est ainsi que pendant un an, avant qu’on ne sorte les premiers livres, avec le directeur artistique nous avons travaillé sur les formats et sur les papiers. Notre stratégie était que, pour rejoindre un nouveau lectorat, il faut leur proposer des objets qu’ils ont envie d’acheter, et ce, à des prix plus élevés que celui de la bande dessinée traditionnelle. Paradoxalement, au même moment, beaucoup de grandes maisons s’affolent à propos du numérique, car de jeunes diplômés qui sortent des écoles de commerce disent : ‘Ça y est, le livre n’existera plus’. C’est ainsi que les six premières années suivant le lancement du premier album, on a été l’éditeur le plus cher du marché, et personne ne nous l’a reproché. Ça n’a jamais été un frein parce qu’on a proposé des objets qui étaient plus beaux que les autres. Futuropolis n’a pas été la seule maison à le faire, mais nous, on l’a fait pour tous nos livres. »
« Le format dont je suis le plus fier, c’est celui du livre Les ignorants d’Étienne Davodeau [Futuropolis, 2011]. Il s’agit d’un format plus grand qui donne de la place au dessin, avec un papier cartonné qui donne un poids au livre, et avec ce fameux dos rond que, nous, on trouve très joli, aux pages reliées qui s’ouvrent facilement. On peut le mettre à plat, c’est agréable, et on n’a pas besoin d’appuyer au risque de casser la reliure. »
La bédé de reportage
« Au moment où j’arrive à Futuropolis, un des livres les plus importants que j’avais publiés au cours de ma carrière était Le photographe d’Emmanuel Guibert avec Didier Lefèvre [Dupuis, 2004] On y découvre l’histoire d’un photojournaliste qui accompagne une mission de Médecins sans frontières en Afghanistan. Avec cet album, une avancée formelle s’est faite, pas facilement, mais qui a été acceptée immédiatement, avec ce mélange de photos et de dessins dans une bande dessinée. C’est la fameuse bande dessinée de reportage qui est une des grandes tendances depuis une quinzaine d’années. »
Revenant sur Les ignorants, Sébastien Gnaedig explique qu’Étienne Davodeau fait partie de ces auteurs qui souhaitent sortir de leurs ateliers pour raconter autre chose, rencontrer des gens, témoigner du monde qui les entoure. « L’histoire de ce livre, à la base, est très simple. J’ai un auteur qui vient me dire : ‘J’ai l’intention de suivre mon voisin vigneron pendant un an et demi pour voir ce qu’il fait et pendant ce temps-là, je lui fais découvrir la bédé. J’ai envie de raconter le récit de cette initiation croisée. Est-ce qu’on est d’accord pour signer un contrat ? Je ne sais pas où je vais ni le nombre de pages que ça fera, mais par contre je veux bien avoir de l’argent pour le faire’. À ce moment-là, et c’est là que la relation entre un éditeur et un auteur est importante, je suis plus convaincu qu’Étienne lui-même qu’il va le faire et qu’il va réussir à le faire, parce que c’est un auteur qui est en pleine possession de ses moyens, qui a maintenant vingt ans de bande dessinée derrière lui, et qui justement s’est libéré du carcan qui consistait à écrire un scénario de A à Z avant de commencer le moindre dessin, qui n’a plus envie de ça et qui se sent suffisamment libre et sûr de lui pour y aller sans filet. Et cette relation de confiance fait qu’à un moment donné, si on trouve qu’il y a quelque chose qui patine, on peut le dire à l’auteur, on retravaille et on reprend. Et c’est ce qui s’est passé. »
« Même chose avec Emmanuel Lepage qui, après avoir fait un album très classique, a l’impression de ronronner et se dit qu’il va profiter d’un voyage en Antarctique pour faire une bande dessinée où se mêleront les croquis faits sur place et son récit de voyage [La Lune est blanche, Futuropolis, 2014]. Ce livre a changé radicalement sa manière d’aborder la bande dessinée. La bande dessinée de reportage est devenue un axe important avec tous ces auteurs qui se sont dit : ‘J’en ai marre d’être au bureau et de travailler de manière sédentaire, j’ai envie de voir des gens et j’ai envie de parler de sujets qui m’importent, de problèmes sociaux, de problèmes qui me révulsent…’ »
« Le reportage au moyen de la bande dessinée, c’est beaucoup moins violent qu’avec une caméra. Qu’est-ce qu’il y a de plus naturel, de plus sympathique finalement que quelqu’un qui vient avec un crayon et un carnet, qui prend des notes et fait des dessins ? C’est magique et très doux. Ça crée une confiance, une intimité que la bande dessinée relaie magnifiquement. C’est un art assez intime, d’autant plus qu’il s’agit d’un des seuls domaines de l’image où le lecteur est le maître du temps, simplement parce qu’il détermine le rythme. Dans un reportage télévisuel, on est pris par le rythme imposé. Avec la bande dessinée, on peut rester sur une image, on peut détailler, on peut entrer dans une image, on peut rester avec les personnages un temps, on peut revenir. C’est une des grandes forces de la bande dessinée de reportage. »
La bédé documentaire
Futuropolis a aussi publié des ouvrages relevant de l’essai, qui ont pour but d’expliquer, d’initier les lecteurs à des sujets qui pourraient paraître arides, mais qui, une fois présentés en dessins, deviennent soudainement passionnants. « Je rencontre des historiens, des journalistes, des scientifiques, des économistes qui se disent que la bande dessinée est un super vecteur pour parler de sujets sans que ça soit édulcoré. » Ainsi le dessinateur David B. a illustré les propos de l’historien Jean-Pierre Filiu dans Les meilleurs ennemis (Futuropolis, 2011), qui retrace l’histoire des relations entre le Moyen-Orient et les États-Unis depuis leur création. « Ce n’est pas de l’aventure historique comme à l’époque du magazine Vécu, mais il s’agit de vrais sujets historiques. Ce qui est magique, c’est qu’avec une seule image on comprend tout. »
Finalement, la bédé peut être une invitation à découvrir de nouveaux horizons. « La direction du Louvre est venue me voir et a donné carte blanche à des auteurs de bande dessinée pour qu’ils présentent le musée et ses œuvres. Évidemment, le Louvre est un des plus prestigieux musées du monde mais, comme le dit la direction : ‘Attention, pour beaucoup de gens, c’est aussi un lieu inapprochable et un peu figé, monstrueux et intimidant, et la bande dessinée pourrait être une porte d’entrée pour des gens qui auraient autrement été intimidés’. Aujourd’hui le dessin se passe là où l’art contemporain a parfois abandonné le figuratif, certains des grands dessinateurs se retrouvent dans la bande dessinée aujourd’hui. » De son métier, Sébastien Gnaedig dit : « Je suis devenu spécialiste pour intégrer des gens qui ont un propos intéressant et les faire travailler avec des auteurs qui savent raconter en bande dessinée. »
Et demain ?
« C’est allé à une vitesse folle. Toute cette effervescence fait en sorte que la bande dessinée explore plein de choses nouvelles ; c’est maintenant que ça se fait, c’est maintenant que ça se passe. Je ne sais pas encore où ça va aller. L’histoire de la bande dessinée s’écrit en ce moment même et j’en suis un témoin privilégié. »
« Mais tout n’est pas rose. Le marché de la bande dessinée connaît une crise en raison d’une énorme augmentation du nombre de livres. Même si le marché de la bande dessinée est un des secteurs qui se porte le mieux, qui progresse un peu chaque année, le nombre d’acteurs a grossi de manière beaucoup plus importante que ce que le marché peut absorber. Les auteurs se plaignent de voir leurs conditions fondre. Ils disent qu’ils n’auront plus les moyens de s’en sortir. Pour beaucoup, le marché de la BD se rapproche de celui de la littérature dans lequel la plupart des auteurs qui publient des romans ont un métier à côté et touchent des droits sur leurs ventes mais ne sont pas rémunérés pour l’écriture de leurs romans, à part, évidemment, les grands succès. »
Puisque le marché en est à un moment charnière, peut-être que le neuvième art doit se réinventer : « Le dessin, c’est très long, donc il faut trouver d’autres graphismes plus légers, plus rapides à exécuter pour quand même raconter une histoire, et il y a peut-être un certain type de bande dessinée qui est en train de disparaître ou de se réduire en nombre là où de nouvelles manières de faire, des manières plus rapides où le dessin a parfois moins d’importance, sont en train d’émerger. »
* D’après le roman de Sorj Chalandon, Futuropolis, 2018.
Babelle, prise 2
J’ai été vaincu. Par mon propre sang. Celui qu’on appelle la parentèle dans nos nuits d’insomnie. Alors nous avons quitté, Charlotte et moi, un village dont je tairai le nom, dont je ne parlerai plus jamais. L’indifférence ne mérite ni mépris ni silence, seulement un long regard déterminé. Nous avons quitté la mort dans l’arme.
Bientôt, je rendrai mes mots puisqu’ils seront saisis par la vie infinie s’immisçant dans . . .
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Ce voyage que je n’ai pas encore fait
Ce n’est pas très original, mais comme bien des lecteurs dans le monde, Ulysses de James Joyce est celivre que j’ai commencé il y a longtemps et que je n’ai pas encore fini.
Quand je pense à ce roman, un vent d’Irlande souffle dans ma tête. Je vois des personnages que j’ai l’impression de connaître. Ils sont dans une tour Martello. Le premier s’appelle Buck Mulligan et l’autre, Stephen Dedalus. Leurs noms leur donnent déjà de l’épaisseur. Mulligan se rase devant un miroir, en . . .
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2017 ou l’année Atwood
En près de soixante ans de métier, l’écrivaine Margaret Atwood a souvent récolté les honneurs, dont le Prix littéraire du Gouverneur général en 1966 pour Le cercle vicieux(poésie) et le prix Booker en 2000 pour Le tueur aveugle (roman). Mais si l’on souhaite parler d’une « année Atwood », c’est à 2017 qu’il faut penser, car l’auteure a alors remporté le Prix pour la paix des libraires allemands et le prix Franz-Kafka, tout en voyant deux de ses romans adaptés en séries télé événements et la vente de ses livres effectuer un bond prodigieux.
Robert Laffont, qui a inscrit la romancière torontoise à son catalogue dès 1981, semble bien résolu à surfer sur cette vague. Au même moment où paraissait le plus récent roman d’Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier1, Laffont proposait de nouvelles éditions de quelques titres (Faire surface, La femme comestible, Mort en lisière, Œil-de-chat, La vie avant l’homme), en plus de reprendre La servante écarlate2 et Captive4avec le visuel des séries télé en couverture.
Bienvenue à Consilience !
C’est le cœur qui lâche en dernier est le seizième roman de Margaret Atwood, mais son quinzième destiné aux lecteurs d’aujourd’hui puisque le titre précédent, Scribbler Moon, s’adresse à ceux de 2114. Atwood a en effet accepté de participer à la « Bibliothèque du futur4 ». Ce projet inusité, conçu par l’artiste écossaise Katie Paterson, prévoit l’entreposage, dans une bibliothèque spéciale d’Oslo, d’une centaine de manuscrits inédits (un nouveau titre est recueilli chaque année) jusqu’en 2114, date à laquelle ils pourront être publiés sur le papier extrait du millier d’arbres que Paterson a fait planter à cette fin. Depuis 2014, trois autres écrivains ont emboîté le pas à Atwood : le Britannique David Mitchell, l’Islandais Sjón et la Turque Elif Shafak. On se croirait en plein scénario de science-fiction, un genre qui n’a rien pour déplaire à Atwood puisqu’elle lui a consacré un essai en 20115, ainsi que des romans devenus des classiques contemporains : La servante écarlate (1985), Le dernier homme (2003), Le temps du déluge (2009) et MaddAddam (2013). C’est le cœur qui lâche en dernier relève lui aussi de ce registre.
Le roman se passe aux États-Unis dans un avenir proche mais indéterminé. Malmené par la crise économique qui fait rage au pays, un couple est contraint de vivre dans une voiture. Perçu comme surqualifié, Stan ne parvient pas à trouver d’emploi et refuse de s’associer aux combines de son frère Conor. C’est Charmaine, serveuse au bar Pixeldust, qui assure la subsistance du couple avec ses maigres pourboires. Puis, une publicité vue à la télévision les entraîne vers une tout autre vie. Sans trop réfléchir, Stan et Charmaine s’engagent dans le projet « Positron », en vertu duquel ils trouveront dans la paisible communauté de Consilience (qui rappelle Pleasantville dans le film de Gary Ross), un travail et un toit garantis… un mois sur deux. Ils devront passer le reste du temps en prison. Un autre couple, avec lequel il leur est interdit d’entrer en contact, occupe leur maison en leur absence avant de se laisser incarcérer à son tour un mois sur deux. Ce système, dit de « permutation », propose en somme la sécurité et le confort en échange du renoncement à quelques libertés individuelles. Tout va très bien jusqu’à ce que Stan découvre un billet de Jasmine à Max (l’autre couple) : « Je suis affamée de toi ». Il n’en faut pas plus pour attiser sa convoitise et sa jalousie et pour précipiter l’intrigue dans une succession de revirements malicieux et tordus. À la fois drôle et inquiétant, C’est le cœur qui lâche en dernier paraît relever d’un genre inédit : la dystopie vaudevillesque.
Trouver grâce
Autre récit carcéral, Captive délaisse la veine conjecturale au profit de la fiction historique. Ce neuvième roman d’Atwood, qui lui valut le prix Giller en 1996, s’inspire de l’un des plus célèbres faits divers survenus dans le Haut-Canada au milieu du XIXesiècle. En novembre 1843, Grace Marks, une servante d’origine irlandaise, et James McDermott, un brutal valet d’écurie, furent accusés des meurtres de leur patron, Thomas Kinnear, et de sa gouvernante, Nancy Montgomery. La culpabilité de McDermott ne fut pas longue à établir et celui-ci fut exécuté sans délai. Dans le cas de Grace, âgée de seize ans au moment des crimes, c’est moins clair. Elle a donné trois versions des faits lors de son procès, puis s’est retranchée dans le mutisme. Est-elle démente, amnésique ou dissimulatrice ? C’est ce que cherche à déterminer, en 1859, le jeune aliéniste américain Simon Jordan en lui rendant visite au pénitencier de Kingston et en l’écoutant lui faire le récit de sa vie, de son enfance en Irlande jusqu’à son immigration au Canada et ses divers emplois de domestique. Certains événements, comme l’agonie de sa mère durant la traversée de l’Atlantique et la mort subite de Mary Whitney, sa seule amie, ont fortement ébranlé Grace. Et pour cause, comme le découvrira le lecteur.
S’il fait partie des œuvres les plus connues de Margaret Atwood, le roman Captive a tout de même conquis un nouveau public grâce à sa transposition en minisérie pour CBC et Netflix à l’automne 2017. Adaptée par la scénariste et actrice Sarah Polley (que l’on a pu voir dans De beaux lendemains d’Atom Egoyan en 1997 et dans L’armée des mortsde Zack Snyder en 2004) et réalisée par Mary Harron (à qui l’on doit I Shot Andy Warholen 1996 et American Psycho, d’après le roman éponyme de Bret Easton Ellis, en 2000), la minisérie réunit une distribution de premier ordre. Sarah Gadon (Grace), Edward Holcroft (le docteur Jordan), Rebecca Liddiard (Mary Whitney) et Zachary Levi (Jeremiah le colporteur – un personnage fascinant) en imposent par la justesse de leur jeu. En fait, dans l’ensemble, la série suit scrupuleusement le roman d’Atwood, ce qui ne devrait toutefois pas dispenser le public de remonter à la source. Par-delà le contenu de l’intrigue, c’est l’efficacité de l’écriture atwoodienne qui donne tout son prix à cette œuvre. Certes, quelques tournures franchouillardes dans la traduction (surtout dans C’est le cœur qui lâche en dernier) peuvent agacer le lecteur nord-américain, mais sinon, on pourra voir l’habileté avec laquelle la romancière a construit ses histoires. Au fond, C’est le cœur qui lâche en dernier et Captive s’appuient sur la même technique : l’alternance des points de vue. Dans C’est le cœur qui lâche en dernier, le récit évolue en zigzag en privilégiant, tour à tour, la perspective de Stan, puis celle de Charmaine. Dans Captive, la narration passe constamment du « je » (récit de Grace) au « il » (récit du docteur Jordan) tout en intercalant des extraits de correspondance.
Le rouge et le noir
Généralement reconnu comme l’œuvre maîtresse d’Atwood et régulièrement cité, aux côtés du Meilleur des mondes de Huxley, de 1984 d’Orwell et de Fahrenheit 451 de Bradbury, comme modèle de dystopie et prophétie politique de notre temps, le roman La servante écarlate a lui aussi séduit un vaste public. Publiée à l’origine en 1985 et couronnée la même année du prix Arthur-C.-Clarke et du Prix littéraire du Gouverneur général, cette œuvre a profité en 2017 de deux circonstances favorables pour accroître sa notoriété, même si celle-ci était déjà très grande (ce livre « est devenu une sorte de référence pour ceux qui écrivent 6). D’une part, l’adaptation télévisée de Bruce Miller pour la plateforme de vidéo à la demande Hulu a rencontré un succès prodigieux, tant populaire que critique7. D’autre part, les échos que le roman suscite avec l’Amérique à l’ère de Donald Trump l’ont paré d’une actualité inespérée. Reprendre le livre avec le visuel d’Elisabeth Moss (Defred) en couverture ne suffisait apparemment pas pour Robert Laffont : la plus récente édition en « Pavillons poche » est ornée d’un bandeau présentant La servante écarlate comme « le livre qui fait trembler l’Amérique de Trump ». Propos hyperbolique à visée commerciale, assurément, car le 45eprésident des États-Unis se soucie autant de littérature que Stephen Harper à l’époque où Yann Martel lui envoyait chaque quinzaine des suggestions de lectures8. N’empêche : La servante écarlate a engendré un véritable phénomène de société. Il n’est pas rare que pour protester contre la misogynie du président ou exprimer des revendications féministes, des manifestantes américaines défilent dans les rues revêtues de rouge comme Defred et ses consœurs asservies.
Car voilà encore une fois un récit carcéral, si troublant, cependant, qu’il pourrait faire passer Captive et C’est le cœur qui lâche en dernier comme des récits de vacances au soleil. L’histoire se déroule dans la République de Gilead, le régime dictatorial et théocratique qui a supplanté les États-Unis après un coup d’État fomenté par un groupe de fanatiques religieux appelés « les Fils de Jacob » et ayant mené à l’assassinat du président. Le roman a pour protagoniste et narratrice une jeune femme appelée « Defred » (un nom qui lui a été imposé par le régime pour signifier son appartenance à un Commandant, « Fred », de la même façon qu’une autre, « Deglen », appartient à « Glen », et ainsi de suite). Parce qu’elle est fertile en cette époque où le taux de fécondité a dramatiquement chuté, Defred a grossi les rangs des « servantes écarlates », des femmes privées de leur identité et de leur liberté et dont l’existence ne tourne plus qu’autour de « la Cérémonie », rituel de procréation forcée avec le Commandant en présence de son épouse. Comme pour Captive, il est à souhaiter que la série télé ne finisse pas par éclipser l’œuvre qui l’a inspirée, puisque, comme l’indique une note de l’éditeur, « c’est l’un des grands romans du XXesiècle ». On voit bien, à lire bout à bout C’est le cœur qui lâche en dernier, Captive et La servante écarlate, à quel point la captivité interpelle Margaret Atwood. Et à en juger par l’érosion des libertés individuelles à l’ère des médias sociaux et de la surveillance globale, elle devrait nous préoccuper davantage.
* Margaret Atwood photographiée par Anne-Marie Guérineau en 1990 durant une entrevue parue dans le numéro 42 de Nuit blanche.
1. Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier, trad. de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, Paris, 2017, 448 p. ; 29,95 $.
2. La servante écarlate, trad. de l’anglais par Sylviane Rué, Robert Laffont, Paris, 2017, 544 p. ; 16,95 $.
3. Captive, trad. de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, Paris, 2017, 632 p. ; 29,95 $.ù
4. Voir le site Future Library 2014-2114 : https://www.futurelibrary.no.
5. In Other Worlds: SF and the Human Imagination, Virago Press, Londres, 2011.Cet essai n’a pas encore été traduit en français.
6. Margaret Atwood, La servante écarlate, p. 513.
7. À preuve, la série a décroché huit prix Emmy sur treize nominations en septembre 2017, en plus d’être renouvelée pour une deuxième saison cette année alors que la matière du roman a largement été couverte par les dix épisodes de la première saison. En comparaison, le film réalisé par Volker Schlöndorff en 1990, sur un scénario signé Harold Pinter, n’avait pas même obtenu l’Ours d’or pour lequel il avait été nommé lors de la Berlinale.
8. Voir Yann Martel, Mais que lit Stephen Harper ? Suggestions de lectures à un premier ministre et aux lecteurs de toutes espèces, XYZ, Montréal, 2009, 264 p.EXTRAITS
Les villes jumelles de Consilience/Positron représentent une expérience. Une expérience ultra ultra importante – les gars du cercle de réflexion utilisent le mot ultra au moins dix fois. Si elle réussit – et il faut qu’elle réussisse, c’est possible s’ils unissent leurs forces –, ce pourrait être le salut, non seulement des nombreuses régions si durement touchées ces derniers temps, mais aussi, au final, si ce modèle est adopté aux plus hauts niveaux, de la nation dans son ensemble. Chômage et criminalité réglés d’un coup d’un seul, et une vie nouvelle pour tous les gens concernés – qu’ils imaginent une seconde !
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 60.CONSILIENCE = CONDAMNÉS + RÉSILIENCE. UN SÉJOUR EN PRISON AUJOURD’HUI, C’EST NOTRE AVENIR GARANTI.
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 66.Les jours vont passer vite, encore deux semaines et ce sera la permutation, elle pourra enfin quitter Positron pour profiter de nouveau de son mois dans la vie civile. Elle reprendra son emploi à la boulangerie de Consilience et n’aura pas à penser aux hurlements ni aux femmes encagoulées attachées à leur lit, elle sentira la cannelle des brioches à la cannelle – quelle odeur alléchante ! – et non les senteurs florales de l’assouplissant du pliage de serviettes de Positron, qui, lorsqu’on le respire toute la sainte journée, est vraiment chimique et écœurant. Plus jamais elle n’utilisera cet assouplissant pour son propre linge. Elle rentrera dans sa maison, avec ses jolis draps et la cuisine lumineuse où elle prépare des petits déjeuners franchement délicieux, et elle sera avec Stan.
C’est le cœur qui lâche en dernier, p. 215.J’ai eu du mal à me mettre à parler. Je n’avais pas tellement parlé durant les quinze dernières années, je n’avais pas vraiment parlé comme je l’avais fait dans le temps avec Mary Whitney et Jeremiah le colporteur et aussi avec Jamie Walsh avant qu’il ne se montre si déloyal envers moi ; et j’avais oublié comment m’y prendre. J’ai dit au docteur Jordan que je ne savais pas ce qu’il voulait que je dise. Il m’a répondu que ce qui l’intéressait ce n’était pas ce qu’il voulait que je dise, mais ce que je voulais dire, moi. J’ai répondu que je n’avais pas d’envie comme ça, car ce n’était pas à moi d’avoir envie de dire quoi que ce soit.
Captive, p. 100.Grace était-elle inconsciente au moment où elle prétend l’avoir été ou était-elle tout à fait réveillée, comme l’a affirmé Jamie Walsh ? Jusqu’où peut-il se permettre de croire à son histoire ? Doit-il la prendre à la lettre ou avec des pincettes ? S’agit-il d’un véritable cas d’amnésie, de type somnambulique, ou est-il victime d’une habile imposture ? Il se met en garde contre toute tentation d’absolu : pourquoi serait-elle censée ne produire que la vérité pure, entière et sans taches ? Dans sa situation, n’importe qui pratiquerait sélections et réaménagements afin de produire une impression positive.
Captive, p. 436.Une chaise, une table, une lampe. Au-dessus, sur le plafond blanc, un ornement en relief en forme de couronne, et en son centre un espace vide, replâtré, comme l’endroit d’un visage d’où un œil a été extrait. Il a dû y avoir un lustre, un jour. Ils ont retiré tout ce à quoi on pourrait attacher une corde.
La servante écarlate, p. 19.J’inscris la phrase soigneusement, en la recopiant à partir de l’intérieur de ma tête, du fond de mon placard. Nolite te salopardes exterminorum.[…] « Ne laissez pas les salauds vous tyranniser. »
La servante écarlate, p. 312-314.Les trois corps pendent, identiques avec leurs sacs blancs sur la tête, ils ont l’air bizarrement élongés, comme des poulets attachés par le cou dans une vitrine de boucher ; comme les oiseaux aux ailes rognées, comme des oiseaux incapables de voler, des anges déchus. Il est difficile d’en détacher les yeux. Au-dessus de l’ourlet des robes les pieds ballent, deux paires de souliers rouges, une paire de bleus. Si ce n’étaient les cordes et les sacs, ce pourrait être une espèce de danse, un ballet, saisi au vol par une caméra, suspendu en l’air. Ils ont l’air apprêté. On se croirait au spectacle.
La servante écarlate, p. 455-456.La Scouine 2.0
À l’occasion du centième anniversaire de la publication de La Scouine d’Albert Laberge, Gabriel Marcoux-Chabot offre une nouvelle écriture de ce roman1 aux éditions La Peuplade.
Le roman naturaliste de Laberge est célèbre. Le grand public le connaît sans doute mal, mais les étudiants le lisent, souvent pour des raisons pratiques, il est vrai : il fait moins de 150 pages. Mais ce sont des pages fignolées, bien compactes, d’une économie narrative resserrée autour de scènes qui évoquent une suite de nouvelles. Ici la . . .
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D’une Scouine à l’autre, et au-delà
Que sait-on d’Albert Laberge aujourd’hui ? Bien peu de choses, en vérité. Ceux qui en ont entendu parler au cégep ou à l’université se souviennent que cet écrivain québécois du début du XXe siècle est l’auteur de La Scouine, une œuvre sombre et pessimiste décrivant les misères de la vie à la campagne, et que ce texte, qualifié plus tard de roman de l’anti-terroir, lui a valu d’être condamné publiquement par les autorités ecclésiastiques de son temps.
En tout cas, voil . . .
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Aventures picaresques et fables écologiques chez La Mèche
Les éditions La Mèche, cette entité autonome née d’une côte de La courte échelle, a montré de belles choses lors de la dernière période hivernale. Au programme cette fois, le second roman d’Éric Mathieu, professeur de linguistique à l’Université d’Ottawa, à qui la critique a réservé un accueil enthousiaste pourLes suicidés d’Eau-Claire, ainsi que l’œuvre du primoromancier Laurent Lussier viennent élargir un catalogue déjà bien diversifié. Coup d’œil sur Le Goupil1 et Un mal . . .
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Andrée Christensen
Andrée Christensen : sensible, très sensible, dans tous les sens possibles du mot. Timide, surtout lorsqu’on lui demande de se mettre en valeur – mais tellement généreuse lorsqu’elle reconnaît l’authenticité de ceux et celles qui veulent mieux la connaître, tant par rapport à son art qu’à sa vision du monde. Tendre et passionnée. Tumultueuse quand il le faut, s’adressant au plus intime de notre for intérieur quand la parole, toujours si poétique, l’exige. Emportée, cette parole, chantante, coulant doucement mais avec une grande force dans ce qu’elle transporte, dans l’accumulation constante des images qui nous atteignent, nous transpercent même.
Tout ce qu’elle écrit porte le sceau de la force poétique qui l’habite et la propulse inexorablement vers de nouveaux textes qui veulent se faire vie, de nouvelles textures où elle intègre, tisserande des mots, des images hautes en couleur, riches de ce miel des mots, comme elle l’annonce dans son dernier livre encore inédit, qui pourra nous nourrir, nous unir, nous transporter vers des dimensions souvent magiques et nous ancrer en même temps dans la solidité qui émane de ces écrits. Ce qui en ressort, c’est une harmonie toute particulière, faite de contrastes et d’intensités qui se combinent pour produire un vrai plaisir de lecture qui, presque paradoxalement, se fait tout en douceur. Car derrière les mots qui s’enchaînent sans heurts, quelle que soit leur charge émotive ou spirituelle, la voix narrative nous propulse gentiment toujours plus loin, pour découvrir les surprises devenant souvent des délices raffinés. Poète dans tout ce qu’elle écrit, n’abandonnant pas la poésie maintenant qu’elle se consacre de plus en plus à la prose, Andrée Christensen est une conteuse née qui adore rassembler ce qui paraît épars et qui fait venir ses personnages des contrées les plus éloignées de la planète, pour les faire vivre ensemble dans les espaces où les humains côtoient respectueusement la flore, la faune, les rochers et la mer, les plaines et les forêts, les jardins, privilégiant la nature à une vie urbaine. Tel est certainement aussi le choix personnel de l’auteure, son éthos vital, son engagement quotidien, dans sa belle demeure blottie au cœur d’un grand jardin clos – d’où on pressent les édifices qui s’échelonnent vers le centre de la capitale nationale, mais où on se sent à l’abri du grouillement d’Ottawa, de toute la région de l’Outaouais, qu’elle connaît si bien, pour y avoir travaillé… mais où, tout comme certains de ses personnages romanesques, elle n’a jamais laissé son âme.
Andrée Christensen, celle qu’on admire, à qui on continue à décerner de nombreux prix, des deux côtés de la rivière Outaouais, est née (en 1952) dans un milieu plurilingue (de mère francophone et de père danois), avec la prédilection pour la traduction (qu’elle a pratiquée professionnellement pendant des années). Mais si elle a décidé de construire toute son œuvre en français, c’est qu’elle a trouvé dans cette langue un moyen de se rapprocher d’elle-même à un niveau très particulier, dans une sorte de transmission au féminin, alors que dans tous ses textes prolifèrent les références aux mondes autres, aux cultures et aux langues différentes.
Hors du commun
Il n’y a vraiment pas d’autre mot pour circonscrire non seulement l’œuvre d’Andrée Christensen mais aussi tout son engagement multidimensionnel, aussi bien en horticulture que dans l’élaboration des matériaux qui la sollicitent et la stimulent. Ses recherches tendent toutes vers ce but : atteindre la beauté dans toute sa splendeur, où le beau se construit grâce aux couleurs assemblées dans un collage, souvent déroutant, tant sa force est inusitée. Où le beau émane de la disposition des unités complémentaires qui composent son jardin, le labyrinthe, le recoin avec l’étang aux nymphéas, le pont japonais et les cascades qui sont la musique de ce lieu, les plates-bandes réservées aux arrangements floraux et d’autres destinées à la culture des légumes. Et où abondent les insectes, et où les oiseaux, mais aussi d’autres animaux, peuvent trouver un accueil en tout point favorable. Avec aussi l’aspiration vers l’extraordinaire, l’exceptionnel, qu’Andrée Christensen réussit ensuite à rendre familier, à rapprocher de nous, pour que nous reconnaissions en nous-mêmes l’existence de ces dimensions, guidés par notre soif de connaissance, en quelque sorte par notre consentement à la suivre, à participer à sa quête des secrets du monde, du moment que nous nous laissons apprivoiser par son art.
Ce qui en émane, alors, ce sont les vibrations d’amour et de beauté, avec la loyauté, le bonheur dans la nature, dans le jardin – avec aussi la sensation profonde de l’éphémère, de ce qui ne revient pas, mais qui peut, on l’espère, être retenu grâce à la parole poétique. Transmission, transferts, trajets qui se retrouvent, souvent en des tombeauxlittéraires magnifiquement décorés – soit par les dessins, les collages ou les tableaux de l’écrivaine, soit par les mots qui sont eux-mêmes des images. Tombeaux qui laissent transparaître le sentiment de la perte, mais qui n’en est plus une, une fois que le langage poétique s’en empare et qu’il se réincarne, pour réincarner aussi la mémoire, le souvenir plus que vivant, de celles et ceux qu’elle porte toujours en elle.
« Ferveur intense »
On trouve cet énoncé éloquent dans L’Isle aux abeilles noires, le dernier grand projet encore inédit d’Andrée Christensen, résultat de sept ans de travail. Multidisciplinaire, il se compose du roman en tant que tel, du journal qui en retrace l’écriture ainsi que d’une cinquantaine d’œuvres visuelles. Mais en fait, la « ferveur intense » résume à elle seule le ton qui domine dans les trois romans de l’auteure, dont le premier, Depuis toujours, j’entendais la mer (2007),et le deuxième, La mémoire de l’aile (2010).Au centre de celui-ci, qui se présente comme une vraie épopée au féminin, riche et déroutante, bouleversante et même dérangeante,l’image de la femme en tant qu’initiée et initiatrice tout à fait alchimique est le fil qui relie les méandres de l’espace et du temps romanesque. En fonction des étapes de son parcours spirituel, elle se définit par les prénoms tous porteurs de significations mythiques multiples : Angéline, prénom reçu à sa naissance, ainsi que Lilith et Mélusine, choisis à des moments cruciaux de son existence.
Le premier roman, Depuis toujours, j’entendais la mer, montre amplement l’intérêt de l’écrivaine aussi bien pour la métaphysique que pour la complexité des mythes, avec des combinaisons synchroniques et syncrétiques entre le nord et le sud, l’est et l’ouest. Le processus de transformation et de transmutation spirituelle dans lequel est engagé son protagoniste, Thorvald Sørensen,reflète encore et toujours les aspirations de l’écrivaine qui, grâce à l’alchimie du verbe, fait face à la souffrance et à la mort, qu’elle ne voit pas comme quelque chose de macabre, puisque c’est un phénomène majeur dans notre compréhension de la vie. Extirpé in extremisd’une mère morte, à jamais séparé de sa jumelle mort-née, Thorvald circule constamment entre la vie et la mort, le dernier grand secret qu’il voudrait apprivoiser. Situé principalement dans les régions nordiques, celles du Danemark de son père, ce roman explore cependant en profondeur la conjonction avec d’autres ensembles mythiques, principalement égyptiens.
Mythes fondateurs dans la poésie d’Andrée Christensen
Le domaine crétois (surtout les schèmes mythiques associés à la figure d’Ariane) et en général les mythes méditerranéens habitent de manière prégnante les œuvres poétiques d’Andrée Christensen, tel Le châtiment d’Orphée (1990) ou Les visions d’Isis (1997). Son recueil de poèmes Lèvres d’aube suivi de L’ange au corps (1992) pose la grande question qui revient souvent par la suite, celle de l’amour fusionnel, possible ou impossible, qui permet d’évoluer soit vers une plus grande maturité émotive et spirituelle, soit vers l’asservissement à l’autre, vu comme destructeur, thème qui revient avec force dans Le livre des sept voiles (2001), un premier grand « récit » en prose mais profondément poétique, se dessinant sur l’arrière-fond du couple Isis-Osiris.Finalement, comme dans Épines d’encre (2016), la multiplicité des dimensions qui émanent des notions suggérées par les mots porteurs d’images archétypales, comme celle hautement envoûtante de la rose,condensent en elles tout un passé, d’une part familial, mais aussi tellement plus ample, global, puisque les significations réunies dans la rose permettent l’expansion vers la perception des choses inouïes, inimaginables presque et qu’elles servent de métaphore pour le processus créateur tel qu’il continue d’habiter Andrée Christensen.
Depuis son premier grand succès en 1990, avec Le châtiment d’Orphée, Andrée Christensen a publié plus de vingt volumes, dont plus d’une quinzaine de livres de poésie. Son œuvre a reçu un grand nombre de prix, en Ontario et aussi au Québec. S’ajoutent à cette production de nombreuses traductions de textes poétiques, souvent préparées en collaboration avec le regretté Jacques Flamand, ainsi que la collaboration à des ouvrages collectifs. Plusieurs de ses livres de poésie contiennent des illustrations réalisées par des artistes de renom, d’autres ses propres œuvres visuelles. Andrée Christensen a aussi participé à plusieurs expositions individuelles ou collectives, où ont figuré principalement ses collages.
Andrée Christensena publié, entre autres :
Le châtiment d’Orphée, poème, Prix de poésie de l’Alliance française d’Ottawa-Hull, Vermillon, 1990; Sacra privata.Livre ll. Miroir de la sorcière, Grand Prix du Salon du livre de Toronto1997, poésie, Du Nordir, 1997 ;Le livre des sept voiles, récit, Du Nordir, 2001 ; Depuis toujours, j’entendais la mer. Roman-tombeau, prix Christine-Dumitriu-van-Saanen, prix Émile-Ollivier du Conseil supérieur de la langue française, Prix littéraire Le Droit et Prix du livre d’Ottawa, David, 2007 ; La mémoire de l’aile, roman, David, 2010 ; Racines de neige, accompagné de dix-sept œuvres visuelles de l’auteure, poésie, Prix littéraire Le Droit et prix Christine-Dumitriu-van-Saanen,David, 2013 ; Épines d’encre. Trente-trois masques de la rose, accompagné d’œuvres visuelles de l’auteure, poésie, Prix littéraire Le Droit et Prix du livre d’Ottawa, David/Vermillon, 2016.
EXTRAITSMon plus lointain souvenir des roses remonte à celles que cultivait mon père dans le jardin familial. Tout au long de mon enfance, je l’ai observé en train d’accomplir, dans le silence et le recueillement, les rituels presque amoureux que tout jardinier réserve à ses roses. […]
L’impression d’une rose ne se fait pas uniquement sur l’œil, mais sur la rétine du cœur et celle de la mémoire. […]
Je me suis un jour demandé : où va l’esprit de la rose lorsque les yeux paternels se remplissent de terre ? Comment transmettre cette unique hérédité affective, lorsqu’on est soi-même sans enfants ? […]
J’ai tendu la main au rosier, mystère d’éphémérité et de fragile sagesse, qui sont de plus en plus les miens. Il m’a invitée à suivre sonregard jusqu’à l’âme des choses, point invisible au cœur du visible.
« I. Les roses de la mémoire (Genèse du projet) », Épines d’encre, David/Vermillon, 2016, p. 11-14.[…]c’est l’émergence des mythes en tant qu’ailleurs, mondes invisibles, pourtant réels, qui ont façonné ma jeunesse, ma vie de femme adulte, d’écrivaine et d’artiste visuelle. Au fil des ans, les mythes, leurs archétypes et leurs symboles ont continué d’exercer sur moi une influence enrichissante et se sont avérés non seulement la principale source d’inspiration de ma création, mais celle de ma vie même.
« Vivre en mythes », La mythocritique contemporaine au féminin. Dialogue entre théorie et pratique, sous la dir. de Metka Zupančič,Karthala, 2016, p. 137.Au bout d’une demi-heure de marche, s’ouvrit une clairière, lumineux temple à ciel ouvert. Bridget dénoua les tresses blondes d’Angéline et l’invita à tresser sa longue chevelure. Elle la fit asseoir au centre d’un cercle de grosses pierres émergeant de la neige. […]
Ce jour-là, elle lui a ouvert les yeux, l’esprit et le cœur. Prophétesse, elle prédit que ses yeux verraient l’invisible. Que ses mains voyantes toucheraient l’intouchable, en quête des mystères de la vie et de la mort. À partir de ce jour, le noir devint sa couleur de prédilection. Son destin, un labyrinthe vertical dont elle seule connaîtrait le chemin de la sortie. La corneille, devenue part d’elle-même, l’aiderait à percer, sans se dérouter, le redoutable secret des ténèbres, à accéder grâce aux ailes du rêve à la plénitude du monde de l’esprit.
La mémoire de l’aile, David, 2010, p. 230-231.J’écris pour célébrer ta perte, ma plus grande richesse. Insuffler une âme à ton absence, en ritualiser le néant. Rendre la mort visible, farouchement garder en vie le deuil et le porter avec fierté par-dessus les larmes. Vivre sa maternité. En silence, laisser germer en moi sa graine précieuse. Puis, un jour, en semer le poème, musique de résurrection.
Le livre des sept voiles,Nordir, 2001, p. 24.Katla ne m’avait-elle pas dit qu’un jour je devais réclamer mon nom véritable. Le temps était-il venu d’aller à sa rencontre ? Oui, je le sentais. Mon âme nue et fragile cherchait à naître au nom qui émergeait enfin de sa nature profonde. Je redisais lentement, goûtant chaque syllabe de ce nom nouveau qui me semblait si familier, parce qu’il avait toujours été en moi. Je suis Freyr, Freyr, Freyr, répétais-je de la voix hors champ de mon âme gémellaire.
[…]
La vie avait cessé d’être déchirure, tous les aspects de ma nature réconciliés dans un être enfin entier. Ma longue et douloureuse quête était terminée. Toute ma vie, je m’étais senti incomplet, cherchant à combler la part orpheline en moi. Freya, ce double dont j’avais tant ressenti l’absence, je l’avais portée en moi sans la reconnaître. Comment peut-on être aussi aveugle, passer sa vie à chercher à l’extérieur ce qui est en dedans de soi ?
Depuis toujours, j’entendais la mer. Roman-tombeau,David, 2007, p. 255.En quittant la maison, il a pris le temps d’emporter son violon car, selon son expérience, les ruches en détresse bénéficient souvent d’une fugue ou d’une partita de Bach. Hélios est l’Orphée des abeilles. Dès les premières mesures, un ronronnement de satisfaction émane des ruches et l’apiculteur se réjouit de leur lumineux accompagnement. Travaillé par l’émotion, il interprète Bach comme s’il façonnait des alvéoles de sons, ses notes chaudes et dorées créant la musique immense et profonde d’une cathédrale de cire. Peu à peu, les ruches deviennent prières bourdonnées. Louanges. Le temps d’une partita, le musicien et les abeilles vivent en sublime harmonie, nostalgie de l’accord parfait, rappel d’une époque révolue où les espèces parlaient une seule et même langue, la « langue du Paradis », aujourd’hui disparue.
L’Isle aux abeilles noires, roman, inédit, David.1. Un atlas littéraire – Présentation du dossier Imaginaire du Saguenay−Lac-Saint-Jean
Il existe, au Saguenay−Lac-Saint-Jean, comme dans d’autres régions du Québec, une activité littéraire dynamique, où lancements, conférences, récits de poésie et autres événements se succèdent à l’année. Parce qu’elle marque à sa manière le territoire, la littérature régionaliste existe. Elle n’est pas repliée sur elle-même : elle nomme ce qui l’entoure. Ce faisant, elle tend des ponts vers le monde. Le « régionalisme » n’est pas seulement une donnée culturelle consignée dans des almanachs périmés ou l’objet d’une promesse gouvernementale !
Ce coin de pays, que donnaient jadis à découvrir Louis Hémon ou Damase Potvin, ce sont aujourd’hui Yvon Paré, Hervé Bouchard, Lise Tremblay, André Girard, Geneviève Pettersen et bien d’autres qui le cultivent et l’enrichissent. Le Saguenay−Lac-Saint-Jean est localisé bien au-delà du décor que traverse la Véloroute des Bleuets ou que baignent les falaises du fjord. C’est un paysage forestier, maritime ou urbain dont les appropriations multiples par les écrivains ont forgé l’imaginaire, que la saisie littéraire a transformé en un riche espace de représentation culturelle. Le paysage régional n’est pas neutre, et la littérature, avec ses usages, ses formes, sa passion des signes et du sens, le construit en le représentant aussi sûrement que, depuis plus d’un siècle, il a été aménagé par ceux qui l’habitent. Cet espace de signification compose l’atlas littéraire du Saguenay−Lac-Saint-Jean.
Pour amorcer ce dossier, nous avons sollicité la collaboration d’Yvon Paré, arpenteur passionné et animateur infatigable de la vie littéraire régionale. Il fait voir la diversité et le dynamisme des pratiques littéraires. Les points de repères de ce tour d’horizon ouvrent autant de sentiers de lecture. Pour ma part, je rends hommage à l’écriture d’Hervé Bouchard, citoyen de Jonquière de première classe dans la République des Lettres. La poésie loge à l’enseigne de la culture ilnue chez Marie-Andrée Gill, dont les deux recueils sont présentés par Paul Kawczak. À Yvon Paré, cette fois-ci le romancier, est consacré un article d’Andréanne R. Gagné. Dans le contexte d’un régionalisme effervescent, les éditions La Peuplade ont gagné un pari qui, il y a dix ans, paraissait plus hasardeux qu’ambitieux. Depuis, un catalogue enviable s’est constitué. Élyse Laberge propose un entretien avec Mylène Bouchard, cofondatrice de la jeune maison d’édition, tandis que David Laporte rend compte du premier roman de Mathieu Villeneuve, Borealium tremens, récemment paru à cette enseigne. Ce dossier se prolonge dans deux rubriques de la revue : celle des écrivains méconnus apparaît taillée sur mesure pour Paul Villeneuve, dont le roman Johnny Bungalow, publié en 1974 (présenté ici par Patrick Guay), est un des grands textes oubliés de notre littérature, tandis que Lise Tremblay, qui faisait paraître il y a quelques mois un cinquième roman (L’habitude des bêtes) dont l’action se situe à la montagne, tout près de Chicoutimi, signe « Le livre jamais lu ».
Dossier Vie littéraire et imaginaire du Saguenay−Lac-Saint-Jean :
Des écrivains à l’assaut du monde
Hervé Bouchard : au nom du père et du six
Marie-Andrée Gill : présence vivante
ÉCRIVAINS MÉCONNUS DU XXe SIÈCLE : Paul Villeneuve
Yvon Paré : l’enfant qui ne voulait plus dormir
La Peuplade : enracinée et sans frontières
Le délire nordique de Mathieu Villeneuve
LE LIVRE JAMAIS LU de Lise Tremblay : La servante écarlate de Margaret AtwoodCommentaires de lecture :
De vengeance (J. D. Kurtness)
Henri de ses décors (Laurance Ouellet Tremblay)
La leçon de Rosalinde (Mustapha Fahmi)
Entre toi et moi (Danielle Dubé et Nicole Houde)
Tu aimeras ce que tu as tué (Kevin Lambert)
Magazine Zone OccupéeEn complément :
Marie-Bernadette DupuyBD : Amour, sexe et conséquences
Tout d’abord, il y a l’amour, avec un grand A. Puis il y a le sexe – à moins que ce ne soit l’inverse ? Chose certaine, cet heureux mélange produit des conséquences appelées des enfants. Voici deux récits et deux histoires qui explorent, chacun à leur façon, ce triangle de la vie.
AmourDans Et si l’amour c’était aimer ? (6 pieds sous terre), Fabcaro s’inspire des romans-photos à l’eau de rose pour présenter des personnages à l’expression faciale neutre et les mettre dans des situations aussi loufoques que déjantées. Cette mise en abîme ne fait que relever l’humour absurde dont fait preuve l’auteur, le tout avec une histoire de triangle amoureux qui, il faut l’avouer, devient rapidement secondaire à mesure que l’on plonge dans ce récit sans queue ni tête mais fort hilarant.
La notoriété de Fabcaro s’est trouvée propulsée en 2015 avec Zaï zaï zaï zaï (6 pieds sous terre), où l’on suit un homme qui est contraint à la fuite après s’être présenté à la caisse d’un supermarché sans sa carte fidélité. Les forces de l’ordre se mettent à sa poursuite et déclenchent une vaste chasse à l’homme qui mobilisera tout le pays et captivera un vaste auditoire qui suivra l’état de la situation par les bulletins télévisés. Cette bande dessinée a été encensée par la critique et a reçu de nombreux prix, car outre son humour absurde, peu fréquent dans le neuvième art, on y trouvait surtout une critique à peine voilée de la société de consommation et de communication. Malheureusement, dans Et si l’amour c’était aimer, cette absence de trame de fond laisse le lecteur sur sa faim.
SexeIl faut être culotté pour publier pareil livre. Dans Extases (Casterman), Jean-Louis Tripp raconte ses explorations sexuelles. Littéralement. Pas mal pour celui qui s’est fait connaître en cosignant, avec Régis Loisel, la série à saveur féministe Magasin général (Casterman).
Au fil des pages, il nous raconte comment, enfant, il découvre les plaisirs de la masturbation, puis, plus tard, ceux de l’amour et des premières explorations sexuelles avec son amoureuse, pour ensuite détailler ses expériences sexuelles, que ce soit avec un homme, en groupe ou avec une prostituée. Tout au long de ce récit, il se confie avec une grande humilité, que ce soit en parlant de ses préconceptions à propos du sexe féminin, ou en présentant ses découvertes, ce qui lui permet de tracer une ligne entre ce qu’il aime et ce qui ne l’intéresse finalement pas.
Côté visuel, son tour de force consiste à livrer un dessin soigné et explicite qui n’est jamais vulgaire ou pornographique. Sur ce plan, on savoure chacune des planches, et si le regard descend parfois sur les parties intimes des personnages, le vrai plaisir de la lecture consiste à voir comment Tripp représente les visages et les yeux, où l’on peut lire curiosité, plaisir et excitation. L’acmé de ce premier tome – l’auteur a promis une trilogie – se situe à la page 86. Il faut voir comment il se représente lui-même alors qu’il voit pour la première fois une femme avoir un orgasme.
Un récit touchant et d’une profonde humilité où JeanLouis Tripp couche sur papier ses questionnements les plus intimes sans jamais le faire autrement qu’avec beaucoup de tendresse et d’humilité. Un livre qui fera école.
Conséquences (première partie)S’il est vrai que les récits autobiographiques pullulent, force est d’admettre que la qualité n’est pas toujours au rendez-vous. Heureusement, certains livres se démarquent par leur approche et leur style, et Vogue la valise (La Pastèque) de Siris est l’un de ceux-ci.
Dans ce livre, l’auteur se personnifie en un petit garçon ayant une tête de poussin et dénommé La Poule, et présente le récit de son enfance jusqu’à ses dix-huit ans. Dernier d’une fratrie de cinq enfants, il connaîtra plusieurs familles d’accueil et un orphelinat avant d’être envoyé dans la famille Troublant, où il passera la majeure partie de son enfance tandis que sa mère tentera sans succès de récupérer sa garde. Tout au long de ce récit crève-cœur mais jamais larmoyant, on ne peut qu’admirer l’esprit de résilience de l’auteur ainsi que sa capacité à toujours garder la tête haute même si parfois il doit baisser les bras.
La force de Siris réside dans son style de dessin à la fois naïf et très bien articulé. Les dimensions sont souvent tronquées, et l’absence d’effet de perspective permet de réduire le caractère tragique de certaines situations et de rendre la lecture plus dynamique. Certaines pages sont de véritables chefs-d’œuvre sur le plan visuel en raison de leur composition. À certains moments, l’auteur s’amuse à intégrer plusieurs petites cases à l’intérieur d’une même grande case qui s’étend sur toute la superficie d’une page. Il faut regarder la page 280, sublime, où dans une même image, avec une seule perspective, il intègre deux moments différents. Ces compositions visuelles donnent un rythme soutenu au récit et font que l’on dévore ce livre à grande vitesse. Encore plus formidable, on lit cet album persuadé que le meilleur reste à venir – car oui, c’est un récit qui se termine bien.
Conséquences (deuxième partie)Dès la lecture de la première case, on sait que la fin de ce livre de 24 pages arrivera trop vite.
Une heure au parc (La mauvaise tête), c’est l’histoire d’un père qui rencontre pour la première fois sa fille, âgée d’à peine six ou sept ans, et qui tente de lui expliquer pourquoi il a convaincu sa mère de la donner en adoption dès sa naissance. Tout au long de la rencontre, on est captivé par le personnage du père, dérisoire et pathétique, qui fait tout ce qu’un père ne devrait pas faire tout en parlant en ellipses.
En quelques pages, Maxime Gérin réussit à exploiter à son plein potentiel chacun des éléments qui composent cette bande dessinée, avec un coup de crayon tout en finesse, faisant ressortir ces petits détails importants qui rendent chacun de ses dessins captivants. Il ne reste plus qu’à espérer une suite.
1. Fabcaro, Et si l’amour c’était aimer ?, 6 pieds sous terre, Montpellier, 2017, 56 p. ; 23,95 $.
2. Jean-Louis Tripp, Extases, T. I, Où l’auteur découvre que le sexe des filles n’a pas la forme d’un x…, Casterman, Bruxelles, 2017, 268 p. ; 32,95 $.
3. Siris, Vogue la valise. L’intégrale, La Pastèque, Montréal, 2017, 349 p. ; 32,95 $.
4. Maxime Gérin, Une heure au parc, La mauvaise tête, Montréal, 2017, 24 p.
La rivière du repos : l’au revoir de Jean-Yves Soucy
Retraité depuis peu, l’écrivain et éditeur1 Jean-Yves Soucy part en 2010 établir ses pénates près du petit village nord-côtier de Baie-Trinité. Dans une roulotte de seize pieds avec vue plongeante sur une frange de sable qui étreint le Saint-Laurent, il coulera des jours tranquilles en compagnie de sa femme et des quelques visiteurs de passage durant son séjour. Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos2, ouvrage en forme de bilan publié à titre posthume,revient sur ces quatre mois de sér . . .
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Le Lactume de Réjean Ducharme
En 1966 les lecteurs de Gallimard, intrigués et perplexes, prennent connaissance de 198 dessins que leur a envoyés, en s’excusant de son « insolence », un jeune inconnu québécois. Ils demeurent longtemps dans les tiroirs d’où ils ressortent après le succès explosif de L’avalée des avalés.Au terme de péripéties rocambolesques et compliquées, ils sont finalement publiés en un fort beau livre sous le titre très ducharmien de Lactume1au moment même de la mort de leur auteur.
Quelle importance Ducharme attribuait . . .
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Paul Bossé : un regard amusé sur Moncton
L’humour est une denrée rare en poésie acadienne. Paul Bossé porte un regard qui peut être caustique ou ironique ou tout simplement amusé sur la société acadienne. Influencé par Gérald Leblanc, il inscrit son œuvre dans Moncton, pimente ses poèmes de chiac, tout en gardant une distance critique sur son utilisation, et apporte un souffle d’une belle fraîcheur.
Avant d’être poète, Paul Bossé est cinéaste. Il a réalisé plusieurs films expérimentaux, des installations vidéo et des pièces de théâtre créées par le collectif Moncton-Sable qui s’inscrivent dans la continuité de sa recherche. Sa poésie se nourrit de sa démarche : il visualise ce qu’il écrit et structure ses recueils comme des scénarios.
Même si le thème central de son premier recueil, Un cendrier plein d’ancêtres1 (2001), est la mort, il réussit à faufiler dans ses poèmes une piquante ironie, un soupçon d’absurde et, parfois, une légère dose de ce qui pourrait ressembler à du cynisme, mais qui est plus une mise à distance mi-figue mi-raisin : « Mon squelette / sourit toujours / parce qu’il sait / qu’à la fin / c’est lui / qui va / gagner ». À cela s’ajoutent de nombreuses références à la musique et au cinéma. Ses poèmes sont des synopsis qui nous invitent à imaginer des histoires parfois abracadabrantes, parfois anecdotiques, souvent amusantes. Le titre donne le programme. Le recueil s’ouvre sur la naissance du poète qui arrive « plein d’ancêtres » et, dès cet instant, porteur des cendres de son avenir. Entre les deux, il y a le temps, l’amour et la société.
Son deuxième recueil, Averses2(2004), est fondé sur les états d’âme du poète qu’il a regroupés en différents « types » d’averses : locales, amères, décolletées, sesterces, intermittentes, « nostalgivres », inanimées ou même étrangères, ce qui donne la structure du recueil. Les poèmes se construisent à partir d’une anecdote, d’un fait, d’un constat. On a l’impression de partager ses préoccupations sociales et affectives en l’accompagnant dans Moncton, en France et au Mexique. Humour, dérision et satire colorent sa pensée : « Papier toilette / œuf à la coque / diplôme su le wall/ bye ej t’aime / clé dans l’ignition/ Kâlisse / a veut pas commencer ». Bossé a choisi d’utiliser la langue familière de Moncton et de donner une bonne place au chiac qu’il avait utilisé plus discrètement dans le recueil précédent. Il s’en dégage un portrait de la faune culturelle acadienne de Moncton : Bossé écrit à partir de son entourage et sans doute pour lui.
Saint-George/Robinson3(2007) propose une courte, mais fort intéressante promenade dans ces deux rues de Moncton. D’emblée, Bossé nous plonge dans le cœur de la rue Saint-George : « La cathédrale te waverahallo à tous les matins / butjamais qu’elle enlèvera son chapeau devant toi ». Puis, il nous raconte cette partie géographique de son univers. Sa rue Saint-Georgese définit dans un heureux mélange de chiac, de français et d’anglais, comme l’indique sa façon d’écrire le nom de cette rue : le « Saint » à la française (en anglais on l’aurait écrit « St », le « George » à l’anglaise (sans le « s » terminal français). Le tout prononcé à l’anglaise. En portant son regard sur une partie précise de sa ville, il s’amuse de ce qu’il voit et comprend de ce qu’il voit. Ainsi, la série des sept courts poèmes intitulés « À travers les blinds » le place en situation de voyeur : une personne passe dont l’action est captée. Certains personnages sont connus des habitués de la rue, comme celui que certains ont surnommé le « cow-boy » : « Lui qui récemment bisonnait les trottoirs / chapeau (Marlboro) bottes (Bronco) / figurant errant en quête d’un tournage / maintenant six pattes rythme galop (domestiqué) / la marchette et les sniques(blancs) ». En cinq vers, tout le drame de cet homme est tracé : de sa démarche fière, rapide, presque militaire à l’obligation de se servir d’une marchette, mais toujours marchant, affirmant ainsi sa résistance à la maladie. Une fois de plus, les poèmes se construisent autour d’un personnage, d’une situation, d’une réflexion, le plus souvent d’une façon elliptique. Bossé recherche le « plan » qui créera l’effet, le contenu qu’il veut mettre de l’avant. Il y approfondit sa recherche linguistique, jouant avec la musicalité des sons, avec la dissonance, avec l’arrimage entre la prononciation française et l’anglaise. Il prend plaisir à jouer avec le métissage, créant des effets de langue ou encore des situations cocasses. Tous les mots prononcés à l’anglaise sont en italique, ce qui identifie clairement leur sonorité : il faut lire ces poèmes à voix haute pour profiter de toute leur richesse sonore.
Continuum4 (2011) s’inscrit dans la continuité des recueils précédents. Autobiographique, il suit la chronologie, de son enfance à 2011 en passant par l’adolescence, les lectures et les films, les études, le voyage en Europe et le retour à Moncton. Certains poèmes s’offrent comme des instantanés de sa vie à l’image de celui intitulé « Vanier », cette école secondaire de Moncton rendue célèbre par Guy Arsenault dans son Acadie rock(1973), recueil que Paul Bossé découvre en y mettant les pieds : « Décor naturel d’Acadie rock / BURN DOWN THE SCHOOLS imprimé en 36 points ». À son tour, il nous livre sa perception de cette école secondaire qui ne le fascinera pas : « Apprendre par cœur les neuf étapes de la production du lin / yet rien savoir entoute su Mao Zédong l’empire olmèque / ou L’Acadie perduede Michel Roy ». Et s’il ressent la hâte, c’est celle de sortir de cette « ville plate / loin de toute » parce que « ton cocon est pus capable d’englober / ta métamorphose ». Quelques expériences de lectures, les premiers films, les sports du moins ce qu’il en retient nourrissent les textes qui illustreront cette étape de sa vie. Puis c’est Montréal où il étudie à l’Université Concordia : « ses études en anglais assis salle de ciné / toujours un projectionniste en stand-by / se gorger d’images / Godard Bunuel Ozu Jancso Brakhage » et ainsi « quitter la version adolescente de son inner-prototype ». Le recueil chemine d’évocations en souvenirs habités par des réminiscences cinématographiques, littéraires, musicales et picturales. Comme les références sont nombreuses et pas toujours très explicites, Continuumexige une bonne disponibilité d’esprit, même si le livre est aéré par des traits de cet humour ironique qu’on retrouve dans les précédents.
Dans son cinquième recueil, Les démondeurs5 (2016), Paul Bossé propose une riche réflexion sur l’Acadie d’aujourd’hui en traitant de sujets culturels, sociaux et politiques. Aujourd’hui, il est père et vit sa « quarantaine comme une maladie contagieuse / agréable ». Fidèle à lui-même, il commente ironiquement sa province, son quotidien, l’Université de Moncton, revisite son enfance et bien d’autres sujets dont la « Tim Nation » et la prolifération de restaurants franchisés sur la Mountain Road à Moncton. Qui sont ces « démondeurs » qu’il foudroie de ses vers ? Le mot évoque à la fois les « démons » destructeurs et l’émondage, cette action qui en soi peut être utile. Mais ici, l’émondage est destruction : le poète constate que la société court à sa perte si les humains ne changent pas leur façon d’utiliser les ressources de la planète et qu’il faut cesser « d’éradiquer des bouttes de jungle », de « répandre notre marde sur toutes les plateformes » et de « planter des mines antipersonnel autour de notre basse cour ». Pourtant, l’espoir persiste, si fragile soit-il. De temps en temps, une touche d’un humour noir et grinçant apporte une respiration qui, pour être caustique, est aussi salutaire.
La langue, une langue que Bossé aime inscrire dans sa réalité monctonienne, unit ses recueils. Mais son chiac demeure discret ; il en use pour son expressivité, sa couleur sonore. Beaucoup plus importante est l’aventure langagière qu’il propose et qui, si elle contraint le lecteur à s’interroger sur le sens de certains vers, voire de certains poèmes, n’en dégage pas moins un climat fort intéressant traversé par une large gamme d’émotions.
Né le 6 octobre 1971 à Moncton, Paul Bossé obtient son baccalauréat en cinéma de l’Université Concordia en 1993. De retour à Moncton, il produit et réalise avec Chris LeBlanc, avec qui il a étudié à Concordia, les imaginatives vidéos de la série des CHEPA (Capsules d’Histoires Enterrées Pour l’Avenir) diffusées à la télévision communautaire (1995), puis coréalise avec LeBlanc la série des Lunatiques, une émission pour enfants produite par les Productions Phare-Est et diffusée à TFO en 1999. Il réalise quelques documentaires dont Kacho Komplo (2002), un hommage au bar mythique de l’Université de Moncton, U.S. Assez (2004), Moncton vinyle (2011), la minisérie Les sceaux d’Utrecht (2014), plusieurs films expérimentaux et des installations vidéo. Il partage son temps entre les productions vidéo et des interventions sur la scène culturelle.
1. Un cendrier plein d’ancêtres, Perce-Neige, Moncton, 2001.
2. Averses, Perce-Neige, Moncton, 2004.
3. Saint-George/Robinson, Perce-Neige, Moncton, 2007.
4. Continuum, Perce-Neige, Moncton, 2011.
5. Les démondeurs, Perce-Neige, Moncton, 2016.EXTRAITS
Terre minus
L’après-vie
je m’en moque
c’est l’avant-mort
qui me tracasse
Un cendrier plein d’ancêtres, p. 22.Jiva-ti, jiva-ti pas?
Jiva-ti, jiva-ti pas?
si jiva
sava sêtre
oh ben hallo
ça va-ti, ça va-ti pas ?
ça va bein ?
good
good
c’est nice à saouère çasi jiva pas
sava sêtre
dring dring hallo
ça te tente-ti, ça te tente-ti pas ?
it’s now or never
t’es sûr tu viens pas ?
sûr sûr?
Jiva-ti, jiva-ti pas ?
Averses, p. 11.Gagner 600 piastres aux machines
le gars wastéde Tracadie s’penche
deux billsde vingt bellyfloppentsans bruit su la rue
— Do you ‘ave a woman inside?
l’accent épais comme dix manches à balai
— Pas dans l’moment
malgré réponse français (quasi) standard
dans sa tête ça cogite stillpas
qu’la Saint-George est pas qu’unilingue
— Den come wit me I’ll pay da beer !
Saint-George/Robinson, p. 39.Jay-Eff et Nicky-Kay
carrosserie monstre parkée sur le launch patio
main engourdie par une bière froide
Jay-Eff sait que son voisin Nicky-Kay
même si qu’i fait mine de chérir
son archaïque lavabo à roches lunaires
convoite secrètement
l’immense propane booster bonbonne
enchainée à la base de son propulseur thermiquestock suffisant de missiles dans sa glacière
aiguille rouge blastant les bé-té-u
Jay-Eff sait mieux que Nicky-Kay
comment sizzler une payload
sur la couche atmosphérique de son gril
envahissant l’espace avoisinant
d’odorantes nébuleuses
Continuum, p. 11.Se faire tssker à Caraquet
Caraquet capitale de l’Acadie
du moins voilà ce qui est inscrit sur le panneau
à l’entrée de ce village péninsulaire où 35 ans auparavant
la populace a hué Guy Arsenault poète météore
qui a rocké notre pays virtuel pendant les seventiesau centre culturel j’entame mes poèmes chiacs
ça prend pas de temps avant que j’arrive au premier mot anglais
curly-fryaussitôt la dame distinguée dans la première rangée
langue sur son palais décharge un tsssskkk
d’au moins chépa moi 50 décibelsune miette énervé je poursuis ma lecture
avant de quelques vers plus loin atteindre
ghetto blasterle TSSSKKKKKKK subséquent
facilement soixante-dix décibelssévère embuche auditive pour un lecteur
tentant d’afficher ses couleurs monctoniennes
volontairement bigarrées
devant cette foule si démoralisante
Les démondeurs, p. 44.La Peuplade : enracinée et sans frontières
Depuis 2006, Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot, fondateurs de la maison d’édition La Peuplade, font rayonner la littérature d’ici et d’ailleurs. Spécialistes des premières œuvres, ils publient des textes fracassants et inspirants qui explorent l’identité et le territoire. C’est grâce à eux que le public a pu entre autres découvrir les voix de Christian Guay-Poliquin, Mélissa Verreault, Daniel Canty, Frédérick Lavoie…
À la fois ouverte sur le monde et enracinée dans son milieu, La Peuplade témoigne manifestement du fait que l’édition en région n’est pas synonyme de régionalisme.
Portrait d’une maison d’édition nordique.
Naissance du projet
Liés par leur passion commune qu’est l’écriture, Mylène Bouchard et Simon Philippe Turcot avaient toujours eu en tête de mettre sur pied un projet culturel. Partageant d’abord leur vie entre Montréal et Tadoussac – où ils tenaient une galerie d’art plutôt dynamique –, ils ont vite pris conscience du potentiel qu’offraient les petits milieux. Là, les projets leur semblaient porteurs, ils reflétaient les particularités des lieux et des gens qui y vivaient. Ils ont finalement eu envie de s’ancrer : « On a eu envie de faire le saut, de s’établir quelque part, de quitter la ville. On a donc décidé de revenir s’installer au Lac-Saint-Jean. On a racheté la maison de mes parents à Saint-Henri-de-Taillon. On ne savait pas trop encore ce qu’on ferait, mais notre pari était de créer notre propre projet, une entreprise culturelle X ».
C’est finalement un article paru dans Le Devoir qui permet au projet d’éclore : « Je me rappelle qu’il y était question de plusieurs maisons d’édition, dont l’Hexagone, qui venaient d’être achetées par Québecor. Nous, on n’en revenait pas que ces maisons-là, associées à de grands auteurs comme Gaston Miron et Roland Giguère, passaient à la grande machine. C’est ce qui est devenu le moteur. On a décidé de combattre le gros par le petit et c’est ainsi qu’on a commencé à élaborer le projet de La Peuplade ». L’idée de départ comprenait deux volets, soit l’édition et la diffusion d’art, mais ils ont rapidement réalisé que l’édition était une pratique à part entière : « On partait de zéro. Il a fallu chercher, il fallait séduire les gens autour de nous pour qu’ils aient envie de publier dans notre maison. Au départ, le projet a été plus familial. J’ai publié, puis on a publié François, le frère de Simon Philippe. C’étaient les deux premiers livres. Ensuite, Simon Philippe a publié, puis Sophie, ma petite sœur. C’est un hasard de la vie qu’on soit tous des écrivains. Cela a en quelque sorte facilité des choses, mais en a aussi compliqué d’autres… On ne pouvait pas seulement rester entre nous ».
Traverser le parc
Il leur a paru évident que, pour rester dans la région, il était essentiel de s’illustrer ailleurs. Il leur a donc fallu déployer bien des efforts : « Dès le départ, on voulait l’expansion, on voulait traverser le parc [des Laurentides] très vite, se faire connaître partout. On ne voulait pas être étiquetés comme une maison régionaliste. On est donc partis sur la route avec nos livres. On tenait à faire la tournée des librairies. À chaque livre qu’on sortait, on repartait sur la route. Après cinq ou six livres, c’est devenu trop lourd de faire ça nous-mêmes ». Il reste que leurs efforts n’ont pas été vains. Lorsqu’ils ont rencontré leur futur distributeur, celui-ci a été impressionné par le nombre de librairies avec lesquelles ils faisaient déjà affaire. Et même si aujourd’hui ils n’ont plus à jouer ce rôle, le contact reste essentiel dans leur démarche : « Je dis toujours que l’édition, c’est relation. Même pour tout ce qui se joue sur la scène internationale, il y a des rencontres ; tout se tisse ainsi ».
Onze ans plus tard, les enjeux sont ailleurs, plutôt du côté de la diffusion, l’une de leurs forces : « On comprend bien la diffusion, comment elle doit se faire aujourd’hui. Cela a beaucoup changé dans les dernières années, la game est vraiment différente et certains ne s’adaptent pas. On est un chef de file dans la diffusion du livre, on est entre autres très, très présents sur les réseaux sociaux. On a accès à des données, on sait qui suit La Peuplade, on analyse ces données-là. Des gens nous ont aidés à nous construire des outils pour y arriver. Ce n’est pas si compliqué mais il faut y voir. On vend un livre à la fois et dans dix ans ce sera la même chose… »
Mais comme le dit si bien Mylène Bouchard, l’édition, c’est surtout une question de temps puisque « le jour où on achète le livre n’est pas nécessairement le jour où on va le lire ». Ainsi, il faut compter des années avant que les gens aient lu quatre, cinq livres de la maison : « Après onze ans, on peut maintenant dire qu’un public nous suit. Nos lecteurs ont adopté la maison parce qu’elle est gage de qualité, ils savent qu’ils ne seront jamais déçus. Ça va au-delà de nos attentes. C’est impossible de créer un tel intérêt de toutes pièces. La seule chose qu’on peut faire, c’est de continuer à publier d’excellents livres et de se dépasser chaque fois ».
L’édition en région « éloignée »
Pour Mylène Bouchard, éditer en région est loin d’être un obstacle : « Faire un livre, le produire, peu importe où tu es ça ne change rien. Après, c’est faire connaître les livres qui est le véritable défi, toujours revenir sur la crédibilité de la maison. Il y a parfois des préjugés qui peuvent surgir… Je me rappelle que David Bouchet, l’auteur du livre Soleil, avait envoyé son manuscrit à douze maisons d’édition. La douzième était La Peuplade et il a avoué s’être dit qu’il perdait son temps. Il souhaitait publier à Mémoire d’encrier. Finalement, c’est nous qui l’avons appelé et le mariage est parfait ».
Le principal inconvénient reste la distance par rapport aux grands centres : « On va deux ou trois fois par mois à Montréal. On devrait vivre là-bas parce qu’on serait plus présents dans les lancements, les événements, les soirées littéraires… toutes sortes de choses auxquelles on ne peut pas toujours participer personnellement ». D’un autre côté, cet éloignement offre aussi des avantages et La Peuplade les voit d’un bon œil : « Je dis tout le temps, un peu à la blague, que quand je rencontre les gens de mon milieu, je suis vraiment contente de les voir parce que je ne les vois pas souvent. Pour moi, la région représente un mode de vie. Un mode de vie calme où il y a moins de bruits, moins d’influences. On n’est pas au courant des potins et notre visibilité dans les médias est toujours positive. Ils ne nous connaissent pas personnellement, quand ils parlent de nous, c’est parce qu’ils en ont vraiment envie ».
Ainsi, La Peuplade cherche constamment à tirer profit de sa situation géographique afin que cet enjeu soit positif et dynamisant. Elle leur a d’ailleurs permis d’établir des ponts avec d’autres territoires, entre autres par la collection « Fictions du Nord » : « On a traduit de l’islandais le roman de Gyrðir Elíasson (Les excursions de l’écureuil), cet automne [2017] on publie un livre groenlandais à propos d’une jeune femme inuite (Homo sapienne de Niviaq Korneliussen1) qui est extraordinaire et j’ai aussi vraiment envie d’aller au nord du Japon… En même temps, cet automne, paraît Borealium tremens de Mathieu Villeneuve2, un Chicoutimien, qui réinvente le roman de la terre. C’est fascinant… Je dis souvent que nous sommes une maison d’édition sans frontières… »
Défi relevé
Il ne semble donc pas exagéré d’affirmer que La Peuplade a atteint les buts visés et que cette « entreprise culturelle » a de quoi flatter l’orgueil. Secret de polichinelle, c’est la passion le vrai moteur de ce beau projet : « Nous sommes fiers d’avoir relevé le pari : être ici, avoir fondé une famille, avoir un salaire. On vient d’engager un nouvel éditeur, une autre personne se joindra probablement à l’équipe d’ici six mois à un an, sans compter les pigistes qui gravitent autour de la maison… On a une famille d’auteurs incroyable, on a maintenant énormément de propositions qui nous amènent à faire des choix parfois déchirants. La maison a une identité complètement autonome, même par rapport à nous qui en sommes les fondateurs. La Peuplade fait sa vie et c’est ça qui est extraordinaire. Notre passion pour le métier grandit toujours et je souhaite que ça se poursuivre. On crée de petits miracles avec chaque livre. On veut continuer à travailler avec humilité et humanité, à s’intéresser aux autres. Il faut continuer de faire les bons choix et de suivre notre route ».
1. Voir « From Greenland with Love » par Pierre-Luc Landry dans Nuit blanche, no 149, p. 16-17.
2. Voir « Le délire nordique de Mathieu Villeneuve » par David Laporte dans Nuit blanche, no 150, p. 49.Marie-Andrée Gill : présence vivante
À l’occasion d’un entretien avec David Sioui pour le journal de Wendake La Griffe du Carcajou, Marie-Andrée Gill déclare :« Je suis ilnue, je suis québécoise, je suis une femme, une mère et je suis plein d’autres choses ».
Il y a, chez cette native de la communauté ilnue de Mashteuiatsh, une volonté de subvertir le jeu trop rigide des étiquettes que l’on attribue vite, parfois avec bienveillance, à tout auteur issu des Premières Nations. Il ne s’agit pas, pour Marie-Andrée Gill, de nier, ou d . . .
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Le délire nordique de Mathieu Villeneuve
Le Nord, pays de renaissance, terre promise et dernière frontière de l’être en quête de lui-même. Ils sont nombreux les auteurs à avoir entrepris de dompter ce territoire par l’écriture. Il faut maintenant ajouter à cette liste le nom de Mathieu Villeneuve, dont le Borealium tremens1 présente le cahier d’un retour au pays natal pour le moins singulier.
Après un séjour prolongé sur des routes l’ayant conduit jusqu’au Yukon, David Gagnon revient chez lui. Une rencontre avec le notaire d’Alma l’a auparavant . . .
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