Auteur/autrice : Neal

  • Jean Rouaud, le romancier des origines

    Jean Rouaud, le romancier des origines

    Depuis Les champs d’honneur (Prix Goncourt 1990), les romans de Jean Rouaud sont autant de pierres d’un même édifice : la reconstruction imaginaire des origines familiales du narrateur (qui, dans un magistral pied de nez aux théories issues du structuralisme, se donne d’emblée comme l’auteur).

    D’un récit à l’autre en effet, les événements sont dépliés sous des éclairages qui montrent la complexité et la subtilité des résonances que les souvenirs ont acquises. Dès lors, cet itinéraire en spirale éclipse la question de . . .

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  • Olivier Rolin, retracer le rayonnement fossile

    Olivier Rolin, retracer le rayonnement fossile

    Certains livres renferment en eux des mondes qui ne vous quitteront plus, des mondes qui, paradoxalement, vous demeureront à jamais étrangers. Ces livres exigent davantage que le temps consacré à leur lecture, font du lecteur plus qu’un lecteur. Méroé, roman d’Olivier Rolin, appartient à ces livres qui échappent à toute mode, à tout courant littéraire, qui s’imposent par la seule force de leur écriture. Et qui nous rappellent, si besoin est, que la littérature demeure l’une des plus fortes expressions de la liberté, l’objet le plus articulé de sa quête.

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  • La voix de Racine

    Comme chaque année, les anniversaires ne manquent pas qui permettent aux maisons d’édition de multiplier les rééditions, parfois souhaitables et stimulantes, souvent médiocres.
    Les cadeaux de l’histoire ne vont toutefois pas qu’à des spécialistes de marketing, moins intéressés à faire connaître les auteurs et à accroître la culture qu’à répondre (ce qui s’entend fort bien) aux critères de performance de leur employeur ; ils vont aussi, et cela est juste, aux amoureux de la littérature.

    Je sais que la formule que je viens tout juste . . .

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  • Inépuisable Québec

    S’imagine-t-on un bref instant savoir quelque chose du Québec que l’instant suivant vient ridiculiser cette prétention. Il suffit, en effet, d’un coup d’œil sur les plus récentes publications concernant le Québec pour qu’aussitôt soient remis en question le concept de nation, le regard de l’histoire, tel ou tel parcours individuel ou encore la perception que l’étranger se fait du Québec ou que le Québec se fait de lui-même.

    Impossible d’examiner les relations entre la France et le Québec . . .

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  • Dans la maison de René Jacob

    Les œuvres de René Jacob ressemblent à cette maison de campagne qu’illustre la couverture de son dernier recueil de récits : Avez-vous su la nouvelle ? Il faut passer le seuil pour découvrir, derrière l’apparente simplicité, la profondeur de cet univers traversé par le temps, et où, à chaque étage, des portes s’ouvrent sur autant de lectures possibles.

    Vallée-Jonction, au cœur de la Beauce. René Jacob y vit avec sa femme Marie-France et ses adolescents, Marion et François. Il a ancré sa vie, derrière son comptoir de . . .

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  • Georges Hyvernaud (1902-1983)

    Georges Hyvernaud (1902-1983)

    « On n’écrit pas des livres avec ça. […] je ne suis pas un romancier. » Tel est, dans Le wagon à vaches (1953), le confiteor du narrateur – qui ne se prend surtout pas pour un artiste. Quel est ce « ça » et qui est Georges Hyvernaud ?

    L’auteur, né en 1902, fut professeur dans les Écoles normales d’instituteurs, après avoir été lui-même élève à l’ÉNS de Saint-Cloud ; mobilisé en 1939, il est fait prisonnier en 1940 et passera cinquante mois dans les oflags de Poméranie avant de retourner à son métier, nourri . . .

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  • François Hertel (1905-1985)

    François Hertel (1905-1985)

    Que sait-on aujourd’hui de Rodolphe Dubé – François Heren littérature ? Ce qu’en sait le (bon) bachelier moyen. Au pire : rien. Au mieux : peut-être le titre d’un ou deux ouvrages et que durant une quinzaine d’années cet ancien jésuite a influencé, par son enseignement et son œuvre, un certain nombre d’écrivains et d’intellectuels en herbe.

    Mais se souvient-on que, poète, il a aussi touché au roman et au théâtre ? Qu’on doit à ce conteur quelques essais remarqués dans les années 1930 et 1940, et au philosophe des recueils de nouvelles et de contes échappant en grande partie aux catégorisations génériques d’usage ? Bref, on a assurément beaucoup oublié ce qu’ont répété manuels, anthologies et histoires de la littérature au cours des années 1950 et 1960, qui marquent le sommet dans la reconnaissance accordée à François Hertel. Car s’il n’est pas complètement oublié, il est vraisemblablement en voie de l’être ; sa place dans les histoires de la littérature se rétrécissant sans cesse depuis les trente dernières années. Aucun de ses romans, recueils de poésies ou essais ne se trouve à l’heure actuelle en librairie. Parfois radoteuse, parfois sympathique, la biographie un brin vieillotte de Jean Tétreau fournit pour sa part les grandes lignes d’une vie dont le principal intéressé a lui-même livré quelques éléments ça et là, dans des nouvelles, dans certains textes philosophiques, de même que dans des recueils de souvenirs et réflexions.

    François Hertel est né en 1905, à Rivière-Ouelle. Après des études au Collège de La Pocatière puis au Séminaire de Trois-Rivières, il entre, en 1925, dans la Société de Jésus, dont il va se retirer progressivement à partir de 1943. Il enseigne tour à tour la philosophie, l’histoire et la littérature dans différents collèges du Québec et de l’Ontario. Après un premier court séjour en 1947, il s’exile en France en 1949, où il demeurera la plus grande partie de sa vie, soit à Paris, soit à Vézelay, effectuant de rares sauts au Canada avant de revenir à Montréal en 1985, où il meurt la même année. Il aura subsisté en partie grâce à de modestes spéculations sur le marché de l’art, en partie grâce à des conférences sur le Canada, dirigeant également des revues culturelles (dont Rythmes et couleurs) et sa propre maison d’édition, les Éditions de la Diaspora française.

    Mais toute cette activité et une production abondante ne feront jamais de François Hertel le génie méconnu des lettres québécoises. Oublions donc le génie pour parler d’un écrivain plus que valable, mais inégal, dont l’œuvre comprend du meilleur comme du moins bon. Dans l’ensemble, pourtant, il nous offre ce que peu d’écrivains québécois peuvent proposer jusqu’à lui : une œuvre soutenue, cohérente malgré son caractère disparate. Par exemple, en dépit de la fortune de l’expression et d’un retentissement bien compréhensible à l’époque, son seul roman au sens strict, Le beau risque (1939), se range, il me semble, aux côtés de ces navets plus ou moins sympathiques et digestes dont se nourrissent alors la critique et, à l’occasion (baccalauréat oblige), une partie du lectorat québécois. Je pense à Marie Calumet, à L’influence d’un livre, aux Demi-civilisés, dont on peut dire et penser tout le bien qu’on voudra, qui n’en valent pas moins davantage par le bruit qu’ils suscitent que par la stricte qualité de leur contenu et de leur écriture. Ainsi du Beau risque, qui n’offre aucune surprise cachée, assez banale histoire des tourments existentiels d’un jeune collégien et de leur résolution grâce à l’aide d’un professeur, racontée par le biais du journal intime de l’un et l’autre protagonistes.

    En revanche, Mondes chimériques de même que quelques nouvelles et essais méritent une relecture sérieuse. Laquelle, s’agissant de François Hertel, n’ira pas sans plaisirs et étonnements.

    L’indéfinissable malaise

    « Je suis né au Canada français, dans un pays où règne le dogmatisme philosophico-théologique. Malgré un certain sens critique inné et en dépit de mes efforts pour m’élever au-dessus d’une ambiance de confort intellectuel statique, je finis par me laisser envoûter temporairement par des impératifs catégoriques, dont la base lointaine est une certaine peur d’un Dieu vengeur, toujours en éveil. »
    (
    Vers une sagesse)

    À l’heure où ressurgissent la peur du déclin, l’idée de la mort de la culture et un sentiment d’asphyxie généralisée, un retour à François Hertel nous assure au moins la permanence de nos plus actuelles craintes. Ses champs d’intérêt et d’investigation sont nombreux, et on ne saurait réduire sa pensée à une ligne directrice unique, voire à une préoccupation maîtresse. Ses trois premiers essais diffèrent radicalement quant à la manière. Le plus réussi, Leur inquiétude (1936), identifie quelques causes et manifestations de cette inquiétude métaphysique, religieuse ou existentielle, à laquelle s’étaient attaqués avant lui bon nombre d’essayistes, ici ou en France : Paul Archambault (Plaidoyer pour l’inquiétude), Henri Bremond (L’inquiétude religieuse) ou Daniel-Rops (Notre inquiétude). Ce mal du siècle, François Hertel le ramène en dernière instance au besoin de Dieu, quelque nom, précise-t-il, qu’on veuille bien lui donner. Il le voit à l’état brut chez l’adolescent, dont il esquisse un portrait psychologique (repris dans Le Beau risque), avant d’en proposer un bref historique, du XVIIIe siècle aux années 1930. N’étant pas exactement un historien ou un sociologue, il s’attarde principalement à l’imprimé, plus exactement aux œuvres canoniques françaises et européennes, canadiennes aussi, qu’il évalue en fonction de la place qu’elles accordent à ce phénomène. Se gênera-t-il pour renverser quelques idoles au passage ? C’est mal le connaître. L’occasion est trop belle pour lui de régler ses comptes avec quelques joyaux du patrimoine national, et il ne se prive pas d’égratigner. Car des motifs supplémentaires d’inquiétude, il en trouve justement dans l’aliénation politique, économique et culturelle dont les Canadiens français sont les victimes parfois consentantes. Ce faisant, et sans perdre de vue son propos, François Hertel vulgarise efficacement, synthétise les positions et contrepositions sur diverses questions du jour, traitées de manière plus élaborée par les Hermas Bastien, Victor Barbeau, Édouard Montpetit et autres « définisseurs de situation » : l’indépendance du Québec, la langue, l’éducation supérieure, l’accès aux postes-clé au sein du gouvernement et des entreprises privées, les méfaits de la mécanisation et de la société industrielle. Il le fait dans une langue toujours claire, recourant cependant à des formules académiques et une rhétorique assez clinquante. Sa démarche n’est pas exempte de postulats naïfs. Par exemple, sa tentative de circonscrire la psychologie d’un peuple, de mesurer ainsi son degré d’inquiétude, l’amène à identifier une série de qualités et de défauts typiquement canadiens-français, tâche à laquelle il se consacrera également dans Nous ferons l’avenir (1945), recueil de conférences où il montre que nos façons de faire et de penser procèdent de notre double provenance, française par l’histoire et américaine par la géographie. D’un accès moins aisé que les deux autres, Pour un ordre personnaliste (1942) est le plus théorique et le plus systématique de tous ses essais. Il y propose une conception du personnalisme inspirée de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier et encore redevable au thomisme.

    Penser la pensée, feindre la fiction

    « Ce livre [Mondes chimériques] est évidemment l’œuvre d’un fou. Rien des convenances littéraires et des lois du genre n’y est respecté. C’est un livre inclassable, par conséquent infect. » (Henri Francostel – pseudonyme de Hertel –
    dans la revue
     Amérique française)

    L’œuvre narrative, en particulier la trilogie des Mondes chimériques (Mondes chimériques, 1940; Anatole Laplante, curieux homme, 1944; et Journal d’Anatole Laplante, 1947), n’élude pas les questions nationales, mais elle accorde plus d’importance aux problèmes du moi et de ses avatars, des va-et-vient entre fiction et réalité, de même qu’elle soulève des questions proprement génériques. Un critique résumait assez bien, en 1954, l’impression générale produite sur le lecteur : « Je pense que nous sommes, ici, à la frontière du roman et de l’essai car, si minime soit-elle, il y a dans cette série une part de roman ou tout au moins de récit romancé. Anatole Laplante et Charles Lepic pénètrent bien dans le monde sous la forme de personnages de roman, même si l’on doit admettre que Le Journal d’Anatole Laplante est surtout, sinon uniquement un essai.1 » Gérard Bessette synthétisera plus tard la position des historiens de la littérature lorsqu’il situera la trilogie « à mi-chemin entre le roman, le recueil de nouvelles et l’essai ». Difficile de résumer Mondes chimériques2, recueil hybride dont les textes, toujours brefs, nouvelles ou dialogues, contes ou extraits de journal, présentent entre eux des liens tantôt ténus, voire inexistants, tantôt plus apparents, un peu à l’image de la fragmentation du sujet psychologique à laquelle se livre l’écrivain. Cette histoire de la rencontre de deux esprits, Charles Lepic et Anatole Laplante, et du parcours (intellectuel, surtout) que chacun suivra, est livrée à travers leurs propos sur des questions et des expériences tantôt quotidiennes, tantôt inusitées. On verrait sans peine, dans la tension entre ces deux ombres, la réfraction du déchirement de François Hertel lui-même, qui notait, mi-badin, mi-sérieux : « De même que Mondes chimériques ne fut jamais un recueil de contes – crois-m’en, ô lecteur canadien ! – mais l’histoire des pensées de Charles Lepic s’accompagnant de menues réactions chez Anatole Laplante, ainsi le présent ouvrage [Anatole Laplante, curieux homme] est-il l’histoire intérieure d’Anatole Laplante qui continue d’évoluer et de naître au monde, grâce à l’entrée continuelle en lui du monde par la connaissance et le contact des êtres. » Le troisième tome, quant à lui, basculera nettement dans l’essai (dont certains passages seront approfondis plus tard), jusqu’à effacer toute trace de fabulation.

    Il entre ainsi un peu d’Edmond Teste dans les personnages de Lepic et Laplante, suffisamment désincarnés et abstraits pour que le lecteur n’adhère jamais pleinement à cette sorte de « roman d’un cerveau », dont l’idée préoccupait Valéry. On était loin, il est vrai, du roman psychologique alors pratiqué par les Robert Charbonneau, André Giroux et Robert Élie. L’absence marquée d’un personnage central doté d’une psychologie romanesque claire (malgré le fait qu’il soit beaucoup question de psychologie), de même que le défaut d’un cadre et d’une intrigue bien nets, caractéristiques du roman réaliste, ont d’ailleurs laissé un peu embarrassés les critiques, dont plusieurs se sont contentés de décrier le résultat plutôt que de chercher à voir les mécanismes rattachant, chez l’auteur, l’essai aux formes narratives de la nouvelle et du conte3. François Hertel n’a pas été le seul à explorer cette voie, des reproches similaires allèrent à Jean Simard et à Pierre Baillargeon, dont les historiens ont vu les liens qui les rattachaient à leur aîné de quelques années. On songe également au Nézon de Réal Benoît, distinct par son contenu, mais proche par sa mise en relief des ficelles du récit, la fantaisie du propos et une critique en acte du conformisme romanesque4. Je ne saurais préciser l’origine de ce travail sur les formes et les genres littéraires, ce goût manifeste de François Hertel pour la subversion formelle5. Maladresses heureuses ou ingéniosité ? Quand il écrit : « Mon grand procédé, c’est de n’en pas avoir », je n’ai pas de peine à le croire. Qu’il s’essaie à l’histoire hypothétique ou revisitée, ou qu’il pratique à sa manière le dialogue philosophique, on démêle difficilement chez lui la part de réussite et la part d’inachevé, d’approximation, d’expérimentation aussi. Sans oublier qu’il nous livre à l’occasion des nouvelles de facture plutôt conventionnelle. Amateur de paradoxes, provocateur, il joue le plus souvent délibérément des conventions génériques alors en cours, comme en témoignent ses récits, mais également ses préfaces. Ainsi lit-on dans « La danse des personnages » : « Il faudra terminer la trilogie – qui n’est nullement un essai, ni des contes, mais un roman fleuve ou simplement rivière, si l’on préfère […]. »

    Par ailleurs, d’édition en réédition les recueils et récits vont se voir autrement organisés et désignés. Telles nouvelles deviendront, lors d’une réédition, autant de chapitres d’un « roman » inédit. Les divers intitulés génériques utilisés par Hertel (Nouvelles, Romans, Contes, Récits, Mémoires imaginaires) apparaissent interchangeables dans la mesure où sont réutilisés et redistribués au fil des ans les courts textes narratifs qu’ils chapeautent, ces repiquages et variations, voulus, admis, constituant ce qu’on pourrait appeler une poétique de la reprise. La fragilité de tout l’édifice est d’autant grande que la fiction elle-même se remet constamment en question, soit par des chutes sorties de nulle part ou des incipit inattendus (« Soudain, Charles Lepic fut à mes côtés. » Ainsi s’ouvre une nouvelle des Mondes chimériques), soit par des interventions d’auteur ostentatoires : « À ce moment de notre récit, puisque tout va mourir et qu’il faudra bientôt mettre le point final, moi au plaisir d’écrire, et vous, lecteur, je n’en doute pas, à la joie de me lire […] ». Qui peut tracer très exactement les limites, chez Hertel nouvelliste, entre l’art et l’artifice ? Quoi qu’il en soit de ces traits, ils confèrent à l’œuvre sa fraîcheur ; le décousu, la facilité alors fustigés, prennent aujourd’hui des airs d’audace et de ludisme. Le recyclage hertellien est au goût du jour… Nous avons en quelque sorte rattrapé Hertel, dont l’avant-gardisme ne fait aucun doute pour Robert Vigneault (voir le compte rendu du numéro consacré à Hertel les Cahiers Éthier-Blais).

    Voir clair en soi-même

    « Comme tous ceux qui se sont avisés de chercher, j’ai d’abord trouvé des solutions toutes faites, qui se sont offertes à moi comme des impératifs catégoriques. Je me suis cru obligé de penser comme tout le monde, parce que j’étais modeste et que je sentais que mon regard sur le monde n’était pas valable. D’autres m’ont offert des découvertes, des explications fort prétentieuses. J’ai eu l’extrême naïveté de me livrer aux bêtes. J’ai mis quarante années de ma vie à leur échapper. »
    (
    Journal philosophique et littéraire)

    Ce repiquage, il le pratique également du côté de l’essai philosophique seconde manière, celui de ces recueils où les fragments argumentatifs côtoient l’autobiographie et la critique littéraire. Les trois principaux, Vers une sagesse (1966), Méditations philosophiques (1962) et le Journal philosophique et littéraire (1961), conjugueront ainsi inédits et textes antérieurs. C’est la forme vers laquelle tendait déjà la deuxième partie du Journal d’Anatole Laplante, qui contient certains des essais utilisés ultérieurement. On y trouve du meilleur Hertel. À travers une mise en fiction du cas Ludivine Lachance, enfant sourde, muette et aveugle, le « Petit traité du dedans » se penche sur la notion de signe et les rapports entre pensée et langage. Par la forme, la prose et l’exercice même auquel il se livre, il rappelle avantageusement Valéry. Ne dirait-on pas empruntée à l’auteur de Tel Quel cette pensée : « Les grandes trouvailles sont filles de la distraction, expressions profondes de la personne libérée des entraves de la raison raisonnante » ? L’excellente « Lettre ouverte aux hommes d’ordre » aussi bien que l’« Examen de conscience philosophique » sont d’un écrivain et penseur mûr, encore déchiré, pas tout à fait dépris des thèses énoncées dans Pour un ordre personnaliste, luttant contre l’esprit de système, rappelant, à cet égard, Kierkegaard, par son refus des conventions, son désir flagrant de remuer les esprits et, surtout, cette philosophie au « je », toujours au plus près de l’expérience quotidienne, s’appuyant sur la raison pour pourfendre la raison raisonnante, instrument grossier dès lors qu’elle s’applique à comprendre le moi et sa place dans le cosmos. Pour le reste, le penseur reste fortement cartésien.

    Avec Kierkegaard, il partage également sa situation d’exilé, d’abord chez lui, puis au dehors à partir de 1949. Mondes chimériques anticipait d’ailleurs les départs, évasions et exils; comme Charles Lepic, François Hertel a voyagé, en Russie, en Chine, en Europe. L’ennemi de cet essayiste et philosophe, n’est-ce pas la certitude, le confort, l’immobilisme aussi bien intellectuel que politique qu’il dénonce chez ses concitoyens ? L’attitude qu’il juge féconde, l’inquiétude, il l’ajoute au doute, envers soi, envers ses propres convictions, puis envers tout échafaudage qui se prétendra seul détenteur de la vérité. Ses détours par le personnalisme, l’existentialisme, le surréalisme et la psychanalyse, s’ils sont parfois un peu rapides, peut-être réducteurs, n’en témoignent pas moins d’une curiosité et d’une audace rares dans « une culture qui a détruit le goût et le sens de l’expérimentation et du cheminement », écrira Pierre Vadeboncœur6.

    Des essais de la maturité jusqu’à Mystère cosmique et condition humaine (1975), dans lequel il voyait sa somme philosophique et qui reprend lui aussi, en les adaptant, des fragments anciens, il se livre donc surtout à un « exercice d’écriture à la première personne, libre dans son cheminement, sa forme et sa dynamique7 ». Écrivain, au sens que donnait à ce terme Michel Leiris (« quiconque aime penser une plume à la main »), il s’intéresse principalement à sa propre évolution spirituelle et intellectuelle, c’est-à-dire au parcours de cet esprit extrêmement souple qui fut le sien, accueillant, en constante transformation. Par à-coups, toujours, explorant successivement des questions sans lien apparent, s’essayant aux sujets les plus éloignés (Claudel, mais aussi Einstein; la métaphysique aussi bien que les sciences occultes ; le couple, le bonheur, la foi), l’essayiste prospecte, sûr chaque fois de se retrouver. Assurément, il s’est voulu un penseur complet et un maître à penser ; témoins, ses incursions en territoires multiples, son intérêt pour les questions d’actualité. De même, il s’est un peu complu dans le rôle de chef de file qu’il fut un temps, et qu’il devait se désoler de n’être plus, si l’on en juge par les repentirs et réserves manifestes dans ses derniers écrits. Ses lecteurs, tout ce temps, d’un ouvrage à l’autre, ont eu accès à des éléments autobiographiques de même qu’à des tranches d’un itinéraire intellectuel l’ayant conduit d’une adhésion critique au thomisme à une forme personnelle d’existentialisme, puis à ce qu’il qualifiera de « nihilisme souriant ». Car jamais François Hertel, du moins le prétendra-t-il plusieurs années plus tard, n’aura eu la certitude de croire : « La veille de mon ordination, je me précipitai chez mon supérieur, et lui avouai que je ne croyais plus croire. Il s’écria : – Mon cher, c’est très beau de se sentir indigne. Vous êtes un privilégié.  – Je franchis le pas8. »

     


    1. Dostaler O’Leary, Le roman canadien-français , Le Cercle du livre de France, Montréal, 1954, p. 167.
    2. Significativement intitulé « Deux hommes en nous », dans certaines éditions.
    3. Il reste à venir une étude développée sur cette question à laquelle Laurent Mailhot (voir dans le compte rendu du numéro des Cahiers Éthier-Blais consacrés à François Hertel) livre trop peu d’éléments de réponse.
    4. À ma connaissance, on a peu étudié cette littérature fantaisiste, occultée historiquement par les romans « urbains » (Gabrielle Roy, Roger Lemelin), le roman psychologique déjà mentionné et les derniers soupirs du roman de la terre (Ringuet, Germaine Guèvremont). Les dialogues philosophiques du Siraf (1934) de Georges Bugnet en sont un exemple.
    5. Notons qu’il en va de même de sa production poétique, que ses formes rapprochent parfois de la prose essayistique, et dont le contenu souvent explicitement philosophique n’interdit pas le lyrisme. Jean Éthier-Blais et Pierre de Grandpré écrivaient à ce propos : « Ce sont des artifices de définition qui permettent de ranger François Hertel parmi les poètes » (Pierre de Grandpré, Histoire de la littérature française du Québec, t. 2 (1900-1945), Beauchemin, Montréal, 1968, p. 230.
    6. Pierre Vadeboncur, La ligne du risque, HMH, Montréal, 1963, p. 167.
    7. Guylaine Massoutre, « Les canons de l’exilé », dans La pensée composée, sous la dir. de François Dumont, Nota bene, Québec, 1999, p. 140.
    8. François Hertel, Souvenirs et impressions du premier âge, du deuxième âge, du troisième âge, Stanké, Montréal, 1977. La perplexité de Robert Vigneault (voir compte rendu des Cahiers Ethier-Blais) quant aux rapports de François Hertel à la foi, à Dieu et au spirituel de manière plus générale, est tout à fait justifiée.

     

     

  • Raymond Guérin (1905-1955)

    Raymond Guérin (1905-1955)

    Raymond Guérin est né à Paris le 2 août 1905. C’est autour de sa vingtième année qu’il découvre le théâtre, devient un lecteur boulimique, s’essaye à l’écriture en fondant, en 1927, La Revue libre à laquelle collaborent, entre autres, Samuel Clerc, Maurice Fombeure, Louis Émié. Installé à Bordeaux, où son père a ouvert un cabinet d’assurances, il concilie deux activités : l’une, que la Seconde Guerre mondiale interrompra momentanément, consacrée à l’affaire familiale, l’autre, dont la mort seule aura raison, vouée à la littérature.

    À la fois victime des préjugés de son milieu, cette bourgeoisie bordelaise évoquée par François Mauriac, et de ses complexes d’autodidacte, Guérin fait ses « gammes » pendant une dizaine d’années et publie, à 30 ans, son premier roman, Zobain (1936), chez Gallimard. Ses parrains étaient Jean Grenier, Marcel Arland et Jean Paulhan, l’ouvrage fut bien accueilli et toutes les conditions semblaient alors réunies pour favoriser une carrière d’auteur provincial fort tranquille. Seulement Guérin devait s’avérer l’homme des ruptures, subies ou volontaires. Il y eut, en premier lieu, la guerre et la captivité en Allemagne pendant cinq ans : en tant que sous-officier, et conformément à la Convention de Genève, il refusa le travail en kommando, subissant ainsi les privations et les humiliations infligées aux « réfractaires ». Et réfractaire, il le devint au sens moral du terme, tournant en dérision toute autorité, toute valeur consacrée, toute forme d’idéal factice dans ces milliers de pages écrites au stalag et dont allait naître l’essentiel de son œuvre. Une autre rupture, plus pertinente sur le plan littéraire, résulte du dessein que Guérin forgea par son écriture, en se faisant l’artisan d’une poétique de la disparate. Dès 1941, Quand vient la fin, le second roman, marquait un net contraste avec Zobain et, après la guerre, de 1946 à 1953, en une dizaine de titres, devait être adopté un parti pris caméléonesque : précipiter le lecteur d’un registre soutenu à un registre insoutenable, du lyrisme exalté à l’atroce réalisme, de l’émotion la plus délicate au grotesque le plus appuyé. Entonnée le plus souvent au sein d’un même ouvrage, cette polyphonie n’a pas manqué de dérouter critique et public, trop habitués aux factures homogènes, trop frileux également sous le souffle d’un cynisme ouvertement proclamé. Épris d’authenticité, Guérin a fustigé ses contemporains, traqué toutes les compromissions, crevé toutes les baudruches, sans égard aucun pour la bienséance. Il devait mourir à 50 ans, le 12 septembre 1955, des suites d’une pleurésie, après avoir éprouvé l’amertume de voir Les poulpes, son chef-d’œuvre, travaillé et retravaillé douze années durant, se vendre, en tout et pour tout, à 1 500 exemplaires…

    Cette amertume, on la ressent dans les dix articles1 que Guérin a donnés à La Parisienne de Jacques Laurent, d’octobre 1953 à juillet 1954, où il tenait la rubrique littéraire : il y fustigeait les prix décernés par les cénacles parisiens, la politique éditoriale soucieuse des seuls profits économiques, ses confrères cédant aux sirènes d’un succès facile et rentable. Les « vrais » écrivains, Guérin a su pour autant les reconnaître et les louer sans jalousie, les consacrés, certes, mais surtout les débutants : pour ces derniers, au moins, les chroniques de Guérin valent d’être lues car on y constate que notre auteur avait su déceler, notamment, le talent de Sarraute, de Duras, de Beckett ou de Blanchot…

    L’insuccès d’une œuvre est difficilement explicable et l’histoire littéraire montre qu’aucune loi ne s’applique à forger la notoriété d’un écrivain. Les romans de Raymond Guérin n’ont pas, du vivant de leur auteur, rencontré de très nombreux lecteurs, ils continuent, quelque 50 ans après sa mort, de connaître une diffusion confidentielle. Certes, ces deux dernières décennies ont pu manifester un regain d’intérêt pour des écrivains « oubliés » des années 1930 à 1950, tels Emmanuel Bove, Henri Calet ou Paul Gadenne, grâce à certains éditeurs ou au travail patient de quelques universitaires2; on ne saurait pourtant espérer que ces romanciers, pas plus que Guérin, parviennent jamais à une véritable gloire posthume. Mais tant que leurs textes vivront, leur discret cheminement les fera d’autant mieux distinguer dans le flux des grands mouvements qui, naguère comme aujourd’hui, semblent les avoir occultés. Si l’existentialisme ou le nouveau roman, chacun à leur mesure, caractérisent la période qui nous occupe, l’œuvre de Raymond Guérin ne peut que nous retenir par sa singularité, lui qui se voulait hors normes et hors mode, absolument hostile à toute classification. Si cette œuvre est ce que son auteur a désiré qu’elle fût, si, par son travail, il lui a donné la forme qu’il souhaitait, ainsi créée elle est réussie et parler d’échec relèverait alors seulement du commerce, non de l’art.

    Telle qu’elle se présente dans les volumes publiés chez Gallimard, l’œuvre de Raymond Guérin se répartit en trois grandes rubriques, « Confessions », « Fictions », « Mythes ». Dans la première figurent les deux premiers titres publiés, Zobain (Sa correspondance) et Quand vient la fin, ainsi que La tête vide ; Zobain est un roman par lettres, narrant l’échec d’un jeune couple, qui ne vaut, en fait, que comme preuve de l’habileté de l’auteur à manier cette technique épistolaire que l’on retrouvera, associée à d’autres, dans Parmi tant d’autres feux… et La tête videQuand vient la fin est autrement plus saisissant, par le récit impitoyable qu’il propose de la maladie et de l’agonie du père du narrateur, victime d’un cancer, après que sa vie d’homme actif, autoritaire et égoïste eut été retracée : ce livre a suscité des attitudes très contrastées, les unes sensibles à sa force stylistique, comme en témoigne Simone de Beauvoir dans La force de l’âge, les autres horrifiées par la crudité des descriptions. Et l’on peut noter que les détracteurs ont utilisé les mêmes formules de dégoût que pour La nausée de Sartre, sans plus de perspicacité littéraire… Dans la rubrique « Fictions », c’est le cœur même de l’œuvre de Guérin que l’on découvre avec L’apprenti (1946), Parmi tant d’autres feux… (1949) et Les poulpes (1953) ; ce cycle, intitulé Ébauche d’une Mythologie de la Réalité, fonctionne comme un vaste roman d’initiation (près de 2 000 pages en tout) au cours duquel le héros « Monsieur Hermès », devenant « Le Grand Dab » dans Les poulpes, fait d’abord l’apprentissage de la vie professionnelle comme garçon de restaurant et d’étage dans un grand hôtel parisien, puis de la vie conjugale, enfin de la dure condition de prisonnier, au pays des Barbares. Le projet de Guérin était de compléter cet ensemble par deux volumes, celui du retour de son héros à la vie civile, retour de captivité seulement esquissé à la fin des Poulpes – mais magistralement évoqué par Georges Hyvernaud dans La peau et les os3 – et celui du retour à la vie saine, après l’épreuve infligée par la maladie : la mort en a décidé autrement et, de l’ultime expérience de l’écrivain, nous n’avons pu recueillir que Le pus de la plaie, ce « journal de maladie » posthume qui fait sinistrement écho à Quand vient la fin.

    Le charme de L’apprenti tient, au-delà de son humour corrosif quant au personnel et à la clientèle des palaces internationaux, à la recréation de la société parisienne de l’entre-deux-guerres, aussi bien dans ses beaux quartiers que dans ses milieux populaires, par la reprise que Guérin y fait des expressions familières, des airs à la mode, des slogans publicitaires ou radiophoniques ou, sous forme parodique, des lectures qui meublent les rares loisirs de Monsieur Hermès. Lequel cède, et c’est ce qui provoqua une manière de scandale à la sortie du roman, à de troubles penchants onanistes ; mais cet aspect a tellement caché, aux yeux de la critique, le réel intérêt du roman qu’il est inutile d’y insister. Disons que Guérin a voulu montrer, au grand dam des bien-pensants de son temps, que la pratique solitaire est une étape obligée de l’initiation amoureuse et que la sexualité de l’individu réputé le plus normal est, en vérité, fort complexe. Le titre envisagé, à l’origine, était L’apprenti psychologue.

    Si, malgré des qualités littéraires incontestables, Parmi tant d’autres feux… est le titre le moins attachant de la trilogie, il conduit logiquement4 le lecteur à ce superbe et insolite récit qu’est Les poulpes, rapporté des 43 mois que l’écrivain avait passés derrière les barbelés. C’est sans conteste dans cet ouvrage à la fois d’un fort comique et d’un tragique désespérant que Guérin a donné l’entière mesure de son talent, s’élevant à un art que l’on a pu comparer à celui de Céline : il est vrai que le texte de ce roman de la déréliction met en scène tous les registres lexicaux, absolument tous les langages, qu’ils soient empruntés à la conversation la plus quotidienne ou aux plus belles pages de la littérature classique, l’écrivain ayant convoqué, encore plus que dans L’apprenti, aussi bien sa connaissance des milieux sociaux que son étonnante culture livresque. La captivité y est vue sous le signe d’un apocalyptique et dérisoire carnaval, esthétiquement proche des théories de Bakhtine sur l’art du roman. C’est vrai qu’il y a du Céline en Guérin, même s’il n’appréciait pas ce rapprochement, il y a aussi, peut-être surtout, du Rabelais dans le goût de la dérision et de la parodie, de l’invention verbale et du réalisme fantastique.

    Dans les « Mythes » figurent deux titres seulement, un roman, La confession de Diogène (1947), et une pièce de théâtre, Empédocle (1950), leur parenté tenant au choix, pour héros, de deux philosophes grecs ; cela ne va guère plus loin car, si le récit de Diogène illustre le Cynisme en tant que pensée tutélaire de l’inspiration guérinienne, le drame d’Empédocle s’intègre mal à l’ensemble de l’œuvre : remarquablement souple et habile dans l’invention du texte romanesque, l’auteur aux multiples registres a échoué là où triomphaient Giraudoux, Sartre et Camus. Mais c’est bien, et fortement, par La confession de Diogène que se saisit l’unité du projet de Guérin dans sa pluralité : outre la discipline cynique qui fournit le ciment idéologique de l’œuvre, le philosophe devenu personnage enseigne l’art de la dualité, de la contradiction, de la métamorphose en invoquant les figures emblématiques de Janus, Hermès ou Protée. Le mythe s’envisage alors non comme source de connaissance mais principe de création, symbole de la complexité excluant l’uniformité, signe de signes, lettre première d’un texte toujours à venir. Trait d’union entre les « Confessions » et les « Mythes », Diogène, avec sa lanterne, éclaire ainsi l’œuvre entière : par sa psychologie et son histoire, il s’avère un double mythique de Monsieur Hermès-Le Grand Dab, par sa quête menée en toute dérision, il donne l’esprit de l’Ébauche, par son goût du paradoxe, il instruit une Mythologie de la Réalité.

    Quant à un récit comme La peau dure, l’on peut penser que, si Gallimard l’avait publié, il eût trouvé sa place au sein des « Confessions » mais le je du monologue intérieur, dévidé par les trois sœurs, aurait, pour le coup, sérieusement entravé la démarche de ceux qui s’obstinaient à voir en l’auteur « son constant personnage », selon la formule de Marcel Arland. La même remarque s’appliquerait à La main passe ainsi qu’à Fragment testamentaire et Du côté de chez Malaparte où la première personne renvoie respectivement à Patrick Beaurepaire, personnage de Parmi tant d’autres feux…, à Monsieur Hermès et à Guérin lui-même, ce dernier n’ayant éprouvé aucun besoin de dissimuler son identité quand il a tenu à s’exprimer en son nom propre, comme c’est encore le cas dans Un romancier dit son mot. Des titres parus ailleurs qu’à la NRFLa peau dure (1948) est l’un des plus beaux récits de Guérin, tant sur le plan de l’invention narrative – qui n’a rien à envier aux entreprises des nouveaux romanciers alors naissants – que sur celui de l’inscription d’une réalité sociale « propre » à l’immédiat après-guerre ; mais il faut aussi admettre avec Étiemble, qui dans l’Encyclopædia Universalis l’a rapproché de Truman Capote, la modernité de l’auteur de La tête vide, ouvrage signant les dons de « mosaïste » que Guérin aimait à se reconnaître.

    L’œuvre est donc là, en grande partie disponible malgré quelques graves lacunes comme Les poulpes5, attendant patiemment de nouveaux lecteurs, non pas ceux qui cherchent la nouveauté pour elle-même mais ceux qui tentent de comprendre ce que fut, en profondeur, le renouvellement du discours romanesque au XXe siècle. À côté d’un Joyce, d’un Céline ou d’un Miller, qui fut son ami, Raymond Guérin, même au deuxième rang, ne dépare en aucun cas la photo de famille.

     


    1. Que j’ai recueillis partiellement dans Humeurs, Le Dilettante, 1996.
    2. Voir notre recueil La revie littéraire, sous la dir. de Bernard Alluin et Bruno Curatolo, Le texte et l’édition, Dijon, 2000.
    3. Raymond Guérin, qui l’a préfacé, est à l’origine de la publication de ce roman aux éditions du Scorpion (1948), plusieurs fois réédité (Ramsay, Le Dilettante) et désormais publié chez Pocket.
    4. Guérin a composé, en captivité, les premières versions de plusieurs ouvrages, dont Parmi tant d’autres feux… et Les poulpes.
    5. Qu’on peut tout de même essayer d’obtenir auprès du libraire-éditeur Le Dilettante, 9-11, rue du Champ-de-l’Alouette, 75013 Paris.

    Œuvres de Raymond Guérin : 
    Première publication à la NRF « Confessions » : Zobain (Sa correspondance), Gallimard, 1936 ; Quand vient la fin, Gallimard, 1941 ; Quand vient la fin, édition revue et corrigée, suivi de Après la fin, Gallimard, 1945 ; La tête vide, Gallimard, 1952.
    Fictions : Ébauche d’une Mythologie de la Réalité : I- L’apprenti, Gallimard, 1946 ; II- Parmi tant d’autres feux…, Gallimard, 1949 ; III- Les poulpes, Gallimard, 1953, Le Tout sur le Tout, 1983.
    Mythes : La confession de Diogène, Gallimard, 1947, Le Passeur, 1999 (préface de Bruno Curatolo) ; Empédocle, Gallimard, 1950.
    Chez d’autres éditeurs : La main passe (ou si les mots sont usés), Éditions du Scorpion, 1947, La Bartavelle, 1996 ; Un romancier dit son mot, Corrêa, 1948, La Bartavelle, 1997 ; La peau dure, Éditions des Artistes, 1948, Le Tout sur le Tout, 1981, La Bartavelle, 1997 (préface de Bruno Curatolo) ; Fragment testamentaire (illustrations de Maurice Sarthou), Éditions d’Art Vulc, 1950 ; Du côté de chez Malaparte, La Boîte à clous, 1950 ; Le pus de la plaie, Journal de maladie, Le Tout sur le Tout, 1982 ; Le temps de la sottise, Le Dilettante, 1988 ; Humeurs, Le Dilettante, 1996 (textes recueillis et présentés par Bruno Curatolo).
    Adaptations pour le théâtre : La peau dure, par Christian Collin, 1983, Théâtre de la Commune, Aubervilliers, par Hélène Gailly, 1987, Compagnie « Dépôt légal » (Prix du Jeune Théâtre de la Commission française de la Culture) ; La tête vide, par Christian Collin, 1985, Bordeaux ; La joie du cœur (d’après L’apprenti), par Jean-François Matignon, 1997, festival d’Avignon.
    Production radiophonique : Francesca Piolot a consacré une émission de la série « Une vie, une œuvre » à Raymond Guérin (France Culture, 1er mai 1997) ; avec Jean-Pierre Baril, Juliette Bordessoules, Bruno Curatolo, Claude Duneton, Jean-Paul Kauffmann, Pierre Veilletet.

    Approche critiqueRaymond Guérin, Une écriture de la dérision, par Bruno Curatolo, L’Harmattan, 1996.

     

  • Paul Gadenne (1907-1956)

    Paul Gadenne meurt à Cambo-les-Bains, en 1956 à l’âge de 49 ans, abandonnant la partie contre une tuberculose qui l’use et l’assaille depuis 1933. Vingt-trois ans de maladie et vingt-trois ans d’écriture, puisque le romancier commença sa première oeuvre d’ampleur au sanatorium.

    À sa disparition, on salue un écrivain, on parle de la place qu’il prendra bientôt, on espère pouvoir lire rapidement le roman qu’il a achevé quelque temps avant sa mort, et puis c’est le silence.

    Albert Béguin, qui avait suivi avec attention . . .

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  • L’entrée en société

    S’il est agréable de retrouver dans la littérature destinée aux jeunes les ingrédients classiques de fantaisie, de magie et de mystère, c’est une joie nouvelle que de voir la musique, la peinture, le théâtre intervenir formellement dans cet univers. Constatons aussi, avec des sentiments partagés, que des préoccupations qui, comme la guerre, émergeaient prudemment dans cette littérature s’expriment maintenant avec plus d’audace et disent sans euphémisme les laideurs du monde.


    S’apprivoiser


    La rondelette figure de Caillou est suffisamment familière pour qu’on en sache le magnétisme. Venant de ce personnage, la leçon de socialisation s’accepte mieux. C’est à moi1 de Joceline Sanschagrin montre à l’enfant que ce qui appartient à Caillou peut intéresser Philippe et vice-versa. Même la maman de Caillou peut consoler Philippe et jouer avec lui sans que Caillou ne soit dépossédé à jamais. L’échange requiert cependant un apprentissage et la bouderie fait partie des étapes prévisibles. Dans Le pique-nique2 de Michel Bélair, l’atmosphère est différente : on découvre la nature en famille. Les stéréotypes ne sont cependant pas disparus et, bien sûr, c’est la petite fille qui pleure à cause du tonnerre et les vaillants garçons qui combattent l’orage. À charge de revanche, espérons-le. Il est bien court, hélas ! le temps des comptines. Très vite, trop vite, l’habitude se prend d’écouter plutôt que de chanter. Jocelyne Laberge dans Croque-musique3 vise sans doute à retarder cette échéance. Un objectif attire tout de suite l’attention : amuser, faire rire, partager l’humour. Un autre, cependant, suit de près : aider l’enfant à lire et à chanter les signes musicaux. À peine la comptine est-elle terminée qu’une seconde version se présente où les notes de la gamme remplacent les mots. Méthode pédagogiquement séduisante, d’autant que la présentation est soutenue par quelques-uns des meilleurs dessinateurs qui soient.

    1. Joceline Sanschagrin, Caillou, C’est à moi, Chouette, Montréal, 2002, non paginé ; 7,99 $.
    2. Michel Bélair et CINAR, Caillou, Le pique-nique, Chouette, Montréal, 2002, non paginé ; 5,99 $.
    3. Jocelyne Laberge, Steve Beshwaty, Marie-Louise Gay, Stéphane Jorisch et Mireille Levert, Croque-musique, 20 comptines pour chanter et danser, Dominique et compagnie, Saint-Lambert, 2001, 48 p. et un CD ; 24,95 $.


    La société voisine


    L’entrée d’un enfant en société est souvent facilitée par la présence d’un animal familier. Le contact s’établit mieux si l’animal est vulnérable, menacé par plus fort que lui, égaré. L’enfant inverse alors le type de relation que la vie lui a imposé jusque-là : c’est lui qui défend, protège, soigne. Et lui, contrairement aux adultes prompts aux interdits, abolit sans vergogne les limites et les usages. La soupe aux vers de terre de Josée Corriveau est, à cet égard, exemplaire. L’oisillon n’aura pas à se lamenter longtemps avant que Flavie s’emploie à le sauver. Elle recourra aux ornithologues du quartier, amateurs ou patentés, elle pestera contre ce voisin qu’elle soupçonne de détester tout ce qui porte plume et, surtout, elle se fera, sans haut-le-cœur, cuisinière pour oiseau. Avant que la soupe de Flavie produise tous ses effets, les jeunes lecteurs auront eu droit à la danse des jugements téméraires et aux alternances du découragement et de l’espoir. Dessin charmant.

    Josée Corriveau et Isabelle Charbonneau, La soupe aux vers de terre, Pierre Tisseyre, Montréal, 64 p. ; 7,95 $.


    Dans Corneille et compagnie, t. 2, Chiots recherchésles aventures se poursuivent. Mère et portée sont disparues sans qu’on ne sache s’il s’agit d’un caprice de la pourtant maternelle Corneille ou d’une intervention malveillante d’un inconnu. On réunira des bataillons de bénévoles, on explorera la plage, on jettera un œil inquiet sur la voie ferrée et, bien sûr, on pleurera beaucoup. Le récit est prenant, mais aurait sans doute reçu de souhaitables resserrements si l’auteure, Geneviève Amyot, avait vécu. Ce deuxième tome se termine d’ailleurs sans conclusion et sans même que nous soit promise l’élucidation du mystère.

    Geneviève Amyot, Corneille et compagnie, t. 2, Chiots recherchés, Trois, Laval, 2000, 153 p. ; 9,95 $.


    Dans Le grand duc, Josée Ouimet, qui puise ses sujets aussi bien dans l’imaginaire que dans les fiables manuels d’histoire, décrit les soins donnés à Oscar, grand rapace à la mémoire infaillible, par des ornithologues. La navigation pour approcher son repère n’est pas de tout repos, le blessé hésite à faire confiance à l’espèce humaine. Beau contact entre l’enfance et le grand duc, même si on peut se demander si des ornithologues auraient emmené autant de jeunes avec eux dans une expédition aussi délicate. Je fais confiance à l’auteure.

    Josée Ouimet et Romi Caron, Le grand duc, De la paix, Saint-Alphonse-de-Granby, 2002, 72 p. ; 7,95 $.


    Avec La chaîne alimentaire, Bobbie Kalman poursuit son minutieux travail d’initiation à la logique de l’environnement. La science est là qui veille, mais elle ne conduit pas à la sécheresse du ton ni au jargon inabordable. L’auteur, sans lasser son jeune scientifique, redit patiemment les mêmes choses, photographie, schémas et principes à l’appui. Chacun, carnassier ou végétal, charognard ou herbivore, trouve sa place dans les systèmes et les réseaux. Se dégage de la description l’image d’une nature équilibrée par le jeu d’instincts implacables et complémentaires.

    Bobbie Kalman, La chaîne alimentaire, trad de l’anglais par Nathalie Liao, Banjo, Mont-Royal, 2002, 32 p. ; 8,95 $.


    La fantaisie et son dû


    Il serait contre nature que la littérature destinée aux jeunes ignore leur besoin de fantaisie gratuite, de délire désordonné et sans conséquence autre que le rire. La chatte Solo bénéficie, comme tous les êtres de sa génération, des conseils maternels, mais elle aussi se lasse des parcours familiers. Ses explorations la mèneront vers des chantiers peu fréquentés par les chats et la mettront en contact avec une jeune marmotte contre laquelle on l’a mise en garde. La jeune Solo sortira de ses imprudences probablement convaincue, comme les jeunes lecteurs de Solo chez Monsieur Copeau, qu’il faut recommencer.

    Lucie Bergeron et Joanne Ouellet, Solo chez monsieur Copeau, Québec Amérique, Montréal, 2002, 72 p. ; 7,95 $.


    Dans Une journée à la mer, Denise Paquette combine la sécurité de la vie quotidienne et l’inattendu des vacances. Le sable, la mer, la baignade, le pique-nique détendent la famille. Quant au chien Ricou, il mène ses propres explorations, comme si, lui aussi, il détestait la routine. En somme, une agréable diversion, sans drame, sans tension. Le texte, rythmé, imite la simplicité des comptines, tandis que Ricou, sans s’en rendre compte, refait surface comme un refrain. Le dessin, lui aussi, apaise à la manière de vacances réussies.

    Denise Paquette et Denise Bourgeois, Une journée à la mer, Bouton d’or Acadie, Moncton, 2002, 24 p. ; 7,95 $.


    Avec Louise Bombardier, le théâtre s’intègre à la littérature proposée aux jeunes de façon parfaitement harmonieuse. Le point de départ de Contes-Gouttes ressemble à ce qu’observent de nombreux parents à l’heure du coucher de la progéniture. Tout est prétexte à sursis. Quand les excuses sont épuisées et que le sommeil de Pierre tarde encore à venir, l’ourson Arthur prend les commandes. Il ne lésine d’ailleurs pas sur les moyens, car… il avale Pierre ! Celui-ci demandera qu’on l’aide à quitter ce lieu un peu étroit, ce qui le mettra en contact avec de sympathiques personnages et le fera vivre aux confins du rêve et du conte.

    Louise Bombardier, Contes-Gouttes, Lanctôt, Montréal, 2002, 50 p. ; 10,95 $.


    Dans Le soufflé de mon père, l’impensable s’impose comme mode de penser, l’impossible survient, le farfelu bouscule le quotidien. Plaisir garanti à ceux qui n’ont pas encore réduit le réel à la grisaille. Pourquoi, en effet, le père de famille ne débarquerait-il pas avec sa tribu dans un restaurant résolument fermé et n’y préparerait-il pas son plat préféré, le célèbre soufflé au homard ? Tant pis s’il manque quelques ingrédients : les fermes voisines prêteront qui la vache qui le silo à grains. Et pourquoi le hasard n’ajouterait-il pas un peu d’ambiance en invitant un cirque et ses animaux exotiques ? Un beau délire d’Alain Raimbault servi par le dessin débridé de Daniel Dumont.

    Alain Raimbault et Daniel Dumont, Le soufflé de mon père, Soulières, Saint-Lambert, 2002, 60 p. ; 7,95 $.


    Annabelle, fillette à la conscience heureuse et étale, consent enfin à quitter ses pinceaux et sa gouache pour passer au bain. Comme elle adore les bulles, elle vide la bouteille de bain moussant et s’agite jusqu’à faire surgir Le monstre de mousse. N’écoutant que son courage, Annabelle le combattra et le fera disparaître en tirant le bouchon du bain. Désormais propre, elle s’endormira avec la conviction qu’elle a ainsi sauvé la vie de sa mère. Complicité efficace entre un texte intelligent de Manon Berthelet et farci de clins d’œil et un dessin à la hauteur.

    Manon Berthelet et Benoît Laverdière, Le monstre de mousse, Banjo, Mont-Royal, 24 p. ; 7,95 $.


    Intuitions trompeuses ou fécondes


    Les enquêtes juvéniles foisonnent, car percer les mystères est un besoin qui se manifeste tôt dans l’existence. Dans cette veine, Ma mère est une extraterrestre de Sylvie Desrosiers décrit finement l’étonnement mêlé d’inquiétude qui saisit les jeunes devant certains comportements adultes. S’extasier devant la beauté des étoiles, serait-ce la preuve que l’adulte a déjà habité un lointain univers ? La capacité maternelle de distinguer l’authentique mal de ventre du prétexte à paresse, serait-ce un don octroyé aux gens issus d’une planète inconnue ? La réalité, on s’en doute, donnera une explication rassurante à des indices temporairement stellaires.

    Sylvie Desrosiers et Leanne Franson, Ma mère est une extraterrestre, La courte échelle, Montréal, 2002, 64 p. ; 8,95 $.


    Dans L’enlèvement de la mère Thume (Laurent Chabin), Donatien et Justine, malgré l’expérience acquise au cours de leurs précédentes aventures, succombent encore à l’attrait des conclusions apocalyptiques. L’absence de leur amie, la mère Thume, prouve, selon eux, qu’il y eut enlèvement. Et si un étranger surgit qui s’intéresse au petit singe de leur amie, il subira sans avertissement l’assaut des deux jeunes justiciers. Quand la clarté se fera, les deux personnages se promettront de ne plus jamais conclure aussi vite. Promesse fragile sans doute.

    Laurent Chabin et Denis Goulet, Les mystères de Donatien et Justine, t. 4, L’enlèvement de la mère Thume, Boréal, Montréal, 2002, 56 p. ; 8,95 $.


    Quand Hugo et son copain Octave se lancent dans la chasse au trésor organisée par l’école, leurs chances de l’emporter sont médiocres. Hugo, qui voit grand, déforme tout ce qu’il entend et côtoie les indices les plus révélateurs sans les voir. Leur enquête, désordonnée au point de ne plus savoir ce qu’elle cherche, bifurquera vers l’hypothétique Trésor de Zanlepif (Andrée-Anne Gratton). Reste à savoir si la témérité mérite une récompense et si la chance rescape les détectives erratiques. Échevelé et frais.

    Andrée-Anne Gratton et Christian Daigle, Le trésor de Zanlepif, Boréal, Montréal, 2002, 128 p. ; 8,95 $.


    Cristale Carton a beau n’avoir que neuf ans, elle refuse de laisser l’alphabet déterminer son habillement, sa nourriture, son quartier. Pourquoi, malgré ses initiales « C » et « C », ne pourrait-elle pas manger autre chose que des carottes et des concombres et fréquenter d’autres jeunes que les Clémence et les Caroline ? Commence ainsi La croisade de Cristale Carton de Christine Eddie. Avec finesse, la jeune personne négocie avec son environnement et redéfinit l’équilibre entre la règle et ses préférences personnelles.

    Christine Eddie et Sophie Casson, La croisade de Cristale Carton, Hurtubise HMH, Montréal, 2002, 80 p. ; 8,95 $.


    Un monde à remodeler


    Reprenant du service 25 ans après sa première publication, Émilie la baignoire à pattes de Bernadette Renaud séduit toujours autant. Parce que la mode lève le nez sur les baignoires à pattes, Émilie est mise au rancart. Émue, la fée Porcelaine lui accorde le privilège de se déplacer et de chercher une maison accueillante. Émilie trouve preneur, mais elle s’étonne du rôle tout nouveau qu’on lui impose. Superbe récit et fée persuasive.

    Bernadette Renaud, Émilie la baignoire à pattes, Québec Amérique, Montréal, 2002, 96 p. ; 8,95 $.


    Sur l’île Bizarre, on applique les critères de la Beauté monstre (Carmen Marois). Ils étonnent quelque peu : fainéantise, quinze repas par jour, surplus de poids. Tara, mince et jolie, consentira aux sacrifices requis. Le jour vient, cependant, où l’arrivée d’Arthur change tout. Le beau jeune homme préconise, lui, une évaluation radicalement différente de la beauté. Tara s’adaptera encore, mais que la vie est instable !

    Carmen Marois et Anne Villeneuve, Beauté monstre, Soulières, Saint-Lambert, 2002, 94 p. ; 7,95 $.


    Gaspar n’a pas la vie facile, car ses cousins sont des lutinsà l’humour dévastateur. Ils compliquent l’adaptation de l’enfant à sa nouvelle famille. Heureusement, la grand-mère veille. Elle enseignera à Gaspar ce qu’il faut de magie pour survivre en pareil environnement. Dans Mes cousins sont des lutins, Susanne Julien dose avec finesse la taquinerie, l’étourderie, le besoin de sécurité.

    Susanne Julien et François Thisdale, Mes cousins sont des lutins, Pierre Tisseyre, Montréal, 2002, 64 p. ; 7,95 $.


    Malourène est amoureuse, annonce Laurent Chabin. En soi, c’est une bonne nouvelle, à condition, cependant, que le prince charmant y mette un peu du sien. Ce n’est pas le cas. Le monsieur ne parle pas, son humeur demeure sombre et son intérêt pour Malourène est nul. Le mystère se dissipera, mais Malourène devra se résigner à aimer son prince autrement. Laurent Chabin démontre ici que même les mythes les mieux enracinés peuvent s’inverser. En dire plus long déflorerait le conte.

    Laurent Chabin et Jean Morin, Malourène est amoureuse, Michel Quintin, Montréal, 2002, 64 p. ; 7,95 $.


    Les pays des grands

    L’entrée en société place les jeunes devant leurs pairs, mais aussi devant les mondes des grands.


    Le voyage à l’envers1 dévoile la recherche d’une connivence entre diverses enfances. D’un côté, celles de grands artistes ; de l’autre, celles des jeunes lecteurs. Qui était Pablo Picasso enfant ? De quels chocs surgit le regard particulier qu’il ne cessa de porter sur les formes, les couleurs, les choses et les gens ? Le doigté de Marie-Danielle Croteau et la palette de Jean-Marie Benoît répondent en offrant de belles et plausibles hypothèses.

    C’est jour de fierté quand, pour la première fois, les parents de Paulo lui accrochent au cou la clé de la maison, symbole de leur confiance. Mais voilà que la clé tombe dans une bouche d’égoût. Diverses complicités se noueront pour récupérer la clé vagabonde et la fierté du jeune personnage reviendra en force. L’histoire d’Une clé pour l’envers du monde2 aurait pu s’arrêter là. Josée Plourde, avec finesse, en a décidé autrement : si le monde souterrain que Paulo a parcouru pour retrouver sa clé l’a enthousiasmé, l’idée de visiter à son tour ces catacombes terrifie le père de Paulo. Rencontrer les grands, c’est aussi découvrir leur fragilité.

    1. Marie-Danielle Croteau et Jean-Marie Benoît, Le voyage à l’envers, Les 400 coups, Montréal, 2002, non paginé ; 9,95 $
    2. Josée Plourde et Linda Lemelin, Une clé pour l’envers du monde, La courte échelle, Montréal, 2002, 64 p. ; 8,95 $.


    Le titre révèle le personnage : L’oncle l’ours est renfermé, bourru, solitaire. La famille ne prend plus la peine de l’inviter à ses réunions. Plus intuitive, l’enfant imagine l’oncle autrement. Elle cesse de le redouter, s’intéresse à ce qu’il fait, goûte à ses recettes. Il parle peu, certes, mais que de secrets il possède ! Tout n’est pas limpide dans ce récit de Judith LeBlanc, mais pourquoi l’imagination ne jouirait-elle pas de la liberté ?

    Judith LeBlanc et Pierre Gauthier, L’oncle l’ours, Le Loup de Gouttière, Québec, 2002, 48 p. ; 6,95 $.


    Fred fait de son mieux pour accueillir et aimer la petite sœur que ses parents viennent d’adopter, mais ce n’est pas chose facile. Élodie n’a que trois ans à son arrivée et Fred, douze ans, déteste qu’on touche à sa batterie. Ils se rejoignent pourtant dans l’insécurité : les deux se demandent s’ils sont aimés et si c’est pour toujours. Avec tact et naturel, le récit d’Elle s’appelle Élodie (Marthe Pelletier) apaise les tensions.

    Marthe Pelletier et Rafael Sottolichio, Elle s’appelle Élodie, La courte échelle, Montréal, 2002, 96 p. ; 8,95 $.


    Avec Marius, Latifia Alaoui M. ose aborder avec maturité le thème délicat des gardes partagées et de l’orientation sexuelle. Une semaine, Marius apprend à coexister avec le nouvel amoureux de sa mère ; la suivante, c’est à l’amour de deux hommes qu’il est confié. Il a la sagesse de « préférer » les deux situations, mais il ne trouve pas toujours la compréhension souhaitable quand il proclame à haute voix et sans honte l’orientation sexuelle de son père. Audace et bon goût.

    Latifa Alaoui M. et Stéphane Poulin, Marius, Les 400 coups, Montréal, 2001, non paginé ; 12,95 $.


    J’avoue mon ambivalence face au terrible album que Pef intitule Une si jolie poupée. Autant je souhaiterais que l’album rejoigne tous les adultes, autant je m’interroge sur l’effet que peut produire sur une jeune imagination l’idée que des jouets soient mis au point pour estropier des enfants. J’ai peu d’illusion sur la bête humaine, mais faut-il montrer et faire craindre aux enfants les si belles poupées de Pef ?

    Pef, Une si jolie poupée, Gallimard, Paris, 2001, 30 p. ; 15,95 $.


    L’humour des transitions


    Michel Lavoie connaît si bien le jeune public que je n’exprimerai pas de réserves quant à ceux de ses livres qui carburent à l’humour. Je préfère ses livres plus posés, plus « attentifs », plus tendus, tel L’amour à la folie, à ceux où il s’abandonne à l’effervescence, mais ses tirages me donnent tort. J’aime, en tout cas, sa façon d’admettre (?) qu’un grand de douze ans n’est pas encore tout à fait un grand de treize ans et qu’il faut donc, pour faire plaisir aux personnes dites sérieuses, réserver certains chapitres à ceux et celles qui ont atteint l’âge et la maturité requis. On sent bien que Michel Lavoie se moque des compartimentations autant que le font les jeunes qu’on prétend y loger. Donnons-leur raison.

    Michel Lavoie, L’amour à la folie, De la paix, Saint-Alphonse-de-Granby, 2002, 100 p. ; 8,95 $.


    Les mondes inquiétants

    Le récit magique et inquiétant a peut-être conquis plus vite son public que la maturité. C’était partie remise, car la qualité des récits progresse maintenant à pas de géants.


    La nuit de tous les vampires (Sonia K. Laflamme), par exemple, excelle à faire monter la tension à son paroxysme et sait s’arrêter aux portes du mystère. Les traits classiques du vampirisme sont vite relevés par la narratrice, mais ils ne sont pris au sérieux ni par la famille de la fiancée ni par les policiers. La tension est créée, le drame inévitable. Le comte roumain reviendra.

    Sonia K. Laflamme, La nuit de tous les vampires, Vents d’Ouest, Hull, 2002, 144 p. ; 9,95 $.


    Nadya Larouche possède l’art précieux de ne pas dénouer les énigmes qu’elle pose. Son dernier livre, paru sous le titre Une nuit à dormir debout, se ferme sans que la raison ait répandu ses clartés rassurantes. Que s’est-il passé exactement cette nuit-là ? Pourquoi les deux rivaux qui tournent autour d’Émilie ont-ils soudainement changé d’identité et reproduit l’affrontement légendaire des deux amoureux qui ont autrefois courtisé Rébecca ? Pourquoi Émilie s’est-elle laissée entraîner elle aussi hors du temps ? Le récit chevauche deux époques, les entrecroise et s’achève sans que les repères quotidiens aient retrouvé leur emprise. Du beau travail.

    Nadya Larouche, Une nuit à dormir debout, Vents d’Ouest, Hull, 2002, 128 p. ; 9,95 $.


    Dans Un voyage de sagesse, Guy Sirois avait éloquemment démontré son aptitude à inventer un monde différent et à lui conférer cohérence et étrangeté. Horizons blancs confirme ces dons et enferme lui aussi le lecteur dans une culture radicalement différente et pourtant menacée par les mêmes vertiges. L’écriture de Guy Sirois agit sans effets spéciaux : elle raconte sobrement et l’on adhère à ses affirmations. Il est dommage, cependant, que l’on présume le lecteur déjà au courant de ce qui s’est produit précédemment.

    Guy Sirois, Horizons blancs, Médiaspaul, Montréal, 2002, 176 p. ; 9,95 $.


    Je réservais pour la conclusion L’empire couleur sang de Denis Côté. Non seulement parce que son auteur poursuit inlassablement une œuvre aux facettes multiples, mais parce qu’il accède ici, du moins quant au travail que je connais de lui, à un nouveau palier. Certes, en mettant à contribution des figures aussi connues que Jules Verne, Louis-Joseph Papineau, Alexandre Dumas et Cagliostro, Denis Côté aurait pu verser dans la facilité et emprunter à l’histoire portraits et raccourcis. Il a évité ce piège. L’essentiel de sa réussite, en effet, consiste à jeter entre des lieux et des personnages connus un filet de liens inventés qui doivent tout au surnaturel. Il façonne ainsi une épopée aussi articulée que l’histoire des manuels. Autre mérite, il donne aux jeunes générations le goût de rencontrer la sulfureuse Milady d’Alexandre Dumas, d’admirer Orson Welles incarnant Cagliostro dans Black Magic, d’entendre les grands mythes égyptiens de la mort, du démembrement et de la réincarnation. Denis Côté a su inventer des liens entre des pans de l’histoire et il a eu l’humilité de s’effacer devant les grandes figures du passé.

    Denis Côté, L’Empire couleur sang, Hurtubise HMH, 2002, 344 p. ; 15,95 $.


    Récolte diversifiée. 


     

     

  • Geneviève Amyot : Entre le rituel et la passion (entrevue)

    Geneviève Amyot : Entre le rituel et la passion (entrevue)

    Au fil de son œuvre Geneviève Amyot s’est construit une solide réputation au sein de la littérature québécoise. Je l’ai rencontrée et j’ai reçu d’elle les plus belles leçons qui soient : celle de la simplicité et celle de la passion d’écrire.

    C’est devant un bagel réchauffé et dans une ambiance musicale qui ne se prêtait pas tellement aux confidences que nous nous sommes retrouvées. L’écrivaine craint les entrevues, soucieuse qu’elle est de « prendre le temps de dire . . .

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  • Presque Amérique

    L’esprit étend sa curiosité dans tous les sens et paraît prêt à de nombreuses formulations.
    Pierre Vadeboncœur, La ligne du risque

    Il est ironique que le livre de Joseph Yvon Thériaut, Critique de laméricanité, Mémoire et démocratie au Québec1, ait été publié aux éditions Québec Amérique, puisque l’auteur y mène une déconstruction en règle du concept . . .

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  • Tecia Werbowski : Cette identité en question (entrevue)

    Tecia Werbowski : Cette identité en question (entrevue)

    Parmi ces voix venues d’ailleurs qui s’inscrivent désormais au cœur de la production littéraire québécoise, celle de Tecia Werbowski résonne longtemps en écho. Pourtant, le plus long des quatre récits qu’elle a publiés en français compte 95 pages. De quelle matière est donc tissée cette œuvre naissante qui surprend, remet en question et pèse, en dépit des apparences, tout le poids de la complexité des grandes questions humaines ?

    Tecia Werbowski est née à Lwow dans une famille de l’intelligentsia polonaise. Au . . .

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  • Vava : un V pour violente, un V pour Villemaire (entrevue)

    Vava : un V pour violente, un V pour Villemaire (entrevue)

    Yolande Villemaire en a marre qu’on la prenne pour folle. Elle n’avoue plus à tout venant sa foi en la réincarnation. Yolande Villemaire en a marre de n’être lue que par une poignée d’intellectuels. Elle a décidé de se mettre à l’écriture figurative. Vava est sorti en juin 1989 ; un V pour Violente, un V pour Villemaire.

    Remplie de préjugés comme je le suis, je l’imaginais portant un cristal de quartz autour du cou, comme on imagine tous les férus d’ésotérisme. Elle arrive avec . . .

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  • Sergi Pàmies, Manuel Vázquez Montalbán : La bande sonore de l’enfance (entrevue)

    Sergi Pàmies, Manuel Vázquez Montalbán : La bande sonore de l’enfance (entrevue)

    L’un est jeune, l’autre moins ; l’un écrit en catalan, l’autre en castillan ; l’un s’intéresse à des lieux abstraits et universels, l’autre arpente et sillonne sa ville comme s’il écrivait autant avec sa plume qu’avec des cartes de ville, des plans de métro, des photos aériennes.

    Sergi Pàmies et Manuel Vázquez Montalbán sont copains, tous deux fervents de politique (Pàmies est le fils d’un ancien dirigeant du parti communiste catalan, le PSUC ; Montalbán en est un militant de longue date), et comme . . .

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  • Pierre Vadeboncœur : Témoin de l’histoire (entrevue)

    Pierre Vadeboncœur : Témoin de l’histoire (entrevue)

    Voilà une vingtaine d’années déjà que Pierre Vadeboncœur, ex-conseiller technique et juridique à la CSN (1950-1975), poursuit à plein temps une réflexion entamée trente ans plus tôt, réflexion axée surtout sur la culture, l’art, la morale et la politique. Résultat : une œuvre considérable, que n’encombre aucun arsenal théorique, une suite d’essais dont la grande valeur réside tout autant dans la lucidité qui s’y manifeste que dans leur forme, maîtrisée, achevée.

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  • Élise Turcotte : Une géographie intime du monde (entrevue)

    Poète récipiendaire du Grand Prix du Festival International de la Poésie de Trois-Rivières en 2002 et, à deux reprises, du Prix Émile-Nelligan, auteure de plusieurs ouvrages pour la jeunesse, nouvelliste et romancière, depuis une vingtaine d’années, Élise Turcotte poursuit une œuvre forte, à la fois de lumière et d’ombre, qu’on dirait portée par le flot même de la vie.

    Après Le bruit des choses vivantes et L’île de la Merci, l’écrivaine publiait, l’automne dernier, un troisième roman : La maison . . .

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  • Lise Tremblay, faire des livres pour se connaître (entrevue)

    Lise Tremblay, faire des livres pour se connaître (entrevue)

    J’ai découvert l’univers de Lise Tremblay avec L’hiver de pluie, lu un jour de pluie, l’hiver. J’ai pensé à L’étranger de Camus. Quelque chose de blanc dans l’écriture. Une écriture du regard, du constat. Lise Tremblay écrit comme quelqu’un qui marche.

    Rien de spectaculaire dans ses trois romans qui nous plongent dans l’hiver, nous font arpenter des villes où des personnages errent, habités d’une souffrance silencieuse. Rien d’éclatant chez cette auteure qui donne la parole à des narratrices obèses et sans nom . . .

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  • Philippe Sollers, les stratégies du renard (entrevue)

    Philippe Sollers, les stratégies du renard (entrevue)

    Les livres de Philippe Sollers, du moins certains d’entre eux, font craindre le personnage horripilant, la star prétentieuse à l’ironie facile. Il est surtout un professionnel de l’interview, du vrai bonbon pour les journalistes.

    Et si l’ironie est effectivement bien présente dans l’œil constamment amusé, dans le sourire quasi perpétuel, dans le visage encore enfantin, elle semble plutôt destinée à lui-même et à ce jeu de mystification qu’il poursuit depuis plus de trente ans avec le monde littéraire. Car Philippe Sollers est un renard – c’est la . . .

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  • Claude Simon, dans l’arc du livre il y a toute la corde (entrevue)

    Claude Simon, dans l’arc du livre il y a toute la corde (entrevue)

    Mireille Calle-Gruber a rencontré Claude Simon, en 1997, alors que paraissait son plus récent roman, Le Jardin des plantes. À partir de ce livre, ils ont fait un retour sur l’oeuvre riche et variée de l’écrivain, Prix Nobel de littérature 1985.

    Nuit blanche : Ce qu’un lecteur qui entre dans Le Jardin des plantes1 peut se demander tout d’abord, c’est : à quel « genre » d’ouvrage a-t-on affaire ? Certes, on comprend vite qu’il ne s’agit . . .

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  • Michel Serres, le philosophe lumineux (entrevue)

    Un superbe matin d’automne, rue Saint-Louis, à Québec ; ma première entrevue pour Nuit blanche. Anxieux, mais heureux, j’attends Michel Serres au Consulat de France. De la fenêtre, je fouille la rue, à la recherche d’un académicien grave et solennel. Un joggeur apparaît : c’est lui, Hermès qui vient d’arpenter les bords du Saint-Laurent pendant une heure, pour se remplir de cette lumière qu’il trouve si belle au Québec.

    Michel Serres se promène dans la vie et le monde . . .

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  • Annie Saumont, nouvelliste jusqu’au bout des ongles (entrevue)

    Annie Saumont, nouvelliste jusqu’au bout des ongles (entrevue)

    Nous avions rendez-vous non pas au café du Commerce, où se déroulent plusieurs de ses nouvelles, mais à celui du Château Frontenac où se tenait la vingt-deuxième Rencontre québécoise internationale des écrivains1 à laquelle Annie Saumont participait pour la seconde fois. Un sac de la Fnac2 entre les mains, comme un signe de reconnaissance qui ne s’en voulait pas un, Annie Saumont attendait dans l’entrée.

    Si elle paraît fragile au premier abord, l’engouement et la passion qu’elle voue manifestement à la nouvelle ont vite fait de chasser cette impression première. Il n’y a qu’à la voir, qu’à l’entendre lire l’une de ses nouvelles en public. Elle attaque le début d’un texte comme un coureur le départ d’une course, car elle sait qu’un lecteur se gagne – ou se perd – dès la première phrase. Et, comme en faisait foi le silence qui planait sur la salle le soir où elle a lu un inédit, comme en témoignent également les nombreux prix que son œuvre lui a valus jusqu’à ce jour, dont le Prix Renaissance de la nouvelle 1994 pour Les voilà quel bonheur et le Goncourt de la nouvelle en 1981 pour son recueil Quelquefois dans les cérémonies, Annie Saumont est de ces écrivains qui savent gagner leurs paris. Là où j’avais cru percevoir une certaine fragilité, il n’y avait qu’une grande modestie.

    La venue d’Annie Saumont au Québec coïncidait avec la deuxième édition de son recueil de nouvelles, Si on les tuait, dans lequel l’acuité du regard, doublé par moments d’un humour, d’une ironie à peine feinte, continuent de caractériser une démarche où l’équilibre entre émotion et construction narrative est toujours maintenu. Un recueil où le lecteur retrouvera les thèmes chers à Annie Saumont : l’incommunicabilité, l’enfance, la violence larvée de nos sociétés dites modernes ou, pour reprendre le constat que fait l’un de ses personnages, « […] un monde à être paumé sans savoir vers qui se tourner ».

    « J’ai toujours eu envie d’écrire des nouvelles », dira d’emblée Annie Saumont. « Ça correspond à ma façon de concevoir l’écriture. » Bien qu’elle ait publié trois romans, ce que je lui rappelle pour comparer son travail de romancière et de nouvelliste, Annie Saumont s’empressera d’affirmer ne pas être du tout romancière. Ses romans répondaient avant tout à une exigence d’éditeur qui ne voulait pas publier un recueil de nouvelles comme première publication d’un auteur. Des romans aujourd’hui épuisés ou introuvables, ce dont elle ne se plaint pas. « Je ne suis pas du tout fière de ces premiers romans, m’avouera simplement Annie Saumont sans chercher pour autant à les renier, mais j’ai l’excuse d’avoir été obligée de le faire pour arriver à être publiée. » Sinon, elle n’en a toujours eu que pour la nouvelle, pour ce genre qu’elle dit être assez particulier, qui demande qu’on n’explique rien, que tout au plus on fasse voir.

    Très liées à la réalité des années 1980 et 1990, les nouvelles d’Annie Saumont mettent souvent en scène des personnages qui se débattent avec leurs souvenirs. Sans s’être transformés en véritables cauchemars, leurs rêves se sont effrités et l’image qu’ils projettent est celle de gens qui ont raté ou qui sont en train de rater leur vie. Qu’il s’agisse de relations de couples, de relations parents-enfants, de la condition des immigrants en France ou de gens que la vie a simplement moins gâtés, le regard d’Annie Saumont révèle presque toujours une brisure, un moment de rupture d’équilibre, un point de non-retour où tout bascule pour les personnages, sans qu’ils comprennent vraiment ce qu’il leur arrive. Annie Saumont avoue être davantage intéressée par les gens qui ont une certaine difficulté d’être, qui ne savent pas s’exprimer, par les paumés quoi. « De quoi parler d’autre ? nous demandera-t-elle à son tour. Si on ne parle pas de la douleur, je ne vois pas de quoi on peut parler. Raconter le bonheur, ça n’a pas beaucoup d’intérêt. » Quant aux autres, les gens normaux, Annie Saumont avoue ne pas pouvoir en dire grand-chose de toute façon. Elle est simplement heureuse qu’ils soient si bizarres.

    Dégraisser, encore et toujours

    Annie Saumont insiste sur le fait qu’elle ne cherche pas à expliquer les choses ni à répondre à d’inutiles pourquoi, encore moins à être la porte-parole des déshérités. Elle tend plutôt à lever le voile sur ce qui nous est caché, à révéler ce qui se dissimule derrière les apparences. En cela, le regard qu’elle porte sur le monde se veut avant tout révélateur, à la manière du photographe qui nous livre ses images sans justification autre que l’image elle-même. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir recours, tout comme le photographe, à toutes les subtilités de ton, de contraste, d’angles de prise de vue, de vitesse qui s’offrent à elle. « J’essaie de rester en dehors des choses, dira Annie Saumont, de faire voir sans montrer, de mettre le lecteur dans une position où il voit lui-même ce que j’ai envie qu’il voit, mais sans rien expliquer, sans essayer de livrer de messages. Il n’est pas question de donner d’explications, tout au plus doit-on donner des éléments, des repères. C’est au lecteur de remplir les blancs. Chez les nouvellistes, nous avons cette expression qui rend bien l’art de la nouvelle : tu n’as pas assez dégraissé. Il faut toujours veiller à retirer tout ce qui est inutile, à en dire le moins possible, en s’assurant tout de même de dire l’essentiel pour que le lecteur ne soit pas perdu. C’est un équilibre difficile à établir, dire plus avec moins, mais au fond la nouvelle c’est ça. »

    Cette économie de moyens à laquelle Annie Saumont fait allusion repose sur une grande maîtrise de l’écriture autant que sur un sens aguerri du rythme que doit avoir une nouvelle. Elle relit d’ailleurs ses textes à voix haute pour mieux les sentir, déceler les failles, corriger les faiblesses. Pour elle, comme elle le répétera à plusieurs reprises au cours de notre entretien, tout l’art de la nouvelle consiste à ne pas en dire trop et son travail vise toujours à davantage de concision. « Je travaille énormément mes textes, je les reprends pendant des jours et des jours et parfois même après que le livre a été publié. Je note les choses qui auraient pu être affinées davantage. » N’y a-t-il pas risque de trop corriger ? Certains textes à la forme moins achevée vibrent davantage que d’autres qui me sont apparus plus figés. Annie Saumont admet que le risque est réel, qu’il y a un moment où on abîme peut-être le texte. « Mais, ajoute-t-elle aussitôt comme pour s’excuser, c’est parfois difficile de s’arrêter. Le plus souvent j’hésite, je me dis que tel passage aurait pu être mieux dit, que tel mot aurait été préférable. Il m’arrive tout de même à l’occasion de relire un texte et de me dire que je ne peux vraiment rien y changer, mais c’est assez rare. »

    Le monde par tous les bouts

    D’un recueil à l’autre, les lecteurs d’Annie Saumont baignent dans un univers que prolonge la parution de chaque nouveau recueil. Même si l’on retrouve le même type de personnage, elle renouvelle constamment les points de vue narratifs tout en conservant un ton et un rythme qui lui sont très personnels. Il n’y a pas de nette démarcation entre deux recueils, si ce n’est que chacun forme un tout cohérent, un ensemble de textes qui, chacun à sa façon, témoignent de l’univers fictionnel de l’auteure. « J’essaie de varier la façon de rendre les choses. Je cherche à prendre le monde un petit peu par tous les bouts. Il y a forcément quelque chose qui demeure à la fin. Ça doit être ça le style, une espèce de permanence qui se retrouve dans ce qu’on écrit. »

    C’est avant tout cette permanence, cette constance dans le ton, la forme et le rythme que recherche Annie Saumont. Lorsque je lui fais remarquer qu’il n’y a pas de nette démarcation d’un recueil à l’autre, que tel texte aurait pu tout aussi bien figurer dans tel livre plutôt que dans tel autre, elle acquiesce volontiers : « Au départ, je n’ai pas de projet de recueil, mais j’écris des nouvelles. Et puis, de temps à autre l’éditeur me demande : – Alors, ce recueil, quand vient-il ? – J’essaie alors de composer le livre, parce qu’il y a tout de même des nouvelles qui ne doivent pas se retrouver l’une à côté de l’autre. À ce moment-là, j’organise l’ensemble et, éventuellement, j’écris une ou deux nouvelles qui me semblent nécessaires pour équilibrer le recueil. Mais, au départ, il ne s’agit pas vraiment d’un projet de recueil, je rassemble plutôt mes nouvelles quand je pense en avoir suffisamment, en laissant de côté celles qui ne s’intègrent pas bien à l’ensemble. J’espère seulement que l’unité du livre vient du fait que c’est moi qui l’ai écrit. »

    Annie Saumont n’en a pas moins signé un recueil thématique au sens propre du terme, Moi les enfants j’aime pas tellement. Elle avoue l’avoir fait en grande partie parce qu’elle en avait assez de s’entendre dire justement : « Ah ! Annie Saumont, elle parle toujours des enfants. » « J’ai protesté un peu parce que dans mes autres livres je ne parle pas que des enfants, je parle tout aussi bien des adultes, même si l’enfance, elle vous colle à la peau. Puisque je suis cataloguée, m’étais-je alors dit, je vais écrire un livre où tous les personnages seront des enfants, enfin presque parce qu’il y a tout de même des personnages adultes qui tournent autour. »

    Le thème de l’enfance, avec ses illusions et ses premières désillusions, sa naïveté mais aussi sa perspicacité, sa franchise parfois désarmante, n’en demeure pas moins un thème récurrent chez Annie Saumont, thème qu’elle traite avec une grande sensibilité sans jamais verser dans le sentimentalisme.

    Au bord du fantastique

    Annie Saumont n’aime pas écrire de façon linéaire et classique. Dans certaines nouvelles, elle n’hésite pas à déployer différents points de vue narratifs qui se fondent les uns aux autres et provoquent ainsi un effet de prisme qui restitue une tout autre image de la réalité, souvent plus absurde, plus insoutenable et, n’était de l’humour, certaines nouvelles nous feraient l’effet d’un véritable coup de poing. « L’humour permet d’enlever un peu de poids aux choses souvent assez horribles que je raconte. Et puis ça donne une certaine tonicité à l’histoire parce que je ne tiens pas non plus à écrire des histoires désespérées. Il y a de l’humour dans la vie, ça compte beaucoup vous savez. »

    La plupart des dialogues sont également fondus au texte, ce qui accentue l’effet d’amalgame qui concourt à briser la linéarité des récits et à suggérer une autre façon de voir le monde. Lorsque je m’étonne qu’on l’ait déjà comparée à Eudora Welty, l’une des grandes nouvellistes américaines à qui rebutent les contours flous, chez qui l’approche narrative est davantage classique, explicite et descriptive, Annie Saumont avoue se sentir davantage près d’un écrivain comme Julio Cortázar, qu’il est en fait son nouvelliste de référence. Ainsi, même si la plupart de ses nouvelles sont campées dans un univers très réaliste, même si on ne peut à proprement parler la ranger dans la catégorie des écrivains fantastiques, ni même avec ceux qui pratiquent ce que l’on a appelé le réalisme magique, Annie Saumont n’en revendique pas moins une place qui lui est propre. « Il est vrai qu’on ne peut caractériser mon écriture de fantastique, mais j’insuffle parfois un peu de fantastique dans le quotidien. Parce qu’il y a des moments, des choses dans la vie quotidienne qui ont un caractère particulier et qui permettent une espèce de tremblement au bord du fantastique, entre le fantastique et le réel. » Mais, contrairement à Cortázar qui traverse de l’autre côté du miroir, Annie Saumont demeure de ce côté-ci des choses. Par choix ? « Vous savez, me répond-elle aussitôt, on ne choisit pas vraiment. On est plutôt choisi par ce qu’on écrit, par ses personnages, par son histoire. Il n’y a pas de choix prémédité, enfin pas pour moi. Il n’y a pas de décision arrêtée au départ, du genre : – Voilà ce que je veux écrire –. On est plutôt entraîné par son écriture sans trop savoir où l’on va et ce n’est qu’après, une fois que l’histoire est écrite, qu’on se dit : – Ah oui, voilà ce que j’ai voulu faire. – C’est assez fascinant de se laisser aller et de se dire : – On va voir où ça va nous mener –, même si quelquefois ça ne mène nulle part. »

     


    1. Cette entrevue était d’abord parue dans en 1994 dans le numéro 58 de Nuit blanche.
    2. Fédération nationale d’achats des cadres. Grand magasin où l’on vend des disques et des livres. 

    Annie Saumont a publié : 
    Marcher dans les déserts, Calmann-Lévy, 1963 ; Jouer de l’harmonica, Mercure de France, 1968 ; La vie à l’endroit, Mercure de France, 1969 ; Dis, blanche colombe, Belfond, 1976 ; Enseigne pour une école de monstres, « Blanche », Gallimard, 1977 ; Dieu regarde et se tait, « Blanche », Gallimard, 1979 ; Quelquefois dans les cérémonies, Prix Goncourt de la nouvelle 1981, « Blanche », Gallimard, 1981 ; Marc et la plante d’Afrique, avec Franck Saumont, « Feu follet », Messidor, 1982 ; Une île sur papier blanc, avec Franck Saumont, « Folio benjamin », Gallimard, 1984 ; Si on les tuait ?, Luneau Ascot, 1984 et Julliard, 1994 ; Il n’y a pas de musique des sphères, Luneau Ascot, 1985 ; La terre est à nous, Prix de la nouvelle de la ville du Mans 1988, Ramsay, 1987 ; Je suis pas un camion, Grand Prix de la nouvelle de la Société des Gens de Lettres, Seghers, 1989 ; Triolet No 2, Nouvelles nouvelles, 1989 ; Moi les enfants j’aime pas tellement, « Libre court », Syros-Alternatives, 1990 ; Le pont, la rivière, L’Élémentaire », Métailié, 1990 ; Quelque chose de la vie, « Mots », Seghers, 1991 ; Les voilà, quel bonheur !, Prix Renaissance de la nouvelle 1994, Julliard, 1993 et Pocket, 1996 ; Le lait est un liquide blanc, Julliard, 1995 ; Après, Julliard, 1996 ; « La plus belle histoire du monde », nouvelle inédite, Nuit blanche, no 66, printemps 1997.

    À jour printemps 1997.

     

     

     

  • Antonis Samarakis (entrevue)

    Antonis Samarakis (entrevue)

    L’œuvre du romancier et nouvelliste Antonis Samarakis, né à Athènes en 1919, jouit d’une estime internationale, ce que sont venus confirmer le Grand Prix littéraire de Bruxelles (1972) pour l’ensemble de son œuvre, le Grand Prix de la littérature policière (1970) pour son roman La faille (déjà primé en Grèce en 1966 par le Groupe des Douzes – l’équivalent du Goncourt) et des traductions en 30 langues.

    Antonis Samarakis, actif en littérature depuis plus de quarante ans (son premier recueil de nouvelles, On demande un . . .

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  • Autoportraits, entretien avec Jean Rouaud

    Autoportraits, entretien avec Jean Rouaud

    Jean Rouaud a signé à ce jour quatre romansqui lui ont valu un éloge unanime de la critique. Détenteur d’un diplôme de lettres et ex-vendeur de journaux, le romancier sait aujourd’hui exactement où il va. L’écrivain est sûr de lui et l’homme, d’une sympathique simplicité.

    Notre conversation, sur fond de brouhaha d’un café animé, s’est naturellement amorcée sur les circonstances particulières de sa participation au Goncourt en 19912.

    Nuit blanche : Est-ce que . . .

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  • Marthe Robert : La question de l’identité chez Kafka (entrevue)

    Marthe Robert : La question de l’identité chez Kafka (entrevue)

    Marthe Robert compte parmi les critiques et les traducteurs les plus avisés de l’écrivain tchèque. Elle lui a consacré plusieurs ouvrages, dont un essai, Seul, comme Franz Kafka, paru en 1979.

    Nuit blanche : Marthe Robert, Kafka était juif, mais il ne s’est intéressé au yiddish et à l’hébreu qu’assez tardivement. Kafka était tchèque, mais il ne connaissait pas très bien cette langue, il écrivit son œuvre en allemand, mais dans un allemand à propos duquel on a pu dire . . .

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