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Auteur/autrice : Neal
Noah Richler : Traversée du pays imaginaire
Le projet est ambitieux, vaste comme l’étendue géographique et littéraire qu’il veut couvrir, pluriel comme la diversité à laquelle il fait écho, et circonscrit dans le dessein qu’il poursuit : brosser un atlas littéraire du Canada qui ait comme dénominateur commun la relation qu’entretiennent à l’espace les écrivains qui habitent le territoire, qu’ils y soient nés ou qu’ils l’aient fait leur, dont les frontières sont aussi nettement délimitées au sud qu’elles sont floues au nord (ou à tout le moins sujet à contestation en raison des richesses naturelles . . .
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Guillevic, le relieur du possible
La poésie de Guillevic se donne sans condition au lecteur, comme la beauté d’une fleur sauvage, épanouie, s’offre au promeneur. Le lecteur est d’ailleurs un promeneur solitaire peu pressé ; on l’y oblige. Grand observateur de la nature, comme de la roche ou du tapis, Guillevic s’est fait le porte-voix du minuscule, des détails insignifiants qui nous entourent. Reliés les uns aux autres par sa plume, ils forment, quand on s’éloigne, une belle et grande chose.
Relier1, voilà d’ailleurs le titre sous lequel . . .
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Collectionner l’histoire
Heureusement qu’ils existent, ces êtres parfois un peu étranges – mais pas toujours ! –, de sexe masculin la plupart du temps, qui « font des collections ».
Paru en novembre 2010, Le Québec d’antan à travers la carte postale ancienne1 est issu d’une collaboration entre trois Québécois et un éditeur français : HC. Ce « beau livre » invite le lecteur à se faire touriste, mais touriste d’un genre très particulier : celui de 1900 et quelques. Les textes de l’historien (bien actuel) Jacques Saint-Pierre sont informatifs et se veulent l’écho de ce qu’un voyageur . . .
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Jacques Lanctôt et l’exil
En racontant son long exil à Cuba et en France dans Les plages de l’exil1 paru en septembre 2010, Jacques Lanctôt insiste pour contenir les attentes. Qu’on le sache, ce n’est pas ici que les dégustateurs de révélations tonitruantes arracheront leur ultime vérité aux événements d’octobre 1970.
Seuls trouveront substance les lecteurs aptes à comprendre ce qu’est, pour un homme qui a poussé à la limite son amour du pays à naître, une décennie vécue à distance de ce sol. Car c’est d’exil . . .
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La constellation du Lynx : L’ample Octobre de Louis Hamelin
Pas plus que la Révolution tranquille n’est née par césarienne le 22 juin 1960, Octobre 1970 ne se loge en entier dans octobre 1970. Rares sont pourtant les analystes de la crise qui en décrivent les prémisses, les harmoniques et les échos. La plupart la jugent en cerveaux laser, rivés qu’ils sont à telle vision sectorielle. Louis Hamelin1 propose plus large : « Un travail de reconstitution pour lequel l’imagination romanesque a servi avant tout d’instrument d’investigation historique ».
Un delta du nom d’Octobre
Dans la fresque d’Hamelin, le Québec entier sert d’incubateur à Octobre 1970. D’incubateur à d’autres ferveurs, mais à celles d’Octobre aussi. La jeunesse savoure l’émancipation que fut Expo 67. L’éducation, démocratisée depuis peu, pousse des cohortes fringantes jusqu’au palier universitaire ; l’UQAM accueille (presque au même âge) des professeurs effervescents et des jeunes aux insondables curiosités. En plus de gagner du terrain, les thèses souverainistes se décantent au profit des plus radicales. Les arts repoussent les frontières de l’acceptable. Tout bouge ? Non. Et Hamelin, qui a entendu la montée de la Révolution tranquille, en perçoit la redoutable tranquillité. Les structures politiques se crispent au lieu de changer. La corruption et la violence demeurent des arguments tenaces. Un fossé s’est creusé entre ce que réclame la société nouvelle et ce que le pouvoir entend conserver. Le décor est planté, la pièce peut se jouer.
De ce Québec tenté par la surchauffe, Hamelin connaît les différents visages, qu’ils soient régionaux ou sociaux. Sur la rive sud de Montréal, le boulevard Taschereau multiplie ses horreurs. Ville Jacques-Cartier, déjà stigmatisée par Michael Delisle, demeure attachée à ses Dalton. À Percé, l’autorité accueille les marginaux avec le bout intransigeant de la fourche. Dans le Nord-Ouest, la pièce Les justes de Camus ne mérite qu’une pincée de représentations. Quant à Woodstock-in-Québec, Hamelin y montre un Québec partagé entre ceux qui pataugent dans la boue et ceux qui regardent les autres patauger dans la boue. Partout, toutes nuances bues, des parentés s’entêtent entre les humoristes bas de gamme, les politiciens imprudents et les mafiosi. Octobre 1970, c’est, dans le panorama d’Hamelin, ce large delta qui reçoit des eaux qui refusent de se mêler. À cent lieues des analyses laser, Hamelin fait voir que « les explications que nous cherchons ne sont jamais que des approximations, des esquisses chargées de sens, comme les constellations ».
À ce bilan québécois, Hamelin ajoute le survol des accélérations qui emportent la planète. Qu’on lise pour s’en pénétrer les titres qui découpent la deuxième partie de la reconstitution : Paris, Moscou, Jordanie, Corée…
Mais le FLQ ?
Hamelin n’oublie pourtant pas que c’est au FLQ que le lecteur s’intéresse. Que visait-il ? Existait-il une coordination entre les cellules ? A-t-il été manipulé ? Comment Laporte est-il mort ? Autant d’attentes auxquelles Hamelin fait face en conciliant les devoirs du chercheur et ses droits de romancier. Sa recherche est patiente, minutieuse, ingénieuse, mais des zones grises subsistent que réduira la fiction. L’histoire n’admettrait pas qu’on nie ou qu’on déforme ce qui est avéré, mais la création littéraire entend insérer sa cohérence et surtout son honnêteté là où les enquêteurs patentés sont à court de faits. Le romancier s’insurge « devant la façade pleine de trous d’une version officielle ne tenant pas debout ».
Ce pari comporte des risques. Comment accréditer ce que suggère la méfiance ? En affrontant ce qui, « loin des tourmentes idéologiques », demeure essentiel : « le silence entourant la mort de Lavoie. Elle avait été revendiquée, mais jamais racontée ». La réussite d’Hamelin, ce sera de rendre son récit de la mort de Laporte plus plausible que celui des autorités. Pas blindé, mais plus probable, plus susceptible de rattacher les détails inexpliqués à une trajectoire. De fait, le romancier Hamelin liquide mieux que les procès-verbaux judiciaires ou policiers les mystères d’Octobre. Si Hamelin ment, il ment vrai, ce qui en fait un vrai romancier. Grâce à son respect de l’histoire, grâce tout autant à son génie littéraire. Hamelin peut même s’amuser. À preuve, ses portraits incandescents et terriblement justes des acteurs de la crise. Il tait les identités, mais sans les rendre méconnaissables. « Et le gars n’avait peut-être rien d’un foudre d’amour, écrit-il à propos de son Vézina, mais c’est quand même lui qui avait décroché la timbale, département des jupons. Pas exactement la reine du bal, elle non plus, mais elle venait avec une de ces dots qui font rimer lit avec ‘gros lot à la loterie’, ça oui : une Alfred de Saint-Romuald, fille d’un Onassis local, armateur battant pavillon bidon ». Ou encore : « Et Paul Lavoie, l’homme de terrain, l’infatigable tisseur de liens, l’ancien du Devoir. Malgré le handicap que représentaient pour le commun des mortels les quelques fâcheuses histoires de corruption auxquelles son nom restait attaché (mais aussi, peut-être précisément pour cette raison), Lavoie, au départ de la course, pouvait compter sur l’appui du plus important noyau d’élus au sein du parti ». Fiction si lisible qu’on revit la course à la direction d’un parti politique. Comme il s’agit d’un roman, « honni soit qui mal y pense… »
Et quel style !
Hamelin ne serait plus Hamelin s’il ne burinait pas tous ses textes de son sceau. Son style réjouit autant celui qui goûte la verdeur que l’initié qui cherche les clés, aussi pleinement ceux qui aiment la méchanceté intelligemment méticuleuse que ceux qui demandent plus que des dates stupides et des lieux interchangeables. La constellation du Lynx prouve que le Québec fait partie d’une modernité que se disputent les maquignons et que des amateurs sincères et entêtés tentent de canaliser selon d’autres valeurs. Une œuvre littéraire dont s’honorerait un historien ou un sociologue.
1. Louis Hamelin, La constellation du Lynx, Boréal, Montréal, 2010, 593 p. ; 32,95 $.
Louis Hamelin a publié :
La rage, Québec Amérique, roman, 1989 (Prix du Gouverneur général) et Boréal compact, 2010 ; Ces spectres agités, XYZ, roman, 1991 et Boréal compact, 2010 ; Cowboy, XYZ, roman, 1992 et Boréal compact, 2009 ; Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, XYZ, roman, 1994 et Boréal compact, 2009 ; Les étranges et édifiantes aventures d’un oniromane, L’instant même, feuilleton, 1994 ; Le soleil des gouffres, Boréal, roman, 1996 ; Le voyage en pot, Chroniques 1998-1999, « Papiers collés », Boréal, 1999 ; Le joueur de flûte, Boréal, roman, 2001 et Boréal compact, 2006 ; Sauvages, Boréal, nouvelles, 2006 ; L’humain isolé, Trois-Pistoles, essais, 2006 ; La constellation du Lynx, Boréal, roman, 2010.EXTRAITS
L’Avenir (Québec), été 1975
Je m’appelle Marcel Duquet et je vais mourir dans environ cinq minutes. Le ciel est bleu, le soleil brille, les corneilles ressemblent à des voilettes de bonnes sœurs qui partent au vent et j’aime bien le grondement du tracteur […]. J’ai quarante-deux ans, un rond chauve au sommet du crâne et il fait si chaud que j’ai l’impression d’être un de ces prisonniers que les Indiens scalpaient et pendaient par les pieds au-dessus d’un lit de braises jusqu’à ce que leur cerveau se mette à bouillir.
p. 17Ce pays, c’est celui où les chiens quand on les détache deviennent des loups. […] Ce pays est celui où les loups courent au bout de la terre et les chiens, les chiens deviennent fous.
p. 21-22Des fois, Sam, j’ai l’impression que la lumière des faits nous parvient de très loin, comme celle des étoiles mortes. Et que nous nageons en plein arbitraire quand nous essayons de relier les points pour obtenir une figure plausible Peut-être que les explications que nous cherchons ne sont jamais que des approximations, des esquisses chargées de sens, comme les constellations : nous dessinons des chiens et des chaudrons là où règne la glace éternelle des soleils éteints.
p. 297En fait, le seul mérite de mon interprétation, c’est d’être plus vraisemblable que la version officielle. Plus solide Au fond, c’est ma fiction contre la leur.
p. 561Hélène Rioux, traductrice de fragments du monde (entrevue)
Depuis Suite pour un visage, publié en 1970, à Mercredi soir au Bout du monde, paru en 2007, Hélène Rioux dévide, à partir d’une scène, d’une coïncidence et d’un titre le plus souvent trouvé très longtemps à l’avance, le fil d’une œuvre tout en jeux de miroirs d’un livre à l’autre. Finaliste et lauréate de plusieurs prix littéraires tant pour son travail d’écrivaine que pour celui de traductrice de l’anglais et de l’espagnol vers le français, Hélène Rioux traduit pour nous les . . .
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Paule Régnier (1888-1950)
« Mon œuvre ne sera que poussière et cendre1 »
Paule Régnier, LettresNée à Fontainebleau en 1888, Paule Régnier fut atteinte très jeune d’une tuberculose osseuse qui la laissa bossue ; mais entourée par une mère et deux sœurs aînées très aimantes, l’« enfant parvenue à l’âge de la conscience ne réalisa pas tout de suite son infortune », se souvient l’une d’elles, Jeanne, avant de noter : « Cependant elle n’eut pour ainsi dire pas d’amies, détail qui préfigure un destin inhumainement solitaire2 ».
Venue à Paris vers l’âge de dix-sept ans, elle s’enthousiasma pour le théâtre et conçut une admiration sans bornes pour Sarah Bernhardt qui l’admit dans son entourage ; c’est aussi l’époque où elle commença à écrire des essais et des poèmes en prose, et où elle rencontra le poète Paul Drouot qui fut sensible au goût de la jeune fille pour la littérature, l’art, les interrogations d’ordre spirituel, sans toutefois l’aimer alors qu’elle conçut pour lui une passion aussi dévorante que silencieuse, car, ailleurs que dans son Journal, elle n’en parla pas plus que de son infirmité : « […] nous sentons bien, écrit Louis Barjon, lorsqu’elle revient en pensée sur son aventure avec Paul Drouot, que ce premier échec l’a marquée pour toujours. Un soupçon dès lors l’obsède. L’incurable infirmité qui est la sienne, cette ‘exception monstrueuse’ à laquelle fait allusion le Journal, n’a-t-elle pas fait d’elle cet être que nul jamais ne pourra aimer ? Et pareil sentiment de déréliction a pris dans son âme un enracinement singulier. Elle ira jusqu’à s’éprouver victime d’une inacceptable disgrâce ». Le terme est à saisir ici au sens fort puisque : « À travers la flétrissure du corps, l’âme elle-même apparaît atteinte. Et le problème de l’existence et de l’amour de Dieu se pose pour elle avec une acuité terrible3 ». Paul Drouot fut tué en 1915 et Paule Régnier ne sut atténuer son désespoir qu’en servant la mémoire du disparu auquel elle consacra des notes et des études, ainsi ce livre, Paul Drouot (1923) que cite Charles Du Bos dans son article de juin 1925 où il rend hommage à l’auteur d’Eurydice deux fois perdue, l’éloge funèbre s’attachant à montrer non seulement la valeur du poète mais aussi celle de l’homme4.
L’affection de Du Bos pour Drouot va passer tout entière à Paule Régnier – il est souvent question de « Charlie » dans son Journal – qui voit en lui un modèle de foi et de piété, vertus dont elle se sent difficilement capable, du moins de façon trop épisodique. Car, comme le dit Louis Barjon encore, dans sa préface aux Lettres : « Que fut au juste la foi de Paule Régnier ? À lire certains passages de sa correspondance […], on pourra douter de la solidité de sa croyance religieuse. […] Mais que de signes par ailleurs dans cette existence d’une plus personnelle, plus concrète et plus courageuse fidélité : efforts pour se plier aux exigences de la pratique religieuse, […] résistance offerte durant tant d’années, par obéissance aux lois divines, à cette tentation du suicide qui […] ne cessa jamais de la poursuivre ». De fait, le « combat avec l’ange » ne fut pas simple pour cette chrétienne qui, souffrant comme elle souffrait, s’est plus souvent rebellée que soumise ; mais chrétienne elle tenta de l’être sincèrement comme le prouvent, d’une part ses amitiés littéraires, de l’autre son œuvre qui reste assez largement méconnue, et très peu rééditée. Après un premier récit, Octave (1922), et l’essai sur Paul Drouot, parut en 1924 La vivante paix, récompensé par le prix Balzac, succès qui annonçait celui bien plus considérable de L’abbaye d’Évolayne, couronné en 1934 par l’Académie française : ce roman fut très lu, suscita articles et traductions, et valut à son auteure de nombreux témoignages d’estime, voire d’admiration. Cependant, Paule Régnier ne sortit jamais vraiment d’une solitude qui la désolait et de tourments qui la rongèrent sa vie durant, comme on peut le lire dans La face voilée (1947) ; son dernier roman, fortement autobiographique, Fêtes et nuages, fut refusé par son éditeur et, déçue, épuisée, elle mit un terme à sa vie le 1er décembre 1950, après avoir enduré « les jours interminables et la succession des années avec une sorte de patience acharnée dont elle faisait hommage, faute de mieux, au Dieu qui défend le suicide, ne pouvant lui offrir la résignation ni la joie dans l’épreuve5 ». La transgression de l’interdit suprême fut ainsi le dernier drame d’une existence cruellement marquée par le malheur.
Le suicide dans la fiction
La vivante paix, roman semé de biographèmes, transpose la communion d’âme de Paule Régnier avec Paul Drouot, prénommé Cyril dans la fiction pendant qu’elle, devient Laurence ; les deux amis emploient leurs rencontres à tenter de s’élever aux régions métaphysiques : « Le problème le plus troublant du monde, pense le jeune homme, c’est celui de la douleur. Or, la douleur ne perd son horreur que si nous admettons le péché originel, la doctrine de l’expiation et de la rédemption ». Et la jeune fille, difficile à convaincre, de reprendre la question une centaine de pages plus loin : « Dieu, dites-vous ! C’est bien. Je sais qu’en dehors de Lui rien n’existe, qu’Il est le but de tout désir, que sans Lui le cœur le plus riche connaît la privation. Mais je l’ai appelé en vain, et j’ai eu peur de son silence, peur de son nom formidable. Hélas ! pour aller vers Lui, dites, quelle est la route ? Celle de la douleur sans doute, puisque tout s’obtient par la douleur et la patience, l’être infini comme l’être humain ». La fin du récit est proche : Laurence, qui s’est égarée par une après-midi enneigée de février dans la forêt de Fontainebleau, meurt d’épuisement, en se tournant enfin vers le seul Amour digne de ce nom et laissant le narrateur la bercer dans son endormissement : « Déjà ton âme, dont la mort lentement rompt les liens, à demi sortie du monde, entrevoit la lumière, savoure la plénitude de la foi. Ton extase demeure pour nous impénétrable. La douleur seule nous a confié tous ses secrets. Nous pouvons chanter l’inquiétude humaine, l’espérance trompée, la passion vaine, les tourments de l’attente et du désir. La joie, qui est chose divine, dont parfois l’aile nous effleure, nous a toujours caché son visage exultant. Nous qui vivons, nous qui souffrons, nous qui luttons dans les ténèbres, nous qu’un souffle d’air trouble et change, que saurions-nous dire de l’esprit sauvé auquel nul ne ravira plus la vérité conquise, la victoire obtenue ? Nous ne comprenons point ce qu’est la délivrance, moins encore la certitude ou la stabilité ; et, pour la paix, nous avons entendu parler d’elle, mais nous ne connaissons que son nom ».
Il est impossible de ne pas lire ces dernières pages comme la version idéalisée de cette mort que Paule Régnier appelait de ses vœux depuis celle de Paul Drouot, à qui elle avait juré de ne pas se tuer s’il ne revenait pas de la guerre : elle aura donc attendu 35 ans pour rompre son serment, son désir d’absolu se brisant jour après jour, pour des raisons personnelles, on l’a dit, mais aussi devant le spectacle offert par la réalité du monde, son Journal et ses Lettres ne cessant de l’attester. Le « suicide » déguisé de Laurence, sa conversion définitive font ainsi contraste avec la destinée de l’auteure, dont les désillusions furent à la mesure de ses aspirations, notamment dans le domaine de la charité, dont Plaintes dans la nuit, publié en 1947 à la suite de La face voilée, propose une évocation poétique.
L’abbaye d’Évolayne, paru en 1933, hausse à un stade encore supérieur l’exigence métaphysique des personnages, Adélaïde et Michel Adrian, voulant transcender l’amour conjugal par le don de leur vie mondaine à Dieu. Ils vont donc entrer dans les ordres chacun de son côté et, pendant que le mari, chirurgien dans le civil, franchit avec succès les étapes vers le monachisme, la jeune femme échoue, renonce et finit par s’empoisonner après sa sortie du couvent, ayant conclu à une faillite totale de sa vie. L’agonie, longue et cruelle, est cependant bercée par Michel, assisté par ses frères en religion, et le roman se clôt sur la prière qu’il adresse au Sauveur : « À ce cœur égaré, pour lequel nous te demandons grâce, laisse adhérer le cœur humain que Tu portas, déchiré par la même lance. Répare sa douleur en te rappelant la tienne, car il y a cela de commun entre Toi et ta créature : l’amour trahi ».
Ce roman, d’une lecture assez aisée malgré l’austérité du propos, qui n’est pas sans point commun avec celui de Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, publié la même année chez Spes, entre dans le climat d’inquiétude spirituelle propre à ce moment de l’entre-deux-guerres et ce n’est pas un hasard si Paule Régnier a cherché, pour son héroïne, un soutien solide du côté de Paul Claudel, dont une citation sert d’exergue à la première partie (« Les choses grandes et inouïes, notre cœur est tel qu’il ne peut y résister ») et d’autres, tirées de La messe là-bas ou du Repos du septième jour, de nourriture à la méditation d’Adélaïde. En vain, hélas, puisque la puissance du poète ne sera pas venue à bout de son tourment existentiel.
Le suicide dans les écrits intimes
Dans son Journal, Paule Régnier note le 30 octobre 1950 : « Je viens d’apprendre que La face voilée ne s’était pas vendue et qu’on la mettait au pilon. On a déjà bien de la peine à mettre un livre au monde, c’est-à-dire à le faire imprimer, et au bout de trois ans il meurt. Ça ne vaut pas le coup ». Cette page désabusée fut la dernière écrite avant celle qui clôt sa carrière et sa vie, un mois plus tard, une page toute pascalienne sur « l’ennui mortel » qui pousse aussi bien à entreprendre une œuvre, fonder une famille, avoir des enfants, partir à la guerre, ennui dont Jacques Madaule estime qu’il est un « détachement tout différent de celui des mystiques », semblable à « ce que les théologiens dans leur latin appellent l’acedia, mot intraduisible et que le terme d’ennui n’exprime que très imparfaitement. Car c’est aussi un dégoût de soi-même et de tout ce qui est6 ». C’est qu’à cette date, l’espoir de Paule Régnier, « d’atteindre au secret par où s’éclaire le sens de la souffrance7 », selon l’expression de Louis Barjon, est bien émoussé même si, promet-elle à sa sœur Jeanne le 20 février 1948 : « Je ne pense pas que je me suiciderai », avant d’ajouter toutefois : « Seulement si j’en arrive à n’avoir plus un sou, si je dois perdre mon indépendance ou s’il faut revoir une guerre, je ne réponds plus de rien8 ». Cette détermination, afin qu’elle repose sur un socle théorique, car Paule Régnier a toujours tenté de justifier ses choix par une pensée collective, elle qui se trouvait si seule, s’établit d’une part du côté de la littérature, de l’autre, du côté de la religion, conformément aux vecteurs de toute sa personnalité ; à propos de Gide, qu’elle n’aime pas, elle avoue à Mme Du Bos, le 29 décembre 1949, qu’une phrase du Journal de celui-ci résume leur différend devant l’existence : « Considérer les pessimistes comme des ennemis personnels ». Or, continue-t-elle, « l’optimiste cent pour cent, celui qui considère le pessimiste comme un ennemi, n’a généralement aucun sens de la douleur9 ». Incapacité rédhibitoire, on le comprend par ce qui précède ; et le 28 novembre 1950, deux jours avant sa mort, elle confie à Louis Buzzini10 : « Entendu hier une belle conférence du Père C. sur le désespoir. Il a rappelé que le livre de Job, l’Ecclésiaste, n’avaient rien de riant, et qu’on pouvait avoir une vue tragique du monde sans pour cela être mauvais chrétien11 ». Ainsi ce prêtre, qui fut un directeur de conscience très influent sur Paule Régnier, a, sans le vouloir, levé les derniers scrupules chez celle qui mettait en balance, depuis si longtemps, le désir d’en finir avec sa lassitude et le respect sacré de la vie.
La dernière page de son Journal, datée du « 30 novembre 1950 – 10 heures », nous apprend qu’elle s’est fait une piqûre de morphine, en fin d’après-midi – cela rappelle singulièrement la mort de Laurence –, « pour atténuer l’angoisse » et que, n’ayant rien mangé depuis deux jours, elle se trouve « dans un malaise et une faiblesse qui [lui] viennent en aide ». « Plus le moindre goût à la vie, écrit-elle, aucun regret pour aucune chose dont je me dis : ‘C’est la dernière fois que je la fais’. » Elle note l’« éparpillement » de sa pensée mais affirme sa volonté, « bloquée sur un point : à minuit, il le faut », ce qui ne manque pas de romanesque, admettons-le ; la suite toutefois est plus émouvante, tant au plan affectif que spirituel. Confessant à la fois sa peur de ne pas s’« endormir » – comme Laurence, une fois de plus – et de mourir, elle poursuit : « […] mais j’ai plus d’horreur encore de tous ces jours interminables bout à bout, de l’interminable vieillesse et de la mort de tous ceux que j’aime ». Mort qui pourrait avoir des causes naturelles ou accidentelles mais que Paule Régnier redoute aussi car elle croit qu’« il va y avoir la guerre ». Comme le remarque Jacques Madaule dans sa préface, « l’automne de 1950 fut une période particulièrement angoissante dans les relations internationales » et, même si Paule Régnier « avait d’autres raisons de vouloir mourir, il lui était insupportable d’assister pour la troisième fois à une guerre inutile12 ». Le traumatisme de 1915 était resté sans guérison ; et puis, vient le souhait tout enfantin : « Maman. Je voudrais la retrouver. Elle seule m’a aimée pleinement, uniquement. On n’a jamais pour soi que le cœur d’une mère ». Ce n’est pas par hasard que Jacques Madaule rapproche ces dernières lignes du récit de l’agonie de Proust, « refaisant sur son lit de mort, la mort de Bergotte13 ». Indéniablement, cette page testamentaire a été écrite : Paule Régnier pensait, dès 1944, que les meilleurs passages de son Journal méritaient publication et on peut considérer qu’un écrivain, qui se tue aussi parce que cette qualité lui est contestée, s’efforce de laisser, dans cette forme intime de « cérémonie des adieux » que représente la feuille après laquelle il n’y en aura plus aucune, la preuve de son talent. Pour elle, cela voulait dire tenter de rejoindre, fût-ce désespérément, les auteurs qu’elle admirait le plus en son siècle, Paul Claudel et Charles Du Bos, à savoir ceux qui avaient réussi, à ses yeux, la synthèse de l’art et de la foi. Aussi affirme-t-elle : « Les idées philosophiques ne consolent pas. Il n’y a que l’idée du Christ sur la croix qui aille avec de tels moments. Évidemment je suis en contradiction avec moi-même, d’une part je trahis, de l’autre j’aime ; cela est arrivé à bien d’autres, à commencer par les apôtres ». Force est de reconnaître qu’au-delà de la justification, jusque dans l’Évangile, du reniement que peut traduire le suicide, l’attitude de l’auteure garde une droiture et une lucidité qui permettent d’attribuer au seul désarroi l’ultime phrase : « Je suis tellement fatiguée et malade que tout se brouille dans ma cervelle ». Le caractère péjoratif de ce dernier mot, vraiment le tout dernier de son journal, élève Paule Régnier à cette vertu qu’est l’humilité et qu’elle exprime, aux mêmes heures, dans ses dernières missives.
Le 30 novembre au soir, donc, elle rédige trois lettres, l’une à sa sœur Yvonne, la deuxième – très courte – à Mme Du Bos, la troisième au Père C., à qui elle confie : « J’ai toujours douté, je n’ai jamais eu que la foi des autres. Ce n’est pas suffisant. Je ne sais trop où j’en suis. La mort n’est pas lucide, la vie non plus. Cependant j’aime le Christ. Je m’en remets à sa miséricorde ; après tout il n’a demandé que cela ‘Aimez-moi !’ Il est vrai que quand on aime on fait la volonté de l’être aimé. C’était trop dur. Priez pour moi ». Implorer pour soi la prière des croyants – ce que fait également Paule Régnier en terminant son billet à Mme Du Bos – marque le souci de repentance chez une personnalité constamment divisée entre orgueil et dérision de soi, sujette aux « contrariétés » si bien décrites par Pascal dans ses Pensées, ce qu’on lit dans la plus étoffée des trois dernières lettres, celle à Yvonne, à qui elle demande « [p]ardon pour toute la peine et le scandale » mais, car il y a ce « mais » dans la phrase suivante : « Mais que faire ! Je ne pouvais pas m’attendre à ce lâchage de Plon qui m’a toujours pris toute ma production, même Petite et Nadie, qui était fort inférieur à Nuages et fêtes. Mais il suffit d’un lecteur fatigué qui s’attendait à trouver dans un manuscrit autre chose que ce qui y est et qui déclare que c’est impubliable ». Rappelons que Petite et Nadie, publié en 1931, était un roman édifiant sur l’amour sincère et méritoire capable de s’étendre d’un jeune couple à ses géniteurs respectifs – autant dire une utopie à l’usage d’un lectorat candide –, alors que Fêtes et nuages – ce sera le titre posthume adopté par Gallimard en 1956 – a la justesse d’un récit donné, à l’ombre du souvenir, par une romancière recréant les années de son enfance perdue. On mesure la déception et aussi le sursaut de l’écrivain nié dans son identité : « L’œuvre d’art n’existe pas en elle-même. Dans un sens c’est peut-être bien. Ce choc me met dans l’état voulu. Je suis tellement malade depuis hier que je n’ai pas à craindre les réactions de la vie. Et il vaut mieux que je parte ». La douleur, sentiment et sensation que Paule Régnier avait consacré une bonne part de son œuvre à conceptualiser, atteint cette fois le cœur profond, le temple intime dans lequel celle qui, condamnée par son infirmité à ne jamais être une femme désirée, portant le deuil sans avoir été aimée de l’homme en qui elle s’était reconnue, avait placé son trésor le plus cher, son don de créateur. Le refus de l’éditeur apparaît comme une condamnation à mort : « Sans travail, comment venir à bout des jours interminables », déplore-t-elle, sans percevoir les ruses de l’étymologie, la souffrance qu’est le « travail » étant censée soulager la peine du vivre. Il faut croire que la vérité d’un être, jusque dans sa dernière expression, se révèle au travers du paradoxe, dont l’empreinte est commune ; ainsi Paule Régnier, que tous ses écrits montrent péniblement tournée vers la lumière, a cette formule étonnante pour indiquer à sa sœur sa toute dernière volonté : « On peut donner mes yeux aux aveugles, bien qu’ils ne soient pas fameux ». Peut-on être plus lucide dans l’ordre de la charité pitoyable ?
L’exemple de Paule Régnier montre que la mort volontaire se prépare de loin dans la carrière d’un auteur, voué très tôt à la souffrance et rassemblant ses aptitudes dans l’effort vers l’art et la pensée : toutes les pages patiemment rédigées au long de tant d’années, et qui furent son chemin de croix, ne pouvaient qu’aboutir à ces dernières lignes, à la fois littérairement admirables et moralement conformes à sa ligne de vie. Une vie qui, parce qu’elle lui « tournait sur le cœur », dit-elle, ne pouvait trouver son terme qu’une fois bu le calice jusqu’à la lie, une fois que sa vocation d’écrivain lui fut interdite. L’abbaye d’Évolayne, qui avait été son succès de librairie, montrait l’échec de l’héroïne à entrer définitivement dans les ordres et le silence, la sortie du monde que Paule Régnier a choisie montre que la parole non partagée peut conduire à l’anéantissement de l’être. Et c’est le grand mérite des publications posthumes, journaux, correspondances, de redonner voix à ceux qui l’ont à jamais perdue, comme d’inviter à relire leur œuvre d’imagination.
1. Paule Régnier, Lettres, Desclée de Brouwer, 1955, p. 34.
2. Jeanne Clouzot-Régnier, « Notes biographiques » in Paule Régnier, Journal, Plon, 1953, p. 283.
3. Louis Barjon, s.j., Préface à Paule Régnier, Lettres, op. cit., p. 7-8.
4. Charles Du Bos, « Paul Drouot ou l’âme avide de grandeur », Approximations, Des Syrtes, 2000, p. 641-648.
5. Jeanne Clouzot-Régnier, « Notes biographiques », op. cit., p.289.
6. Jacques Madaule, Préface au Journal de Paule Régnier, op. cit., p.0XXIV.
7. Lettres, op. cit., p. 9.
8. Lettres, op. cit., p. 132.
9. Lettres, op. cit., p. 197-198.
10. Mort en 1951, Louis Buzzini était écrivain et conférencier ; disciple de Bourges, chez lequel Paule Régnier le rencontra, il fut l’auteur d’Élémir Bourges, Histoire d’un grand livre : La nef (posthume). L’abbaye d’Évolayne lui est dédié.
11. Lettres, op. cit., p. 234.
12. Journal, op. cit., p. XXV.
13. Ibid., p.0XXIV.Principaux ouvrages de Paule Régnier :
Paul Drouot, Le Divan, 1923 ; La vivante paix, Grasset, 1924 ; Heureuse faute, Plon, 1929 ; L’abbaye d’Évolayne, Plon, 1933 ; Cherchez la joie, Plon, 1936 ; Tentation, Plon, 1941 ; La face voilée, Du Cerf, 1947 ; Les filets dans la mer, Plon, 1950 ; Journal, Plon, 1951 ; Lettres, Desclée de Brouwer, 1955 ; Fêtes et nuages, Chronique d’une enfance, Gallimard, 1956.EXTRAIT
Nul être ayant reçu le don précieux du bonheur, si attentivement qu’il veille sur ce trésor, n’aperçoit à quel moment il commence à le laisser fuir entre ses mains. Comme le jour se change en nuit, l’été en hiver, insensiblement la joie se change en peine, la plénitude en privation. Plus tard seulement, quand son malheur est chose accomplie, l’âme démunie, en se tournant vers son passé, y discerne les premières ombres qui s’étendirent sur sa destinée, l’heure qui marqua le début de sa ruine. Mais tout incident, tout événement, et le choix qu’on fait d’une direction ou d’une autre semblent toujours, dans le présent, dénués d’importance.
Le nom d’Évolayne, lorsque Adélaïde Adrian l’entendit prononcer au cours d’un voyage, ne lui inspira nulle appréhension. C’était le nom d’un pays étranger qu’elle désira connaître. Rien ne l’avertit qu’il fallait à tout prix l’éviter.
L’abbaye d’Évolayne, p. 3.L’eau salée (Moby Dick de Herman Melville)
Comme de nombreux créateurs, j’ai plus de projets en perpétuel état embryonnaire que d’œuvres réalisées. J’ai toutefois la particularité (ou la folie) d’écrire parfois des quatrièmes de couverture pour mes livres hypothétiques. Je les polis longuement, ces quatrièmes : il m’arrive même d’en estimer la taille du caractère et de faire une jolie mise en page. Dans mes carnets, j’ai retrouvé l’esquisse d’un texte que je croyais original. Bête résumé : un lecteur compulsif devient fou (fou, peut-être comme dans les . . .
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Homme de Duplessis ? Robert Rumilly de Jean-François Nadeau
Aujourd’hui presque oublié, Robert Rumilly retrouve sa stature dans la biographie éponyme menée avec méthode et culture par Jean-François Nadeau1.
Le personnage demeure peu séduisant, mais il abandonne la silhouette tremblée qu’on a tracée de lui. Fécond, envahissant, rusé, Rumilly aura perpétué en sol québécois les valeurs de la France royaliste. Il les aura défendues jusqu’à sa mort en 1983.Empire et monarchie
Né en Martinique en 1897, transplanté à Paris en 1900, Rumilly est d’une ascendance qui aime . . .
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Exit le fantôme de Philip Roth : Et pourtant…, triomphe la littérature
En 2004, paraissait chez Gallimard un ouvrage remarquable de Philip Roth, intitulé Parlons travail. Le romancier américain s’entretenait avec d’autres célèbres écrivains, de nationalités diverses, tous de culture juive, à l’exception de Kundera.
Il s’enquérait auprès d’eux des influences exercées sur la création de leurs œuvres par les contextes historique, politique, social, toujours conflictuels, qui leur avaient donné naissance.
Puisque aussi bien pour Roth, un écrivain ne sort pas de la cuisse de Jupiter, ni ne vit sur la planète Mars. Lui apparaît donc évident qu’une véritable œuvre littéraire prend sa source dans la culture qui a façonné son auteur, ainsi que dans son engagement dans les crises qui marquent sa société et son époque, l’une et les autres donnant un caractère universel à son expérience existentielle singulière. D’où la portée inévitablement idéologique de toute œuvre puissante, surtout quand le message demeure sous-jacent, transcendé par un art accompli. Ce qui caractérise l’œuvre romanesque de Philip Roth.
Dans Exit le fantôme1, l’écrivain déplore l’ensevelissement de la littérature sous la publication de tonnes d’œuvrettes, et son ravalement à l’opinion de ses parasites, notamment des scribouilleurs médiatiques et des biographes sensationnalistes. Avec la conséquence que de plus en plus rares deviennent celles et ceux qui savent vraiment lire. Cette déficience culturelle contemporaine lui paraît catastrophique. Sans risquer une véritable comparaison, vu la différence de leur nature, il établit une analogie entre ce drame d’une civilisation mourante, noyée sous les flots du marché et de la technique, et la détresse mâle des vieux hommes devant l’impuissance sexuelle. Tout cela exprimé sans pudeur ni impudeur, ni aucun larmoiement.
Comme dans de nombreux autres romans de Roth, le héros d’Exit le fantôme prend la figure de l’écrivain Nathan Zuckerman. Parfait alter ego de l’auteur, il en a l’âge et, bien sûr, les préoccupations et obsessions : la littérature et la sexualité, plus spécifiquement, les rapports entre la fiction et l’autobiographie, et ceux entre le bonheur et la tyrannie des passions. Essentiellement, l’écrivain s’interroge sur la complexité des relations entre l’art et la vie.
Comment cela se traduit-il, ici ?
Après onze ans de réclusion dans sa maison isolée d’une campagne du Massachusetts, Nathan Zuckerman se rend à New York pour recevoir des traitements médicaux relatifs aux séquelles de son cancer de la prostate qui ne sont rien de moins que l’incontinence urinaire et l’impuissance sexuelle.
Dès son arrivée dans la ville, il prend contact avec un jeune couple désireux d’échanger leur appartement de Manhattan pour une maison de campagne où se retirer pendant un an. Il les rencontre chez eux, le soir de la réélection de Bush, au grand désespoir du mari, Billy Davidoff, un intellectuel juif, et de sa belle épouse, Jamie Logan, une écrivaine débutante. Et déboule le récit, en commençant par une critique acérée de la société américaine.
Récit dont l’intrigue peut se résumer dans l’établissement des liens qui unissent les principaux personnages autour d’un écrivain disparu, E.I. Lonoff, qu’a toujours admiré Zuckerman. À la vive irritation de celui-ci, un ami et ex-amant de Jamie, Richard Kliman, un jeune écrivain arriviste, projette, en vue de se faire un nom, de publier une biographie diffamatoire de Lonoff. Dans le but d’apprendre la vérité sur la relation incestueuse de l’écrivain avec sa sœur, supposée par Kliman, et d’ainsi contrer son projet, Zuckerman revoit Amy Bellette, une amie de jeunesse, qui a été l’amante à jamais amoureuse de Lonoff. Ce résumé ne rend évidemment pas compte de la complexité du roman, qui ne réside pas dans ses péripéties, ni même dans les déconvenues de Zuckerman aux prises avec toutes les carences de la vieillesse, non seulement celle de son impuissance sexuelle, mais aussi de ses pertes de mémoire, de son incapacité à aider Amy Bellette qui vit, solitaire, dans le plus grand dénuement, et à empêcher Richard Kliman d’écrire sa biographie.
Le propos essentiel du roman réside dans le malentendu qui façonne la relation entre Zuckerman et Jamie, entre l’écrivain chevronné, et l’aspirante écrivaine. Lui, vieux et malade, provoqué par la beauté de la jeune femme, constate douloureusement que le désir le plus fou peut survivre à la déchéance du corps. Elle, jeune disciple fascinée par l’intérêt que lui porte le maître, croit qu’il a quelque chose de capital à lui transmettre, peut-être la force de s’engager dans la voie difficile de l’écriture littéraire, libérée de la crainte d’ainsi renoncer à la vie. Sorte de relation incestueuse, basée sur le non-dit de chacun, mais que lui, Zuckerman, développera de manière parfaitement appropriée à son être, dans l’écriture de récits théâtralisés de rencontres fantasmées, dans lesquelles l’un et l’autre s’adonnent avec maîtrise aux jeux de la séduction. Tout se termine, puissante manifestation du génie de Roth, par le brusque départ de Zuckerman de son hôtel, alors que Jamie vient de lui annoncer son arrivée, pour un retour dans sa retraite campagnarde où il retrouvera sa bibliothèque, depuis toujours inspiratrice d’un flot d’écriture, « la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout ».
Exit le fantôme avec intelligence et élégance, démonstration faite que l’humain peut gouverner sa condition humaine.
1. Philip Roth, Exit le fantôme, trad. de l’américain par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, Paris, 2009, 327 p. ; 32,95 $.
EXTRAITS
Il fut un temps où les gens intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera bientôt plus. Pendant les années de guerre froide, en Union soviétique et dans ses satellites d’Europe de l’Est, ce furent des écrivains dignes de ce nom qui furent proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est la littérature qui est proscrite comme capable d’exercer une influence effective sur la façon qu’on a d’apprécier la vie.
p. 207-208Contrôler sa vessie… qui, parmi ceux qui sont en pleine possession de leurs moyens physiques, s’interroge jamais sur la liberté que cela confère, ou sur la vulnérabilité et l’angoisse que génère la perte de ce pouvoir, même chez les plus assurés parmi nous.
p. 32Je me voyais, je m’entendais, j’avais vis-à-vis de moi-même l’attitude que je méritais, sarcastique, pleine de dégoût, indignée de me voir à ce point réduit au désespoir, mais des années plus tôt, l’union sexuelle avec les femmes avait été rompue de manière si abrupte par l’opération de la prostate que maintenant, avec Jamie, je ne pouvais m’empêcher de prétendre le contraire et d’agir pour le compte d’un moi qui n’était plus le mien.
p. 311Le voyage de l’éléphant de José Saramago
Les lecteurs de José Saramago connaissent bien ses phrases sinueuses, ses dialogues déjantés où le changement d’interlocuteur se limite à des majuscules soudain insérées dans le texte, le foisonnement d’idées et de clins d’œil, la truculence un peu baroque du style, l’intelligence aussi, la finesse, l’ironie. À ce titre, le dernier roman1 du Nobel portugais ne devrait pas les décevoir.
Ajoutons à ces attributs cette habitude de Saramago d’intervenir sans cesse dans son histoire, à titre d’auteur plus que de narrateur souvent, brisant le fil . . .
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Claude Péloquin
Votre solitude volcanique des dedans vous tue par la mort.
Claude Péloquin, Sur l’îlot de CupidonClaude Péloquin, que l’on a qualifié de « Bukowski nord-américain », a derrière lui quarante années d’écriture et de créations diverses (scénarios, films, albums, etc.) projetées à grands cris, et cela, à partir de son premier recueil, Jéricho (Alouette, 1963), parrainé par Michel Chartrand.
On l’a surtout connu, à l’origine, pour la célèbre chanson « Lindbergh » (1968), interprétée avec brio par Robert Charlebois. Et, plus tard, au tout début des années 1970, avec cette phrase : « Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves ? C’est assez ! », inscrite à jamais dans la murale de Jordi Bonet du Grand Théâtre de Québec. Celle-ci a suscité la polémique que l’on connaît – surtout avec l’écrivain Roger Lemelin. Dans le journal La Presse du 9 mars 1971, Pélo a écrit, en réponse à certains arguments de Lemelin jugés réactionnaires : « Des multitudes d’hommes se font manipuler et parce qu’ils en arrivent à croire que tout est sale ils se laissent crever dans leur corps et dans leur esprit. S’il y en a qui ne sont pas écœurés, moi je le suis ». On peut lire cette riposte dans un ouvrage paru en 2007, Cœur Everest1.
Notre « philopoète », auteur de 30 recueils de poésie plus décapants les uns que les autres, ce « voyant », « visionnaire », poète « maudit » ou maudit poète, explore toujours l’« inhumaine condition » qui est la nôtre : il ira même jusqu’à dénoncer la « vie sur terre » pour les mensonges et les faux-semblants qu’elle nous jette à la figure. C’est ainsi qu’il écrit dans Sur l’îlot de Cupidon2 : « Quand j’écris qu’il n’y a rien – je parle précisément de ce que nous sommes – de ce que nous vivons – de ce que nous croyons voir. Je parle du réel inexistant – du rêve total où nous sommes plongés. Il n’est pas question du néant ou de l’après-mort ou du gouffre. Ceci n’a aucune importance. Je dis qu’il n’y a rien et que nous ne sommes pas là. Il n’y a pas de réel et ni de là ».
Curieusement, au début des années 2000, Pélo a surtout écrit pour de grandes entreprises québécoises tels le Cirque du Soleil (2005), le Groupe St-Hubert (2005), le Fonds de solidarité FTQ (2006) et bien d’autres Et cela, tout en conservant son âme, son tranchant, qu’il nous écrive du cœur des Caraïbes ou des confins de l’Arctique. Ce n’est pas pour rien que Roger Lemelin a dit du personnage : « Suis passé du sourire étonné à l’émotion émerveillée, comme si je découvrais en ce Péloquin inattendu un enfant resté pur malgré ses blasphèmes, un enfant à genoux, réclamant la lumière ». Que dire de plus ? On parlera, en conséquence, du Cadeau3, ouvrage de Claude Péloquin – en collaboration avec l’artiste autodidacte Zilon, qui poursuit depuis 1983 une pratique de l’art visuel axée sur la multidisciplinarité – alliant l’écriture et l’art visuel. Cet ouvrage fut offert, initialement, à Guy Laliberté, fondateur du Cirque du Soleil. Les mots de Péloquin et les images de Zilon s’y rencontrent adroitement, se fondent pour donner une œuvre organique et très créative par la grande liberté d’esprit qu’elle dégage. On sait que Péloquin avait déjà intégré de ses « textes-poèmes » aux lithographies d’Henri Masson ainsi qu’à certaines œuvres d’Alfred Pellan.
Claude Péloquin a, quelque part, écrit que « la poésie a emporté [s]es esprits et [s]a vie » On ne peut douter de cela, qu’il soit « possédé de poésie » !
1. Claude Péloquin, Cœur Everest, Lanctôt, Montréal, 2007, 132 p. ; 24,95 $.
2. Claude Péloquin, Sur l’îlot de Cupidon, Lanctôt, Montréal, 2007, 175 p. ; 14,95 $.
3. Claude Péloquin et Zilon, Le cadeau, Michel Brûlé, Montréal, 2008, non paginé ; 29,95 $.Claude Péloquin a publié, entre autres :
Jéricho (poèmes), Alouette, 1963 ; Les essais rouges, Alouette, 1964 ; Calorifère, poème mobile, Presses Sociales, 1965 ; Manifeste infra, suivi des Émissions parallèles, L’Hexagone, 1967 ; Pour la grandeur de l’homme, L’Homme, 1971 ; Mets tes raquettes, roman, La Presse, 1972 ; Les chômeurs de la mort, Mainmise, 1974 ; Ballade d’Abitibi ou Une histoire d’amour, M. Nantel, 1974 ; Une plongée dans mon essentiel, Amuses crânes, 1974 ; Éternellement vôtre, Le Jour, 1974 ; Entrée en matière, Éternité, 1976 ; Péloquin, le premier tiers, œuvres complètes (1942-1975), Beauchemin, 1976 ; Inoxydables, Beauchemin, 1977 ; L’autopsie merveilleuse, Beauchemin, 1979 ; Une plongée dans mon essentiel, HMH, 1982 et Guernica, 1985 ; La paix et la folie, Leméac, 1985 ; L’ouragan doux, Éternitextes 1970-1990, Leméac, 1990 ; Les mers détroublées, Poésies et textes, 1963-1969, Guernica, 1993 ; Dix doigts sur le rail, Leméac, 1993 ; Les saints innocents, Silence, 1996 ; Le flambant nu, Leméac, 1998 ; Dans les griffes du Messie, œuvres, 1970-1979, Varia, 1998 ; Tranches de porc, Silence, 1998 ; Pellucid waters, selected poems, Guernica, 1998 ; Une plongée dans mon essentiel suivi de Les décavernés, Varia, 2000 ; Sur l’îlot de Cupidon, Lanctôt, 2007 ; Cœur Everest, Lanctôt, 2007 ; Le cadeau, avec Zilon, Michel Brûlé, 2008 ; Nipi, Poème pour ceux qui veulent rester sur Terre, Transit, 2009.Pour en savoir plus, on lira : Claude Péloquin, Une plongée dans mon essentiel, Guernica, 1985 ; Claude Péloquin, Le flambant nu, Leméac/Actes Sud,1998.
André Brassard
« On dit que les écrits restent, c’est sûrement vrai, les auteurs ont cette chance-là. Les mises en scène sont vouées à disparaître […]. » Guillaume Corbeil, Brassard, p. 98
André Brassard a une conscience aiguë de la valeur exceptionnelle de ses mises en scène et de la façon unique dont il les a réalisées, lui, parce qu’il est lui. Il éprouve donc le désir légitime de léguer à la culture qu . . .
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Interventions critiques de Gilles Hénault
Avec Interventions critiques1, les éditions Sémaphore poursuivent le travail d’approfondissement de l’œuvre du poète Gilles Hénault, décédé en 1996, tâche entreprise avec la réédition des œuvres poétiques complètes, puis avec les écrits rassemblés dans Graffitis et proses diverses.
Et si l’on se fie à l’introduction rédigée par les organisateurs du bouquin Karim Larose et Manon Plante, s’ajoutera un quatrième tome voué aux arts visuels. Le copieux ouvrage de Hénault collige ses textes critiques sur . . .
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Daniel Castillo Durante
Argentin d’origine, Daniel Castillo Durante est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages, dont quatre romans publiés en français.
Les trois derniers, parus entre 2006 et 2009 chez XYZ, sont : La passion des nomades1, Un café dans le Sud2 et Ce feu si lent de l’exil3. La passion des nomades a été finaliste pour le Prix des lecteurs de Radio-Canada 2007 ainsi que pour le Prix du livre d’Ottawa et il a valu à son auteur le prix . . .
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Hommage à Gaston Miron le marcheur
Bonsoir, cher Gaston,
Salut à toi qui, selon la bonne coutume de tes jours, occupe pleinement cet espace où tu te trouves avec nous.
Oui, que ta présence est vivante, ici, ce soir, dans la récitation de ton œuvre impérissable, certes, mais aussi dans ta personne que nous portons en chacun de nous avec admiration, avec amitié, dans la plus grande tendresse.
Tu vibres en chacun de nous qui conservons en nous un moment précieux de toi, fût-il celui, inopiné, d’une rencontre dans une rue de cette ville, ou celui, organisé, d’un lancement . . .
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« Batèche de batèche » : Gaston Miron
Sa pensée, sa poésie, son action viennent de la carence, de la souffrance, du silence, de l’inavouable, également de la connaissance, de l’espoir, de la parole, du partage. De l’indicible intimité de son être. On peut l’avoir connu et même fréquenté, on peut le lire, le relire, l’étudier, on ne pourra jamais établir exactement pourquoi il a écrit « La marche à l’amour ».
Contrairement à ce que beaucoup en perçoivent et en disent, l’œuvre de Gaston Miron n’est pas issue d’un foncier « moi national », mais de son expérience existentielle au sein de la nation canadienne-française, au moment précis où il arrive à la conscience de lui-même et de son appartenance à un peuple bafoué, à un peuple infériorisé et dépossédé, parce que dominé et exploité par des puissances politiques et économiques étrangères qui l’aliènent, lui, en tant que personne, dans tous les actes de sa vie individuelle et collective. L’expérience existentielle est ici urgence humaine d’émancipation.
La pensée, la poésie, l’action de Gaston Miron sont sa réponse aux chocs éprouvés quand des événements privés et sociaux le bouleversent, le forcent à s’interroger, à creuser une situation problématique, à prendre le monde sur ses épaules.
Dans l’hommage que je lui rendais quelques mois après son décès, texte publié en 1997 dans Les adieux du Québec à Gaston Miron, chez Guérin éditeur, j’écrivais : « C’est du souvenir tenace de la véritable souffrance éprouvée autant dans sa chair que dans son âme, au moment de sa prise de conscience de la condition de l’homme québécois, que sont nées et se sont développées chez Gaston Miron la résistance au cours mauvais des choses et la volonté de lutter contre tout ce qui tend à le justifier. C’est cette expérience existentielle et non une quelconque idéologie qui a rendu nécessaires sa pensée, son action, sa poésie ».
Ce que démontre avec force et d’une manière indubitable L’avenir dégagé, Entretiens 1959-19931. Récemment publié chez l’Hexagone, maison qu’il fondait avec quelques autres jeunes poètes, en 1953, l’ouvrage savamment préparé, présenté et annoté par Marie-Andrée Beaudet et Pierre Nepveu, propose 400 pages d’entretiens, tous plus significatifs les uns que les autres, accordés par Gaston Miron à des écrivains, à des journalistes de la presse écrite et électronique, et à un de ses traducteurs, Flávio Aguiar.
Le généreux égocentrique
Dans L’homme rapaillé, Poèmes 1953-1975 (l’Hexagone, 1994), dans Un long chemin, Proses 1953-1996 (l’Hexagone, 2004), aussi bien que dans L’avenir dégagé, Gaston Miron ne parle toujours que de lui-même. Il en est déjà conscient en 1959. Quand Gilles Constantineau le lui fait remarquer, pendant leur entretien, le poète répond : « C’est peut-être en parlant de soi, comme Henry Miller, qu’on parle le plus des autres ». Ce n’est pas pour rien qu’il est une figure emblématique du Québec moderne. L’évidence est là. Ouvrez L’homme rapaillé, lisez quelques poèmes, ils sont immédiats, plongeant dans une même strophe l’homme-Miron et son peuple dans la même humaine universalité.
Car il s’agit bien de cela : à la fois quête et affirmation permanentes à travers l’espace et le temps de son identité propre, pour mieux se reconnaître et s’aimer dans celle de l’Autre.
L’Autre que son immense culture historique, politique, poétique lui donnait à saisir tel qu’en lui-même sous ses nombreuses figures et dans ses multiples expressions.
Ainsi rien qu’à le lire, on peut comprendre la véritable nature des luttes d’émancipation du XXe siècle, menées sur tous les fronts par les femmes et les hommes épris de justice et de liberté individuelles et collectives.
Et le revoilà sur disques et vidéos et dans plusieurs salles de spectacle, dans nos esprits et nos cœurs, dans notre mémoire, plus explosif que jamais, éclatant de finesse dans la lourdeur des discours actuels.
La source et la finalité : la langue
La langue, phénomène énorme, LE phénomène pour tout écrivain, puisqu’il n’est de véritable œuvre littéraire qui n’ait d’abord répondu à l’exigence du débat inéluctable avec la langue, débat sous-jacent à tous les autres problèmes de la littérature. La langue, véhicule de l’expression créatrice du rapport entre l’intériorité irréductible de l’écrivain et le monde dans lequel il vit.
Est-il possible au Québec de faire œuvre d’art, c’est-à-dire, œuvre qui lutte contre la domination, en insérant de la pensée et de l’émotion dans le réel, sans consciemment ou inconsciemment tenir compte des effets corrosifs de l’aliénation nationale sur notre langue ? Question qui n’a cessé d’obséder le poète et le penseur Gaston Miron et à laquelle il a répondu génialement, en créant son propre langage. Comme le fait Victor-Lévy Beaulieu. À la différence de ce dernier, cependant, Miron a cherché constamment et farouchement à gagner le pari d’une insertion harmonieuse de l’originalité de sa langue québécoise dans la langue française originelle.
Il n’est aucun mot d’aucun de ses poèmes qui n’ait été l’objet d’un travail ardu, pour qu’il échappe à l’atavisme du calque inculqué par le bilinguisme colonial. « C’est toujours par réflexe, cette langue aliénée qui me vient à la bouche et c’est pour ça que je dis souvent : j’écris mot à mot, je vais d’un mot à l’autre », confie-t-il à Jean Larose, dans un des plus riches entretiens du recueil.
Et pourtant
L’œuvre de Gaston Miron procure un immense bonheur de lecture. En écrivain pleinement responsable de toute la culture de son peuple, il l’a assumée et dans le même souffle a contribué à son émancipation. On éprouve un véritable enchantement à lire cette poésie qui porte à l’incandescence critique une conscience sans cesse en éveil. C’est une victoire de la lutte majeure qu’il a menée contre toutes les tutelles asservissantes, avec confiance, espérance et amour, ces trois vertus théologales dont nous parle le cinéaste Bernard Émond avec une connaissance actuelle de leur valeur subversive, qui dégage l’avenir pour mieux l’engager.
À son instar, je ne peux parler de lui qu’en parlant de moi.
Tout ce que j’ai écrit ici, au-deçà ou au-delà de ma connaissance de son œuvre, m’a été essentiellement inspiré par ce que j’ai perçu et compris de l’homme, au cours d’une relation qui a duré plus de 40 ans, toutes sporadiques que furent nos rencontres.
Je me souviens d’une fin du jour où il revenait de sa promenade quotidienne à travers champs et bois. Adossé à l’horizon en feu, il s’immobilisa pendant plusieurs minutes, arrêté dans sa marche par l’étreignant émerveillement qui s’emparait de lui devant toute beauté.
Puis soudain, comme si des jambes et des bras multiples lui poussaient et avec eux des intentions et des gestes en tout sens, il reprit sa marche vers la maison, manifestement pressé de traverser l’inexprimable, en répétant d’une voix de plus en plus forte : « Que c’est beau, que c’est beau, que c’est beau, batèche de batèche ».
Moi, je me disais tout bas : « Batèche de batèche, que tu es beau, cher Gaston Miron ».
1. Gaston Miron, L’avenir dégagé, Entretiens 1959-1993, l’Hexagone, Montréal, 2010, 432 p. ; 32,95 $.
EXTRAITS
À l’époque, je prends conscience de la dualité linguistique qui est mon fait. Je commence à percevoir la société infériorisée. […] Aussi, je découvre sur le plan intérieur mon incapacité à m’exprimer, à cause d’une pauvreté. […]
Je m’aperçois que je suis un pauvre en pensée et c’est dès lors que j’accepte d’assumer cette pauvreté et de revendiquer à partir d’elle.
L’avenir dégagé. Entretien (1964) avec Michel Roy, p. 48-49.Seul le texte est vraiment engagé ; seul le texte dit ou ne dit pas quelque chose ; la responsabilité de l’écrivain est son texte. Moi, par exemple, je suis engagé vis-à-vis du fait anthropologique québécois.
L’avenir dégagé. Entretien (1970) avec Jean Basile, p. 106.En raison de mon humble extraction et des circonstances de ma vie, j’ai été amené à vivre et à mettre en scène dans le langage l’aliénation, et à commencer par l’aliénation du langage lui-même (l’être carencé dans sa langue).
L’avenir dégagé. Entretien (1970) avec Jean Royer, p. 120.Quand bien même je ferais les plus beaux chefs-d’œuvre en français québécois, s’il n’y a plus personne pour les lire dans cinquante ans, j’aurai manqué mon coup, non ?
Donc, tu commences à faire toutes sortes de réflexions, à prendre conscience de l’ascendance et de la descendance, et surtout de l’histoire, de la dialectique de l’histoire. Alors en 1956, je me suis reconnu colonisé ; j’ai vraiment posé ma problématique à ce moment-là.
L’avenir dégagé. Entretien (1973) avec Robert Dickson, p. 134.C’est un vieux mot de notre langue qui veut dire « réuni », « rassemblé ». En appelant mon livre L’homme rapaillé, j’ai voulu dire : « voici comment un homme épaillé, c’est-à-dire éparpillé, s’est reconstitué morceau après morceau, comment il a mené sa quête d’identité, comment il a dépassé l’aliénation ». […] L’aliénation venait aussi d’ailleurs. Il y a, par exemple, un axe essentiel dans mon écriture : l’amour. Il y a dans l’amour une difficulté à rencontrer vraiment l’Autre.
L’avenir dégagé. Entretien (1981) avec André Laude (Le Monde), p. 210-211.Vous avez dit : « Avec moi un poème n’est jamais fini ».
Je suis toujours sur le terrain d’un poème, ça peut durer dix ans. Parce que chaque fois que je trouve une aliénation à mon poème, je désaliène mon poème et, par le fait même, je me désaliène moi-même. Tous ces démêlées avec la poésie sont aussi des démêlés avec ma langue, parce que j’ai toujours pensé que la poésie était une attitude radicale vis-à-vis de la vie – ne pas accepter l’inacceptable.
L’avenir dégagé. Entretien (1981) avec Jean Larose, p. 258.Mais j’arrivais toujours parmi les derniers en rédaction. Je n’avais pas d’imagination. […] C’est tout, je suis un type qui parle essentiellement de lui. Je suis un écrivain qui écrit à partir de son expérience et non pas de son imagination. Je ne suis pas capable de faire une œuvre d’imagination.
L’avenir dégagé. Entretien (1993) avec Lise Gauvin, p. 271.Pourquoi avoir fondé les éditions de l’Hexagone ?
Pour faire une littérature nouvelle. Dans une société alors dépendante et figée, rompre avec une certaine littérature passéiste et figée, libérer la parole en exprimant notre point de vue, celui de notre génération, par des œuvres manifestant une nouvelle sensibilité et une nouvelle écriture, enfin élever la littérature du Québec au rang des littératures nationales et ainsi accéder à l’universalité.
L’avenir dégagé. Entretien (1986) avec Jeanne Gagnon, p. 322.M. Jannini, professeur à l’université de Rome, donnait un cours sur moi et sur ce qu’il voyait dans ma poésie. […] Ce qu’il voyait, c’était l’être. Il disait : « Vous êtes un des seuls poètes qui ose encore poser la poésie dans l’ordre de l’être. » Il relevait toutes sortes de passages dans mon livre où ma poésie pose la question de l’être. Ce qui sauve de la névrose, ce qui sauve de l’annihilation par le colonialisme, c’est la poésie, c’est-à-dire l’être, l’anima. « Vous posez la poésie comme une ontologie face à cette aliénation. » Moi, je n’avais jamais vu cela ! J’avais toujours pensé que c’était une anthropologie
L’avenir dégagé. Entretien (1981) avec Flávio Aguiar, p. 387.Jean-Pierre Enard (1943-1987)
Jean-Pierre Enard, né en 1943, pratiqua des travaux alimentaires (rédacteur en chef du Journal de Mickey, directeur de la « Bibliothèque rose ») qui lui permirent de publier sept romans à l’inspiration très personnelle, un recueil de trois pièces de théâtre (proches de l’absurde) et deux œuvres érotiques. Il mourut en 1987.
L’air du temps
Dans ses romans Jean-Pierre Enard dresse un tableau sociologique et historique de la société française des années 1970 et 1980 et excelle à restituer l’air du temps . . .
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Jorge Luis Borges : Jeux avec le temps et avec l’infini
À l’occasion du festival Québec en toutes lettres consacré cette année à Jorges Luis Borges, Nuit blanche publie à nouveau cette entrevue.
« Il y a des années, j’ai essayé de me libérer de lui Et j’ai passé des mythologies de banlieue.
Aux jeux avec le temps et avec l’infini… » Jorge Luis Borges, « Borges and I »Les derniers clichés qui ont été pris de lui nous le présentent comme un digne vieillard au regard absent, serrant . . .
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Influence argentine sur la nouvelle québécoise
Appartenir à une littérature périphérique, expression que j’emprunte à l’écrivain et traducteur Louis Jolicœur, ne va pas de soi : sans cesse éprouve-t-on le sentiment d’une lacune, fût-il inconscient.
L’inconfort d’écrire en français en Amérique du Nord est palpable dans la chanson actuelle, comme en font foi la pléthore d’artistes lui ayant préféré l’anglais, tantôt pour des raisons de diffusion (au nom de la logique de marché), tantôt pour des motifs esthétiques (l’anglais leur vient spontanément en bouche quand ils ont une guitare au bout des doigts). Indeed guitar speaks English.Mais qu’en est-il de la littérature ? Comment classer la nôtre ? Comme excroissance nord-américaine de ce qui a été et restera essentiellement de la littérature française ? Comme littérature américaine s’exprimant dans une langue qui le cède par la démographie et l’importance actuelle à l’anglais et à l’espagnol ? Comme littérature tout simplement autonome ? La mise en parallèle de nos lettres avec la littérature argentine est de nature à contribuer à la réflexion.
La réponse à ces questions a varié au fil du temps : pour les cégépiens d’aujourd’hui, il ne fait pas de doute que la littérature québécoise existe, ce qui n’était pas le cas chez ceux qui avaient fréquenté le cours classique et considéraient la littérature nationale comme accidentelle ; dans nombre de librairies, on consacre un rayonnage particulier aux productions québécoises, renvoyant la littérature française au rang de littérature étrangère (dans d’autres, la distinction entre l’ici et l’ailleurs passe par la langue). Quel est le plus petit dénominateur québécois, de la langue ou du territoire, du français ou de l’américanité ?
Il y a 150 ans, Octave Crémazie prétendait que nous aurions été mieux considérés par la France si nous avions écrit en langue indienne : nous aurions profité des bénéfices de l’originalité et de l’exotisme plutôt que d’assumer a priori la position de ceux-qui-parlent-forcément-mal. Faut-il seulement se soucier d’être lus hors de son territoire ? s’est-on parfois demandé. Triompher en France, c’eût été s’assurer un lectorat plus vaste qu’ici. Pour paraphraser Villon, il n’était bonne œuvre que de Paris. Tout s’y décidait, tout s’y jouait, ce qui à certains égards n’a pas vraiment changé : le débat autour de la « littérature-monde » (Salon du livre de Paris, 2007) a montré combien la notion même de francophonie peut rester étrangère à la France, combien la langue française définit sans cesse un centre qui résiste à ses marges. Or, des littératures de la marge, il en est quelques-unes dans les Amériques.
Du río de la Plata au Saint-Laurent
Dans le monde de la littérature, les liens des colonies d’autrefois avec la mère patrie sont imprégnés d’une forte charge symbolique. Pour un écrivain québécois, il reste non négligeable de publier à Paris ou d’être reconnu par l’intelligentsia parisienne, y compris pour ce qui est de l’accueil qui lui sera alors fait ici même, comme si le label définitif de qualité ne pouvait émaner que de l’étranger – s’agissant de la même langue, le mot est-il indiqué ? Chose certaine, un écrivain français ne vient pas à Montréal comme nous allons en France.
Dans ce contexte, la littérature ibéro-américaine ne pouvait faire autrement que de trouver au Québec un lectorat attentif, du moins au sein de la communauté intellectuelle, encore qu’il faille noter que l’accès de nous à elle s’est fait en passant par la France : c’est tout de même là qu’on traduisait en français les écrivains du Nouveau Monde, là qu’on décernait les satisfecits (je pense ici au poids de l’opinion d’un Yves Berger) et qu’on dressait les autels des nouveaux cultes : qu’aurait été Jorge Luis Borges sans Roger Caillois1 ? En vingt ans à peine, les écrivains hispano-américains2, au premier chef les Argentins, ont fini par prendre une telle place dans leur aire linguistique qu’on en a presque oublié l’existence d’une littérature espagnole contemporaine ! Après l’époque de la revendication jouale, de l’affirmation d’une caractéristique linguistique débordant en spécificité esthétique, qu’il était réconfortant de voir des écrivains venus de la périphérie acquérir un statut prédominant en pratiquant une langue universaliste ! Nul ne pouvait douter en effet que Jorge Luis Borges fût un écrivain aussi déterminant pour le XXe siècle que les Kafka, Joyce, Proust et Beckett. Nous ignorions qu’à ses débuts, il avait versé dans l’argentinisme, ce qu’il déplorerait plus tard : nous ne nous préoccupions pas de sa langue mais des questions métaphysiques que posait son univers vertigineux. Je ne crois pas que les écrivains étatsuniens, de Melville à Faulkner, aient suscité ici la même impression, à savoir que des écrivains anglo-américains puissent être prépondérants dans leur langue.
Une enquête menée par Nuit blanche en 1986 (numéro 24) révélait que les nouvellistes québécois avaient élu Julio Cortázar et Jorge Luis Borges comme figures tutélaires régnant sur la nouvelle, genre alors en plein essor chez nous, choix que confirmait un survol des épigraphes des recueils de l’époque. La veine fantastique florissait, et l’on y percevait nettement des traits du réalisme magique et une certaine manière de poser la phrase (le glissement de point de vue du je au tu au il/elle chez Bertrand Bergeron, par exemple). Il ne serait venu à l’idée de personne de chercher à ce propos quelque filiation que ce soit du côté de la littérature française. La France de la nouvelle était morte avec Marcel Aymé et Paul Morand. Tout juste si l’on mentionnait Daniel Boulanger. Annie Saumont, ce serait pour plus tard.
Nous étions ailleurs : en Amérique !
Le réalisme magique, marque de modernité
J’aime bien considérer qu’au Québec on écrit une littérature américaine dans une langue européenne, ce que nous partageons avec les anglophones, les hispanophones et les lusophones. Cela pourrait expliquer, ai-je suggéré plus tôt, un attrait pour ainsi dire politique (se réclamer d’une parenté avec des littératures sœurs plutôt que de se définir totalement par le lien de filiation avec la littérature française), sinon psychanalytique (la rupture avec la mère patrie n’a pas eu lieu ici comme dans les pays qui ont vécu l’expérience du Boston Tea Party ou qui ont eu des libertadores comme Bolívar ou San Martín, ce au lieu de quoi nous sommes passés d’un lien colonial à un autre : le champ intellectuel agirait ainsi en substitut à l’exercice d’autonomie politique auquel nous n’avons pas consenti).
Le réalisme magique apparaissait de surcroît comme un mouvement d’une ampleur comparable à ce qu’avaient été le surréalisme et l’existentialisme, à savoir une matrice capable de soutenir une revendication esthétique qui dépasse l’aventure individuelle d’un écrivain3. Marcel Bélanger et François Hébert (pilier de la revue Liberté) en avaient notamment identifié le potentiel : ce qui était en cause, c’était une vision du monde, une fusion active entre le rationalisme affiché de la civilisation occidentale (ce à quoi le français a contribué plus que toute autre langue, notamment au Siècle des lumières4) et la pensée sauvage du Nouveau Monde. Il est significatif qu’un écrivain aussi universaliste que Borges, aussi explicitement redevable à ses prédécesseurs, ait jeté un indice chamanique dans la nouvelle « Les ruines circulaires » (dans Fictions), figure emblématique du solipsisme qui anime son œuvre, principe qu’il a hérité de « l’évêque Berkeley », comme il l’appelle.
Que s’était-il passé pour que les écrivains hispano-américains occupent cette place dans l’esprit des écrivains québécois des années 1980 ? L’implantation de l’empirisme ancien de George Berkeley dans la touffeur méridionale, la rencontre enfin de l’Ancien et du Nouveau Monde. La proposition était sacrément séduisante. Certes, le Québec était très loin de reconnaître tout apport amérindien dans son émergence comme nation distincte (déni assez significatif, considérant la présence de nombre d’aïeux autochtones dans nombre d’arbres généalogiques), mais quelque chose prenait forme dans l’américanité qui n’était pas totalement de l’ordre de l’acculturation étatsunienne.
L’Argentine en devant de scène
Et puis ils avaient, ils ont Borges, pas nous.
Un nom n’explique pas tout : il est possible de déceler l’influence de Kafka dans nos lettres (sans quoi nous serions hors du monde moderne !), dans l’idée même que certains de nos écrivains se font de la littérature, mais cela ne s’est pas traduit par un engouement pour les lettres tchèques. Sans parler d’un raz-de-marée à propos de la littérature argentine5, il reste que l’influence de Cortázar était revendiquée par quelques nouvellistes des années 1980 – sans compter que certains connaissaient Adolfo Bioy Casares, de même que Silvina Ocampo, Juan José Saer ou Ernesto Sábato. Les Argentins, réputés les plus européens des peuples hispano-américains, étaient en quelque sorte les portiers d’un monde qu’on découvrait ensuite riche des García Márquez (devenu la figure de proue), Carpentier, Fuentes, Rulfo, Roa Bastos, Amado, Asturias, Vargas Llosa, Drummond de Andrade et autres Guimarães Rosa – il n’était surtout pas interdit d’aller pigrasser au Brésil. Les vannes étaient ouvertes (et le sont restées un bon moment : Allende, Sepúlveda), la finesse de caractérisation y perdait parfois à cette association panaméricaine : il était de bon ton de tout traiter sous l’angle du réalisme magique, étiquette incommode, comme le sont toutes les étiquettes.
Dieu merci, sur le plan du label on n’est pas allé plus loin que « le renouveau de la nouvelle » ou « l’école de L’instant même » (que je conteste amicalement6) à propos des écrivains québécois qu’on peut associer au phénomène ici décrit. Aussi m’est-il possible de ranger côte à côte, dans cette micro-génération à laquelle j’appartiens, les noms de Bertrand Bergeron, Aude (du moins quand elle écrivait sous le nom de Claudette Charbonneau-Tissot), Jean-Paul Beaumier, Gatëan Brulotte, Louis Jolicœur, Claude-Emmanuelle Yance, chacun à sa façon7. On aura compris que je ne traite pas de l’ensemble du panorama littéraire québécois, mais d’une de ses composantes. Un André Berthiaume les avait précédés dans cette voie, qui ne s’éteint d’ailleurs pas avec eux puisque des marques borgésiennes, sinon des aveux, apparaissent dans l’œuvre plus récente de Nicolas Dickner (plus près de Borges que quiconque l’a précédé), Patrick Tillard (il a même fait un pastiche du Maître dans Xanadou), David Dorais (l’esprit d’inventaire comme principe moteur) et Pierre Yergeau (dans sa réflexion sur le polar, notamment). Et puis, le miracle, le chaînon manquant, anachronisme enterré vivant par une critique8 alors incapable de le comprendre, perdu au milieu des géants des années 1960, Claude Mathieu, déjà décédé quand paraît la réédition de La mort exquise, ce sur quoi je reviendrai.
Acte de naissance
Une date qui pourrait servir d’acte de naissance : 1980. Liberté publie un numéro sur Julio Cortázar. Hypothèse : les Argentins se livrent à une traversée des apparences – une traversée comme on la conçoit en parlant de la mer, mais aussi des miroirs. Au moment où nous prenions connaissance des lettres argentines, notre littérature narrative était agitée par des soubresauts grâce auxquels certains écrivains ont pu échapper à la mainmise du réalisme, voire à sa dictature. Le terrain n’attendait que d’être ensemencé. Place au fantastique ! a-t-on envie de crier à rebours, notamment en lisant les livraisons de Nuit blanche de cette époque. Une place ténue, certes, pour un fantastique qui correspond assez peu à ce que pratiquent les ténors actuel du genre (je pense à un Patrick Senécal), réduit dans les dimensions (il ne s’aventure pas hors de la nouvelle) autant que dans la ferveur lectrice, incapable de vraiment s’imposer aux yeux de la critique, peu à l’aise dès lors qu’on s’éloigne de l’ordre, du régime réaliste.
Marc Rochette a déjà avancé que faute de bénéficier de la souveraineté politique, le Québec existerait d’abord par sa littérature. L’idée séduit : elle suppose que cette existence est paradoxale, incertaine, modulée sinon traversée par le fantasme. Mais elle pourrait aussi expliquer pourquoi la fiction s’appuie autant sur la réalité de référence. Par l’œuvre d’imagination advient ainsi une forme de réalité qui précisément fait défaut sur le plan politique, c’est-à-dire au quotidien. À cet égard, la distorsion fantastique, menée de surcroît dans l’exiguïté dramatique de la nouvelle, offre peu de prise : peu de pages pour parler de peu de personnages, dans un univers identifiable par peu de traits, sinon qu’on est ici dans le drame humain de la dépossession. Si la littérature réaliste offre un simulacre de réalité, avec des Florentine Lacasse plus vraies que nature, plus grandes dans leur petitesse, la nouvelle fantastique va sans doute trop loin dans l’exacerbation du réel.
Une arête vive
S’il faut ramener le réalisme magique à la fusion entre raison européenne et pensée sauvage américaine, Borges joue un rôle secondaire. Nous sommes ici davantage dans l’ordre de pensée d’Alejo Carpentier, auteur du grandiose roman Le partage des eaux (le titre originel, Los Pasos Perditos, contribue à situer autrement l’arête indécise sur laquelle repose le realismo maravilloso). Avant la lettre, la contribution de Horacio Quiroga, me semble fondamentale. Sa nouvelle « Les bateaux suicides » (dans Contes d’amour, de folie et de mort), variation sur le grand thème du Vaisseau fantôme, se situe tout près de Maupassant par la structure. Après avoir apporté sa pierre à la littérature européenne, l’écrivain uruguayen nous entraîne dans une remontée du fleuve Paraná.
Je ne cacherai pas que la coexistence des eaux lisses et de la touffeur de la jungle me semblait à l’époque réunir, dans la densité matérielle, les deux éléments qui fondent l’équation que je proposais plus tôt : écrire une littérature américaine dans une langue européenne. De même, la bibliothèque et le tigre, le jaguar, finissent par exister en superposition quand on traverse l’œuvre de Borges. Un peu comme chez Escher, l’oiseau est poisson et vice versa, l’escalier ne mène nulle part sinon à la démultiplication, à la fragmentation et à la recomposition d’une entité supérieure qu’on appellera l’espace. La littérature est en même temps réelle et virtuelle, elle répond aux exigences géométriques des univers gigognes, la phrase emprunte la figure du cercle sans perdre son inéluctable linéarité. Ou bien elle change de cap en cours de route, comme chez Cortázar, trait syntaxique que je rapprocherai de la modulation, en musique, et qui a trouvé écho dans la prose québécoise des années 1980, comme je le signalais à propos de Bergeron.
Les écrivains sont aussi des lecteurs : traverser le río de la Plata ou se perdre dans des îles improbables9 de la région de Tigre, grâce au Héros des femmes d’Adolfo Bioy Casares, ajoutait au tableau. Pour ma part, j’entrais dans un monde de conjugaison et j’avais l’impression que cela éclairait l’énigme de la littérature, du moins en ce qui touche l’idée imprécise, inachevée, presque infinie que je m’en fais. Je me retrouvais au centre d’un procès qui cherche la clarté tout en la répudiant. À cet égard, je confesse n’avoir jamais lu Borges en cherchant à cerner la logique au plus près. Il me suffisait d’échapper aux représentations étriquées d’un certain réalisme. Devant l’inqualifiable érudition du Maître, j’étais toutefois pris de vertige. Me suffisent encore de simples phrases10 comme : « Au cours du temps, j’ai été plusieurs personnes, mais ce tourbillon ne fut qu’un long rêve » ; « Je suis un homme lâche : je ne lui donnai pas mon adresse pour éviter l’angoisse d’attendre des lettres » ; « Les années passent, et j’ai si souvent raconté cette histoire que je ne sais plus très bien si c’est d’elle que je me souviens ou seulement des paroles avec lesquelles je la raconte ».
Dans la nouvelle « Un voyage ou le mage immortel » (Adolfo Bioy Casares, Le héros des femmes), le narrateur lance qu’il croit à « la magie du monde ». La remise en question du réel me semble s’être traduite dans la littérature argentine par une remise en question de la littérature même – ce qui trace un parcours borgésien en soi. L’Argentine a permis à nombre de lecteurs de croire à la magie de la littérature.
J’en étais – et pas seul.
Un anachronisme
En fait, nous avions été précédés sur le terrain, et d’une vingtaine d’années, par Claude Mathieu. Or, personne d’entre nous n’avait lu Claude Mathieu ni entendu parler de lui. La beauté de la chose, c’est que les nouvellistes québécois qui se reconnaissaient une parenté avec Borges ou Cortázar, découvrent alors un prédécesseur dont toute démarche herméneutique établirait sans doute qu’ils en sont les descendants. Bref, nous nous trouvions devant une pierre de Rosette dont nous aurions déjà connu la traduction. Il était Cervantès qui aurait écrit le Quichotte de Pierre Ménard. Borges n’a-t-il pas écrit aussi qu’un écrivain crée ses prédécesseurs ? Nous avions tout le loisir de le faire en ce qui concerne l’auteur de La mort exquise. Comme dans une nouvelle de Borges, le livre suscite à sa parution des critiques froides, distantes, à vrai dire assez navrantes dans certains cas. Un jour, m’a rapporté un de ses proches, Mathieu se voit offrir son propre livre, invendable, en guise de prime après avoir fait le plein. La dérision de la circonstance est de celles qui nourrissent l’esprit des personnages du Rapport de Brodie ou de L’aleph.
La proximité entre lui et Borges est tout sauf fortuite : une recherche dans son fonds personnel révèle l’existence d’une émission de radio qu’il lui avait consacrée il y a maintenant près de 60 ans. Érudition, entrelacs d’œuvres, délire taxinomique, figure de la bibliothèque, personnage d’archiviste, structures politiques conjecturales, tout dans La mort exquise, mais alors tout est borgésien, comme le remarque le préfacier Gilles Archambault, qui fut son condisciple.
Une histoire lacunaire
De Borges à Dickner, j’espère avoir suggéré des pistes utiles. Mais tout aussi important est, dans le parcours parallèle des lettres d’Amérique d’en Haut et d’en Bas, ce que celles-ci contiennent qui nous fait défaut. Ainsi, la réflexion sur l’indigénisme, l’indianité et sur la dimension épique que Leopoldo Lugones voyait dans le Martín Fierro de José Hernández n’a pas d’équivalent ici. Là-bas, le gaucho est peint dans la littérature gauchesca ; ici, le coureur des bois est plus nié que célébré – la littérature de terroir établit la suprématie de la campagne au détriment de la ville et de la forêt : François Paradis meurt, Joson aussi, Menaud et le Lucon sont domestiqués, Séraphin thésaurise, nous nous ancrons, les pieds dans les labours. Pour nous, la réflexion sur l’indianité est toute récente et elle gagnerait à adhérer à une étude comparatiste à l’échelle de l’Amérique.
Nous touchons là à la frontière du nomadisme et de la sédentarité, à la fracture décisive dans l’histoire des humains et de la littérature. Le détour par Buenos Aires est peut-être un raccourci pour revenir en soi. L’exercice commande qu’on se déplace. La meilleure manière de le faire consiste sans doute à entrer dans la bibliothèque de Babel.
Sur le seuil, un vieil aveugle nous attend, tout sourire. Son nom est Borges, mais ce pourrait être Homère.
En 2008, Gilles Pellerin a été invité à parler de littérature à l’Institut des langues vivantes de Buenos Aires. Il y a traité du rapprochement des littératures argentine et québécoise, en particulier en ce qui concerne l’influence de celle-là sur la génération de nouvellistes apparue au Québec dans les années 1980, influence reconnue, sinon revendiquée par ces jeunes écrivains d’alors. Il a aussi abordé la question de la traduction et de ce que la réflexion menée par les coalitions pour la diversité culturelle y apportait. Il livre ici une version remaniée des propos alors destinés au public argentin.
1. On a dit et répété que, grâce à lui, Borges était, à une époque, plus connu sur les bords de Seine qu’au pourtour du río de la Plata.
2. Je choisis d’oublier momentanément les auteurs luso-américains.
3. L’ethos en jeu se situe à des années-lumière de ce que propose aujourd’hui l’autofiction.
4. L’écrivain primordial sur cette question est le Cubain Alejo Carpentier, né d’un père français et mort à Paris.
5. Le libraire que j’ai été peut cependant témoigner du profit commercial qu’il y avait à tenir un bon fonds latino-américain.
6. Gilles Pellerin est cofondateur et directeur littéraire des éditions de L’instant même [NDLR].
7. J’ai exclu de mon propos des auteurs d’origine latino-américaine comme Sergio Kokis (d’origine brésilienne) et Daniel Castillo Durante (d’origine argentine), car il s’agirait alors d’une autre question. De même importe-t-il de mentionner l’initiative de Marie José Thériault, Rencontres/Encuentros (Sans Nom, 1989), qui réunissait nouvellistes argentins et québécois. S’il faut associer Thériault à Borges, c’est dans leur commune attirance pour le conte arabe. L’écriture diffère cependant, et je ne dis rien de la sensualité de l’une, singulièrement absente chez l’autre.
8. Une magistrale exception : Maurice Émond, qui inclut deux nouvelles de Mathieu dans son Anthologie de la nouvelle et du conte fantastiques québécois au XXe siècle (Fides, 1987).
9. Après avoir donné la conférence à l’origine de ce texte, j’ai eu l’occasion de les voir. La description si exotique et fantasmatique de Bioy est en fait d’une troublante exactitude : on dirait que ces îles herbues flottent sur l’eau épaisse comme des concrétions de la pensée vagabonde.
10. Toutes tirées du Livre de sable.Carte postale de Buenos Aires
De passage à Buenos Aires en juillet dernier, Suzanne Lebeau était invitée à un forum international pour y donner une conférence sur les tabous et l’autocensure dans le théâtre pour enfants.
Juillet 2010
Comment dire ? Réussir à conter l’hiver, le froid et la pluie dans chaque fissure, les regards pesants, les tissus élimés, les horaires déments, la crise qui rejoint les toilettes des cafés les plus chics, la maman et ses deux enfants sans-abri à minuit devant l’hôtel, le plus vieux n’avait pas cinq ans et le deuxième dormait dans une poussette de fortune au milieu des vêtements de toute la famille. Je suis terrorisée par une Buenos Aires que je ne connais pas, que je ne reconnais pas. Oui, la misère est moins pénible au soleil. Aujourd’hui, il pleut à fendre l’âme et il fait froid jusque dans les chambres d’hôtel. Une autre crise vient de passer sur Buenos Aires qui les accumule, les vit toutes une après l’autre sans qu’on lui donne jamais le temps de se reprendre en mains, elle qui a connu l’âge d’or du baroque, de l’art nouveau, de l’art déco dont les restes éclatants ne demandent qu’un rayon de soleil pour se remettre à briller de tous leurs feux
Comment font-ils, les Argentins, pour garder le sourire, garder la foi, travailler quarante heures par jour, envahir les salles de spectacle, courir d’un bout à l’autre de cette ville sans fin, démesurée comme leur goût de vivre ? Ils se réchauffent dans l’amitié débordante et fidèle dans la capacité de travail incroyable dans les gestes les plus humbles de celui qui a peu et donne à celui qui a moins dans les parrillas* extravagantes qu’on offre pour le plaisir de partager, dans les verres qui trinquent de ce vin argentin que tous savent savourer. Ils habitent le froid, la nuit, les crises avec une rage de vivre qui ne se dément jamais et m’émerveille.
*Tenter de décrire la parrilla… c’est comme tenter de décrire le tango argentin… Ça se sent d’abord, une odeur de bois de vigne qui brûle, une odeur de viande qui grille… Ça se dévore avec les yeux quand le garçon arrive avec le plateau immense, démesuré, incroyablement rempli de toutes les pièces de viande imaginables et inimaginables, même celles dont le nom nous affole… les intestins, les oreilles…
L’eau en vient à la bouche et les fourchettes s’agitent…
Mais surtout, surtout, la parilla se partage.Suzanne Lebeau est l’un des chefs de file de la dramaturgie jeunes publics et compte parmi les auteurs de théâtre québécois les plus joués dans le monde. Avec plus de vingt pièces, son œuvre, traduite en seize langues, aborde des sujets délicats mais fondamentaux comme l’iniquité sociale (Salvador, VLB, 1996 et Théâtrales, 2002), la différence (L’ogrelet, Lanctôt, 1997 et Théâtrales, 2003) ou encore la dure réalité des enfants soldats (Le bruit des os qui craquent, Théâtrales, 2008 et Leméac, 2009). Elle est cofondatrice (1975) et codirectrice artistique du Carrousel, compagnie théâtrale portée par « la conviction qu’un théâtre qui s’adresse aux enfants se doit d’interpeller et d’ébranler aussi les adultes ».
Applaudi jusqu’à la Comédie-Française, Le bruit des os qui craquent (Prix du Gouverneur général 2009) prend l’affiche du Théâtre Périscope, à Québec, en novembre 2010.
À jour octobre 2010
Alberto Manguel : Sur les traces des grands récits
Alberto Manguel a reçu de nombreuses distinctions, dont le prestigieux prix Médicis en 1998, pour son essai Une histoire de la lecture qui lui valut la reconnaissance internationale. Fils d’un diplomate argentin, Manguel a vécu sous plusieurs cieux et a tôt acquis le goût des langues et des cultures étrangères.
À l’adolescence, sa passion des livres l’amena à côtoyer Borges, le grand écrivain argentin qui, devenu aveugle, en fit son lecteur. Il exercera ensuite les métiers de journaliste, de critique litt . . .
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Enquête sur Borges… Les 21 témoignent
Nuit blanche a demandé à vingt écrivains d’ici, principalement nouvellistes et essayistes, ainsi qu’à une journaliste, leur témoignage. Lisent-ils Borges, comment évaluent-ils l’influence qu’il a pu avoir sur leur conception de l’écriture, leur réflexion, leurs livres ? Des lignes de force se dégagent de ces textes d’une grande diversité. L’admiration, certes, quasi unanime, voire l’éblouissement toujours renouvelé, des affinités reconnues, des pistes ouvertes, parfois des réticences, parfois une prise de distance, jamais la neutralité.
… infini jeu de hasards
par Jean-Paul BeaumierComme tous les nouvellistes de ma génération, j’ai lu Fictions ; comme eux tous, j’ai été séduit ; j’ai connu comme eux tous l’envie, la jalousie, la convoitise. Constatez : à ce jour, je n’ai publié que des recueils de nouvelles. Constatez : le titre même des premiers textes porte l’empreinte de l’univers borgésien comme un tatouage vermeil : « 1538 », « Triangle », « L’appel », « Invention no 8 : Gypsy Fiddler », « Un autre », « Te voilà » Les nuits de pleine lune, il m’arrive de relire « Les ruines circulaires », de marcher dans les pas de ce rêveur éveillé qui doute des frontières du monde réel, qui scrute chaque brèche de la rationalité, chaque interstice de la surface des choses. J’attends la venue de l’aube dans cette crainte froide de ne plus pouvoir un jour égrener les heures avec mes yeux, de ne plus pouvoir marcher dans les pas de ceux qui m’ont précédé dans ce labyrinthe du savoir et de l’oubli. Comme tant d’autres, j’ai introduit, selon son habitude, des traits autobiographiques qui me permettaient de brouiller mon propre reflet dans le miroir de l’écriture et de prétendre à mon tour que les apparences sont trompeuses, comme toujours.
Dernier titre paru : Trompeuses, comme toujours, nouvelles, L’instant même, Québec, 2006.
Le maître
par André BerthiaumeAu terme d’une relecture de certains récits de Fictions, l’envoûtement est intact, il est même renforcé par l’attention portée à certains détails d’une prose toujours raffinée, déconcertante parfois, dont la traduction française, on l’espère, rend compte adéquatement. Ainsi Borges apprécie les épithètes inattendues, qui traduisent une vision animiste des choses : la clarté de l’aube est craintive, le flanc de la montagne est violent et les couloirs sont perplexes ! À la fin des « Ruines circulaires », cette image saisissante, homérique : le ciel « avait la couleur rose de la gencive des léopards ». Ne nous y trompons pas, la poésie fait partie intégrante des « élégants mystères ». Ai-je été séduit par les contes de Borges ? Oui, sans l’ombre d’un doute, ébloui même, comme on peut l’être par Shakespeare, Voltaire ou Eco. Influencé ? Je pense l’avoir été davantage par son compatriote Julio Cortázar qui puisait volontiers dans son propre quotidien dérapant. La virtuosité de Borges était sidérante et intimidante. Toutefois, j’avouerai que je suis maintenant moins attaché à ses mystifications bibliographiques qu’à ses intrigues subtiles, ses jeux fascinants avec le vrai et le faux, la double identité, le réel et le rêve. Je n’oserai prétendre avoir été influencé par un écrivain aussi profondément original, que je situe à mille lieues au-dessus de mes capacités très moyennes. Je me suis seulement permis d’utiliser le nom de Louis-Georges Bégin (Bourget ayant déjà été retenu !) dans une de mes nouvelles où il allait de soi que rêve et réalité se rencontreraient. J’imagine la réaction du maître : « Clin d’œil inoffensif, maladroit et dérisoire… »
Dernier titre paru : Les petits caractères, nouvelles, XYZ, Montréal, 2003
par Roland Bourneuf
Dès le premier contact avec Fictions et L’aleph je me suis dit : « Voilà ce qu’il faudrait pouvoir écrire, des fragments de l’histoire universelle possible, des fables qui donnent le vertige ! » Quelques-uns de mes récits se souviennent de Borges mais j’ai appris à reconnaître, avec ses séductions, les pièges de ce que j’appelle « l’écriture de tête ». Depuis les années 1960 ou 1970 de la découverte, le charme au sens fort a perduré, à travers l’inventivité des hypothèses, la narration cursive, l’exercice jubilatoire du langage, la fréquentation des énigmes, le questionnement toujours repris que l’œuvre sans cesse déploie et renouvelle. À l’enthousiasme premier cependant s’est mêlée une pointe d’irritation, non pas à cause de l’étalage complaisant et ironique de l’érudition, au recours à une panoplie de labyrinthes et de miroirs en quoi Borges lui-même reconnaît ses lieux communs. Elle va plutôt à l’homme dans ses dérobades. Jusqu’où suivre le magicien ? Quand commence, quand cesse le jeu, s’il cesse ? Mais après tout Borges est à accepter ainsi, à l’image de son œuvre, à celle du monde, qu’il découvre ou invente, conforme à la vérité, multiple, insaisissable, ambiguë, qui se révèle en se cachant. Et puis quand Borges dit d’un de ses récits qu’il a « essayé de l’écrire avec la plus grande économie de moyens possible », l’exigence ne se peut oublier.
Dernier titre paru : L’ammonite, récit, L’instant même, Québec, 2009.
par Nicole Brossard
« L’écriture méthodique me distrait heureusement de la présente condition des hommes. La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes… » (« La bibliothèque de Babel »). « Je préférerais ne pas le dire » (Melville), mais j’acquiesce. C’est pourquoi les mises en scène spéculaires, mathématiques et étymologiques de Borges me procurent un plaisir qui, tout en me gardant en état d’alerte mental, me permet de rêver autour des mots, c’est-à-dire de bien profiter du jeu de la vérité que Borges a si brillamment réparti dans ses récits en tenant compte du réel, du fictif et du virtuel. En ce sens, Borges nous a parfaitement devancés dans le concept de ce présent continu advenu nôtre à l’usage quotidien que nous faisons désormais des technologies concernant la mémoire, le classement, les caches et la modélisation. Je ne pense pas pouvoir dire que l’œuvre de Borges m’ait influencée. Néanmoins, chaque fois que je me suis approchée de ses écrits, ceux-ci ont nourri la part ludique en moi et mon attrait pour la science et les processus de passage et de changement que représentent pour moi la traduction et l’énigme de l’identité. Les écrits de Borges me mettent d’emblée en état d’écriture, stimulent directement la zone de mon cerveau qui cherche à comprendre l’univers, notre quête de sens et une forme d’exaltation que j’associe à l’immensité mais que Borges a choisi de traduire par infini. « Je viens d’écrire infinie. »
Dernier titre paru : D’aube et de civilisation, Poèmes choisis 1965-2007, anthologie préparée par Louise Dupré, Typo, Montréal, 2008.
par Gaëtan Brulotte
Borges n’a pas eu d’influence particulière sur mon travail créateur, et pourtant son univers m’a beaucoup intéressé au moment du structuralisme. J’aimais ces textes ostensiblement érudits, nourris des autres, les lectures appelant l’écriture et l’écriture inventant d’autres écritures et même des écrivains imaginaires, textes dominés par le jeu, l’illusion, la tromperie. Mais son œuvre fut pour moi plus une source de réflexion que d’inspiration. Ce qui m’a longtemps séduit dans ses recherches, c’est que la littérature est un monde construit, qu’elle procède d’un art concerté et qu’elle remet en question la notion de Vérité (y compris en histoire). Il a éclairé une de ses fonctions, qui est de susciter des états de conscience et de chercher des significations à la vie tout en visant à créer des formes de solidarité entre les gens. Sur le plan littéraire, son œuvre annonce ce que sera une partie de la littérature après lui, de la métafiction postmoderne à l’autofiction. Le Borges que j’ai cependant toujours apprécié davantage est celui qui campe des personnages attachants comme Ireneo Funes à la mémoire dystrophique ou le Dahlmann de sa nouvelle « Le Sud » (sa meilleure à mes yeux), qui ne fait de mal à personne mais sur qui le sort s’acharne absurdement. C’est là que je le trouve le plus émouvant encore aujourd’hui.
Dernier titre paru : La nouvelle québécoise, essai, Hurtubise, Montréal, 2010.
Le Borges des écrivains
par André CarpentierJ’ai l’âge d’avoir été un lecteur de Planète (1961-1971), la revue de Bergier et Pauwels, que j’ai dû découvrir vers 1965, une revue française où la science-fiction côtoyait la futurologie et le fantastique, l’ésotérisme. C’est là, dans de vieux numéros acquis en bouquinerie, que j’ai lu pour la première fois Borges. Ce fut, pour moi, un choc comparable à la découverte de Kafka, de Céline, de Poe, de Dostoïevski, de Faulkner, qui ont été les grands événements littéraires de mes seize, dix-sept, dix-huit, dix-neuf ans. J’ai immédiatement été un fervent lecteur de Borges, ce qui est une chose ; puis un aspirant écrivain lecteur de Borges, ce qui en est une autre. Car Borges compte parmi ces auteurs qui ont beaucoup inspiré les jeunes écrivains des années 1960 et 1970. Non pas qu’il les ait incités à démarquer ses idées et son style : il les a plutôt autorisés, par son exemple, à fouiller au plus profond et par leurs propres moyens leur rapport aux mystères du monde. Borges a légitimé l’imaginaire de nombre de jeunes écrivains. Il a aussi fait reconnaître comme fondée l’écriture de contes et de nouvelles, et je dirais surtout les fictions qui ne craignent pas la pensée. Et plus encore : il nous a donné l’impression d’entrer avec lui dans une nouvelle modernité littéraire.
Dernier titre paru : Extraits de cafés, récit, Boréal, Montréal, 2010.Lire le commentaire de lecture.
par Herménégilde Chiasson
En 1977, je me suis installé à Rochester pour y poursuivre des études en photographie. Ne connaissant personne et ne sachant trop comment m’orienter dans ce nouveau labyrinthe, je suis entré dans une librairie découverte au hasard d’une de mes promenades. Toujours ce même sentiment oppressant à la vue de ces livres qu’on ne lira pas par manque de temps ou de discernement. Comme j’étais aux États-Unis, en Amérique (je venais de passer trois ans en France), je me suis dit que cela me ferait le plus grand bien de renouer avec mon espace de prédilection en achetant trois livres d’auteurs américains que je n’avais jamais lus et qui ont eu par la suite une influence définitive sur mon travail : On the Road de Kérouac, Howl de Ginsberg et Dreamtigers de Borges qui, selon lui, est son livre le plus personnel. Chez Borges, comme chez René Char, j’ai alors découvert une conscience moderne dénuée d’arrogance et dont la discrétion repose des manifestes, des avant-gardes et des chapelles. Une telle attitude ne peut faire autrement que séduire par l’invention, l’érudition et la pertinence qui donnent à croire qu’il y a dans l’art une connaissance, une intelligence et un projet qui transcendent la volonté de réduire le monde à un ensemble de formules efficaces (parfois) et nécessaires (sans doute) mais combien décevantes dans notre quête (comme toujours) irrésolue d’une errance à la mesure de notre inquiétude.
Dernier titre paru : Solstices, poésie, Prise de parole, Sudbury, 2009.
Le buveur d’encre
par Hugues Corriveau« Le singe de l’encre », tout grimaçant sur ma table de travail, guettant des heures le moment de me voler l’essentiel, mon instrument de travail, de boire à même l’encrier le liquide d’où me viennent les mots, se tient là, à l’ombre de Borges, donné par lui dans son Livre des êtres imaginaires. Quel étrange petit animal dont l’appétit n’est pas la lecture mais sa disparition en quelque sorte, le sang même dont elle découle ! Je souris depuis longtemps de mon angoisse face à cet assoiffé, assis sur le coin du bureau, me surveillant, lui-même dans l’angoisse que je tarisse la source dont il cherche à assouvir son inextinguible dépendance. Je retarde le moment de mettre fin aux écritures, juste pour torturer ce petit animal « de quatre ou cinq pouces de long », cet « amateur d’encre de Chine ». Puis, inévitablement, une fois le travail terminé, voici qu’« il boit le reste de l’encre. Après il revient s’asseoir à croupetons, et il reste tranquille ». Jusqu’à ce que je remplisse de nouveau l’encrier, que je recommence à écrire. Et, dans les yeux de ce petit animal, la figure de Borges, toujours, souriant de m’avoir donné un compagnon imaginaire qui ne cesse de m’espionner.
Dernier titre paru : Le livre des absents, poésie, Le noroît, Montréal, 2009.
Borges ou le flétan géant
par Jean DésyJe m’interrogeais sur Borges, ce géant de la littérature contemporaine, cet écrivain qui sut créer tant de mondes, réels et magiques ; je réfléchissais quand, tout à coup, au bout de ma ligne, vint mordre un poisson, un immense, un flétan comme il n’en existe plus ailleurs dans le monde, trois cent trente-cinq livres, quatre heures de combat, mes doigts qui saignaient, coupés par le fil… Je me trouvais au large de Whittier, au sud de la péninsule de Kenaï, en Alaska, sur un petit bateau commandé par un vrai capitaine de roman, longue barbe blanche, whisky à tout moment accessible dans le cockpit, grands éclats de rire. J’ai aimé imaginer Borges, l’écrivain, le penseur, le philosophe et le bibliothécaire, en lui donnant des allures de coureur des mers glaciales. Pourquoi ? Peut-être parce que je me sentais dans un moment tout à fait don quichottesque de ma vie, fameux, à la fois réel et fantastique. Trois cent trente-cinq livres pour un poisson, un seul ! un de ces flétans géants comme il y en a dans les contes les plus fêlés ! Il y avait trente ans que je rêvais d’un tel gibier. La magie avait opéré, dans ma réalité, comme elle opère si bien dans les histoires de Borges ! Lorsque j’ai quitté l’esquif du capitaine en fin de journée, j’avais dans mes bagages assez de filets de flétan pour nourrir toute une famille pendant des mois. En route vers le cercle polaire, je me suis dit qu’ils existaient bel et bien les univers où j’aime chanter, respirer et planer, comme le Nunavik et la Jamésie où s’épivardent plus que jamais des centaines de milliers de caribous. J’ai finalement pensé que revenir chez moi était une bonne chose, qu’il était temps que je réintègre mon pays, les rives du fleuve Saint-Laurent, que je revoie mes amis, les poètes comme les inconditionnels de toutes les littératures, celles de Jorge Luis Borges, de Gabrielle Roy, de Jacques Poulin, de Marie Uguay et de Pierre Morency. Exaltantes littératures qui nous rappellent que l’un des devoirs de l’humain est d’exulter, quels qu’en soient le prix, la sueur ou le danger.
Dernier titre paru : Uashtessiu, Lumière d’automne, avec Rita Mestokosho, Mémoire d’encrier, Montréal, 2010.
Borges serait-il un produit de l’institution littéraire ?
par Andrée FerrettiDe Borges, j’ai lu L’aleph et Fictions, avec effort, vite ennuyée par leur artificialité. Certes, m’a éblouie la richesse des thèmes développés par l’auteur avec une érudition, mais m’a consternée son imagination désincarnée, impuissante à prêter des figures vivantes à ses conceptions du monde et de l’existence humaine dans ce monde. Il n’en exprime que les idées. Car il s’agit bien de cela. Borges n’a que des idées et, pire, que des idées abstraites. Ses personnages ne pensent pas vraiment, parce que leurs souffrances et leurs joies, leurs sensations et émotions ne sont pas réelles, toujours médiatisées par une conception de la vie informée par la bibliothèque, beaucoup plus que par l’expérience existentielle. Grande lectrice d’ouvrages philosophiques et lectrice passionnée d’œuvres littéraires, je ne trouve dans les nouvelles de Borges ni la profondeur de la réflexion théorique ni la pénétrante compréhension de la vie propres à la création littéraire. Pas plus la pensée que la vie ne peuvent trouver leur juste et vibrante expression dans les raccourcis qu’emprunte l’écriture cérébrale et rationaliste de Borges dans L’aleph et dans Fictions. Écriture dans laquelle trop souvent le sens tient dans la formule. Il n’est dès lors pas étonnant que les recueils de citations tirées de ces deux œuvres, généralement des phrases d’au plus deux lignes, soient presque aussi volumineux que L’aleph et Fictions.
Dernier titre paru : Bénédicte sous enquête, roman, VLB, Montréal, 2008.
Être ou ne pas être borgésien
par Louis JolicœurLes références littéraires sont souvent approximatives. Qu’à cela ne tienne, on les galvaude à cœur joie. Tout est kafkaïen, dantesque, cornélien – les auteurs ont le dos large ! Puis il y a les personnages : de Don Quichotte à Madame Bovary, ils sont nombreux à se prêter aux équivoques de chacun. Pour ma part, je me plais à me sentir de plus en plus borgésien. Les auteurs latino-américains que j’ai traduits, Juan Carlos Onetti en tête, m’y ont toujours prédisposé, certes. Mais si mes premiers livres jouaient invariablement autour de la frontière ténue entre fiction et réalité, entre réel et imaginaire, il n’y avait là en somme rien de très original, et surtout rien pour bouleverser le monde de la littérature, dont le but même n’est-il pas de confondre les mondes ? Le rêve est la vie, disaient d’un même souffle Cortázar, Onetti et nombre de leurs amis. Alors qu’est-ce vraiment qu’être borgésien ? C’est en écrivant mon dernier livre, Le masque étrusque, que je l’ai senti véritablement. J’ai entrepris ce roman dans le but de parler de la beauté des choses, ainsi que de l’attachement qu’elles font naître chez ceux qui les regardent ou les possèdent, ou du moins en ont l’illusion ; puis plus concrètement je souhaitais m’affranchir d’un objet précieux qu’on m’avait dérobé, aussi lourd à porter que désormais inaccessible. Or une fois immortalisé par l’écrit, l’objet, dépersonnalisé sans doute, s’est en effet allégé ; mais à la fois, paradoxalement, il est devenu plus palpable, plus réel. La fiction m’a rapproché du réel, pour ainsi dire. Et comme l’objet en question orne la page couverture du livre, il s’en trouve d’autant matérialisé et omniprésent. Au point même que si un jour le voleur véritable de ce masque venait à croiser l’image devenue publique de l’objet perdu, convoité, recréé par la fiction, ce serait le juste retour des choses : le heurt véritable et unique entre réel et fiction. Et cela, oui, serait bien borgésien…
Dernier titre paru : Le masque étrusque, roman, L’instant même, Québec, 2009.
Borges
par Naïm KattanDans ses nouvelles, Borges met en scène les cultures juive et arabe pour les transformer en mythes par une impressionnante théâtralité. J’appartiens à l’une et l’autre de ces cultures et, dans mes écrits, je tente d’en exprimer la réelle présence. J’admire Borges et ne me reconnais pas dans la richesse de son affabulation. Cependant, dans la diversité de ses écrits, le réel ressort tout aussi fortement. Je l’ai profondément ressenti lors de mon court séjour à Buenos Aires. Cette ville est intimement la sienne. Il est l’admirable connaisseur de sa musique, le tango. En me promenant dans ses rues, j’ai senti son ombre planer, remplir l’horizon. Le réel était conçu et révélé dans toute sa splendeur. J’ai eu également la chance de lui serrer la main. Invité par Guy Sylvestre, directeur de la Bibliothèque nationale à Ottawa, dans sa fonction de directeur de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires, il a fait un discours en un parfait anglais, une langue qui est sienne dès l’enfance. En dépit de la quasi-cécité dont il était frappé, il m’apparut alors comme l’homme du réel même s’il l’avait intégré à un imaginaire immense, démontrant que la littérature comprend aussi tous les rêves, les exprime et les transforme. Borges m’était alors apparu comme l’écrivain qui manie la parole dans toutes ses dimensions.
Dernier titre paru : Le veilleur, roman, Hurtubise, Montréal, 2009.
La vérité est ailleurs
par Christiane LahaieLire Jorge Luis Borges et se demander ce qui, dans cette œuvre, fait obstacle à la compréhension, au sens. Quand j’ai parcouru Fictions la première fois, je me suis dit que je lisais des contes. Des contes atypiques, cependant. Trop de cogito. Pas assez de sum. Je tentais de suivre ces personnages désincarnés et froids. Comme eux, j’étais en quête d’un absolu qui se dérobait sans cesse, jusqu’à la clausule, toujours énigmatique. Avec le temps, j’ai fini par entrevoir ce qui, chez Borges, m’attire et me déconcerte : le pacte de lecture paradoxal qu’il signe avec tous ceux et celles qui osent fréquenter son œuvre. Comme tout écrivain, Borges ment. Sauf que lui ne s’en cache pas. Il dit même : « […] je vous raconte des histoires ; la Vérité, je la connais mais je la garde pour moi. Que ceux et celles qui voudraient me la soutirer soient condamnés à arpenter le labyrinthe ». Pas de repères. Pas de Minotaure. Juste… des sentiers qui bifurquent. Alors, je campe à l’entrée. Je contemple de l’extérieur le trope dominant de l’œuvre borgésien. J’effleure moi aussi le mythe sans jamais m’y ancrer tout à fait. J’ai l’écriture pour fil d’Ariane. C’est déjà beaucoup.
Dernier titre paru : Ces mondes brefs, Pour une géocritique de la nouvelle québécoise contemporaine, essai, L’instant même, Québec, 2009.
Borges et l’autodafé
par Laurent LaplanteDes métiers liés à l’écriture, la pratique des médias constitue le plus vacillant, le moins admis à l’éternité. L’échéance trépigne, les faits tardent à s’affirmer, les témoins collent à leurs prismes. Plus familier des revues que des quotidiens, Borges est quand même agacé lorsque s’ankylosent tels de ses poèmes juvéniles ou de ses accolades ultraïstes. D’où son désir de rattraper l’imprécision ou le mot cruel. Il n’allait pas, lui qui remanie son passé littéraire avec une sévérité rétroactive, octroyer la durée du granite à ses textes périssables. Tard venu à fréquenter Borges, j’ai sursauté en le voyant rayer de ses œuvres tout ce qu’il n’endossait plus. De quel dieu tient-il cette mémoire sélective ? Car Borges écarte ses textes devenus gênants ou les glisse dans les microscopiques notes de la Pléiade. Me paraissait plus correct le comportement de Jean Lacouture qui, conscient de ses distorsions, écrivit Enquête sur l’auteur et décrypta ses errances. Borges, il me fallut l’admettre, ne pouvait pourtant pas renoncer à l’autodafé de ses propres textes sans nier Borges. Puisqu’il conçoit toute écriture comme une vivace et inexorable réécriture, c’était pour lui un devoir de retoucher ou d’escamoter ses œuvres personnelles avec une gaillarde liberté. N’a-t-il pas rêvé de livres anonymes, de bibliothèques obèses jonglant à l’infini avec l’alphabet, de canulars infligés aux dissecteurs de notes infrapaginales ? Chez Borges, la réécriture ose malmener la mémoire. Je ne sais pas encore de façon assurée comment journalisme et création peuvent habiter une même trajectoire.
Dernier titre paru : Par marée descendante, Échos d’un vieillissement, essai, Multimondes, Québec, 2009.
Borges, l’aveugle et le voyant
par Renaud LongchampsBorges est un être absent. Absent à lui-même comme à la réalité trop évidente pour le vide. Un être baroque à la recherche d’un ordre et d’un désordre qui ne relèvent pas du monde commun. Ordre et désordre créateurs ouvrant tous les ciels à la vie soumise à la médiocrité biologique de l’espèce. Chez Borges, l’imaginaire est le réel. Voilà un truisme. Son œuvre est à l’enseigne de la mécanique quantique et de l’indétermination universelle, malgré l’univers et son intrication fondamentale. Dans l’imaginaire, il n’y a pas dissolution jusqu’à la mort toujours programmée, mais recomposition de la réalité par un créateur/observateur en perpétuel mouvement et en quête de sens. Car dans nos misérables vies nous gérons à notre insu la prison naturelle au service de nos deux finalités de conservation et de reproduction, prison qui confère à la réalité une texture profanée. Le voyant insatisfait de cet espace brut et de ce temps mort veut remplacer ce monde minimal par des utopies libres, des rêves pertinents à la tessiture sacrée. L’indétermination, dans tout cela ? Que pouvons-nous faire face au darwinisme quantique qui donne à la réalité l’illusion de dimensions parfaitement observables ? La réalité humaine – notre réalité d’espèce – est observée telle quelle parce que discriminée par toutes les consciences humaines en temps réel. Bref, la réalité est le choix inconscient de la conscience observant l’univers à l’instant même. Le créateur veut ainsi se libérer de cette conscience dictatoriale dont l’entropie la plus pure est réservée pour l’usure. Alors Borges demeure cet observateur qui brise la symétrie du cosmos observable, qui multiplie les univers imaginaires susceptibles d’assurer une place à l’altérité créatrice, à cet ordre/désordre. Chaque instant, une énorme pression issue de toutes les consciences humaines paralyse les rêves de chacun. Le temps imposé à l’individu est celui imposé par l’humanité. À l’évidence, nous dormons d’un sommeil perpétuel. Nous rêvons platement et pauvrement une réalité qui ne deviendra jamais la réalité du rêve. Même si, dans la saison du confort, nous voyons à tout, même à la mort. Qui est pourtant la fin de nos rêves.
Dernier titre paru : Visions, poésie, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2010.
Borges a-t-il existé ?
par Andrée A. Michaud« Toi, qui me lis, es-tu sûr de comprendre ma langue1 ? » Ai-je lu les écrits de l’homme nommé Jorge Luis Borges ou n’ai-je parcouru que l’œuvre de l’un de ses alter ego Ma connaissance des livres de sable infinis ou des « livres chimériques de l’Hexagone Cramoisi2 » me vient-elle de Borges lui-même ou d’un double borgésien ayant récrit l’œuvre de Jorge Luis en prétendant à l’authenticité de la réécriture ? Ai-je connu Borges, en somme, ou un autre Borges, et qui me dit que l’autre n’était pas le vrai, que sa postériorité n’autorisait pas l’achèvement de l’antérieur ? Me posant la question, je me dirige vers les rayons de ma bibliothèque et tend la main vers la lettre C, afin, selon « une méthode rétrograde3 », de localiser la lettre B, Beth, qui succède à l’Aleph, soit à l’infini, soit à ce qui enferme le plus grand et le plus petit, la totalité des états. Or plus je m’avance, plus la lettre B me semble inaccessible. Dans la pièce aux murs se refermant sur un quadrilatère aux proportions pourtant toujours égales, les fictions de l’un ou l’autre Borges s’entrecroisent pour réfuter l’idée du temps et de l’espace où je crois me mouvoir. Et cependant j’avance encore, la flèche de Zénon à mes côtés, immobile en tous points de sa trajectoire, et je comprends que ma main n’atteindra la tranche jaunie des livres que si j’accepte l’existence concomitante et contradictoire du réel et de ses schémas, visibles en quelques miroirs chiffrés du monde. Alors seulement je saurai si j’ai lu Borges et si cet homme a seulement existé. Je déplace mon immobilité et je fixe mes doigts tendus. Est-ce ma main, me dis-je, est-ce ma main qui écrit ? Ce disant, la flèche de Zénon me frappe, le réel invalide la rationalité du paradoxe, et j’entends derrière moi le rire lointain de l’aveugle de Buenos Aires.
1. « La bibliothèque de Babel », Fictions, Folio, 1957 et 1965, p. 80.
2. Ibid., p. 78.
3. Ibid., p. 78.
Dernier titre paru : Lazy Bird, roman, Québec Amérique, Montréal, 2009 et Seuil, Paris, 2010.
Le réel rêve, Borges veille
par Pierre OuelletOn entre dans l’univers de Borges par la bibliothèque, mais celle-ci donne sur la pampa, terre infinie du gaucho, et les faubourgs de Buenos Aires,orillas labyrinthiques peuplés de compadritos : « La pampa et les faubourgs sont des dieux », écrit-il dans une chronique de la revue Proa… On a pourtant coutume de dire que cet univers est un monde de signes, de langues, de livres, qui abondent en effet dans cette Œuvre d’œuvres : les choses ne vont pas seules, accompagnées qu’elles sont toujours par l’ombre de leur représentation, de leur nom ou de leur image. Mais aucun signe ne renvoie qu’à lui, aucun nom ne se réduit à sa lettre ou à son esprit, aucun son à un sens unique : il rayonne, il irradie. L’antichambre du monde borgésien est sans doute une bibliothèque mais elle comporte de larges baies vitrées ouvertes sur le réel… et le possible avec. L’aura des choses, c’est cette pure virtualité dont elles s’entourent dès lors qu’elles se représentent de mille et une manières, en songes comme en souvenirs, en légendes ou en images : « l’odeur du jasmin et du chèvrefeuille, le silence de l’oiseau endormi, la voûte du vestibule, l’humidité – ces choses, peut-être, sont le poème… », elles font signe d’emblée, avant d’être nommées, et c’est pour cela, d’ailleurs, que le poète les nomme. J’ai lu Borges relativement tôt, à la fin de l’adolescence, en même temps que Roussel, Kafka, Gracq, et les grandes tentatives du nouveau roman, Ollier par-dessus tout : ma conception de la fiction s’est forgée au contact de ces mondes-là, où l’écart entre Uqbar ou Tlön et notre réel le plus plat, comme entre le Château, le rivage des Syrtes ou la vie sur Epsilon et notre pauvre univers à une seule dimension, pouvait donner lieu au travail du possible, non pas celui de la simple rêverie, du fantasme ou de la fantaisie, mais cet autre qui se révèle « dans le rêve de l’homme qui rêve » quand « le rêvé s’éveille », comme l’écrit Borges dans « Les ruines circulaires ». C’est cette circularité, cette encyclopédie universelle plus grande que le monde qu’elle comprend et où elle est comprise, comme le réel dans le rêve et inversement, qui devait marquer à jamais l’espace et le temps dans lesquels l’écriture me faisait entrer, où j’ai saisi « que j’étais moi-même une apparence et qu’un autre était en train de me rêver », dirais-je en paraphrasant Borges. L’attrait et L’attachement, mes deux premiers livres de prose narrative, sont sans aucun doute l’effet à distance d’un tel façonnement du réel par la fiction, d’un tel renforcement de la réalité par sa multiplication qui, au lieu de « déréaliser » le rêve où elle prolifère, l’hyperréalise : « c’est là toucher à ce qu’il y a de plus haut, à ce qui peut-être nous donne le Ciel : non pas le prestige ni les victoires, mais seulement d’être admis comme une partie de la Réalité indéniable, comme les pierres et les arbres » (Ferveur de Buenos Aires), ces choses tangibles qui portent leur nom comme leur ombre, fragile rallonge de leur être propre par- delà leur forme et leur contour, au sein desquelles je peux me fondre en me disant : « [M]on nom est quelqu’un et n’importe qui ; je passe lentement, comme celui qui vient de si loin qu’il n’espère plus arriver » (Lune d’en face), ou parler de moi comme d’un autre dont je pourrais dire : « [M]ort, il n’est même plus le fantôme qu’il était déjà alors » (Fictions). C’est là que j’ai appris qui je suis : je suis mon ombre… bien plus qu’elle ne me suit. Je la poursuis comme on poursuit un rêve dont on se réveille à chaque instant dans un rêve encore plus grand. Je vis dans les faubourgs de ma propre vie, les yeux fixés sur des pampas… « où Dieu réside sans devoir s’incliner », là où il peut « cheminer à son aise » (Rythmes rouges), où l’on aperçoit la « dernière page de son être » et l’on se voit pour la première fois comme Dieu doit nous voir une fois « la fiction du temps mise en déroute » (Lune d’en face), soit comme la somme des « vies étrangères » dont il est « le miroir et la réplique » autant que d’autres seront un jour notre propre « immortalité sur terre » (Ferveur de Buenos Aires)… Nous sommes dans le rêve de Borges, et moi le premier, qui y vit éveillé.
Dernier titre paru : Où suis-je ? Paroles des Égarés, essai, VLB, Montréal, 2010.
Le ver dans la pomme ?
par Gilles PellerinJ’ai lu Borges, du moins une partie que je constate minuscule au fur et à mesure que je découvre de nouveaux pans de cette œuvre presque… infinie, j’ai lu Borges il y a trente ans, quand la rumeur de la qualité de la littérature hispano-américaine s’est rendue jusqu’à nos jeunes oreilles grâce aux Marcel Bélanger, André Berthiaume et Roland Bourneuf qui m’ont servi de guides. Ma préférence allait à Cortázar, puis je me suis pris d’affection pour Bioy Casares. Borges ? Il m’éblouissait, mais je le trouvais vertigineux et somme toute assez éloigné de moi (à moins que ce ne soit l’inverse, si l’on me permet ce tour d’optique). Novembre 2006, je suis à Bruxelles et le centre Passa Porta m’invite à participer au Marathon Borges qu’on y tient. Mon choix (car j’ai eu ce luxe inouï) : la nouvelle « L’aleph » (ma préférée). Choc, immense choc : tout dans la stratégie dramatique, l’autodérision, un certain port de phrase (comme on parle de port de tête), l’autoréflexivité du texte, tout m’a révélé que Borges s’était insinué en moi, comme le ver dans la pomme. LA pomme reconnaissante ! Si je me permets aujourd’hui l’apparente immodestie d’associer mon travail à celui de celui qui est devenu au cours des derniers mois un véritable maître, c’est qu’il n’a jamais cessé de le faire à l’égard de ses prédécesseurs, de retrouver en l’écrivain qu’il était devenu le lecteur qu’il n’a jamais cessé d’être.
Dernier titre paru : Où tu vas quand tu dors en marchant ? Un théâtre, une ville, essai, avec Chantal Poirier et Philippe Mottet, L’instant même, Québec, 2010.
Avis
par Judy QuinnJe lance un appel à tous : si quelqu’un connaît le Libro de posibles de Jorge Luis Borges, ou en a simplement entendu parler (outre par les autres appels à tous publiés dans d’autres journaux et magazines et les propos délirants de M. Albion qui se dit le légataire universel de Borges mais qui n’est en fait que le petit-petit-cousin d’Octave Crémazie, et qui se targue de posséder la version invisible du fameux livre), ou si quelqu’un est déjà passé devant une certaine librairie d’une rue de la vieille Barcelone située au sous-sol d’un immeuble en pierres blanches décrépites, aux fenêtres en miroir, dont la porte rouge de devant ne s’ouvre qu’une seule fois par jour (il faut sortir par la cour arrière) et dont les rayons sont remplis de dizaines de milliers d’exemplaires de ce livre (tous différents manifestement), cette personne doit communiquer avec le magazine dans les plus brefs délais. Il se peut que cette librairie ait changé de ville, sans doute pour s’établir en Islande, d’où était originaire le propriétaire qui n’entendait goutte à l’espagnol après vingt ans passés à Barcelone, c’est ce qu’il m’a confié dans un français impeccable.
Dernier titre paru : Six heures vingt, poésie, Le noroît, Montréal, 2010.
par Vincent Thibault
Je l’ai d’abord approché par les œuvres d’Alberto Manguel et de Thomas Wharton, pour enfin acheter mon premier recueil de Borges de la même façon qu’on arrache un pansement. Ne pas trop réfléchir, tirer d’un coup. Ma réaction initiale fut de surprise : comment des textes aussi exigeants pouvaient-ils être aussi populaires ? Puis, c’est l’ellipse : je continue de lire, d’écrire, je tâche de vivre. Je crois sourire toujours autant, et je sais que dans l’émerveillement avec lequel j’aborde le monde, il y a de tout. Que tout est lié, que le présent dépend du passé, cet autre présent. Mais ce que j’oublie, c’est l’influence qu’a chez moi l’auteur de L’aleph. Peut-être est-ce la même chose chez tous ses lecteurs dotés de sensibilité et surtout de courage (sans quoi ils ne franchiraient pas dix pages d’étourdissantes références à toute la culture humaine, d’érudition malicieuse, de spontanéité travaillée). On pourrait avoir un projet infini, celui de catégoriser la littérature. Je veux dire, tout catégoriser : ce serait comme un immense ciel étoilé dans lequel les astres, les constellations, symboliseraient tantôt un auteur, tantôt une œuvre, tantôt un concept. Voyez ici, la comète Queneau… Là miroite le groupement Romantisme, et plus bas scintille le grammairien Patanjali… Là-bas, un phénomène rare se produit lorsque sont alignées les trois étoiles Pouchkine, Traduction et Prosper Mérimée. Borges n’est pas dans le ciel. Il est le télescope. Cet outil dans lequel la lumière triomphe d’un invisible labyrinthe, se dédouble, caresse des miroirs, et apporte enfin le monde à l’homme, l’homme seul et jamais seul. En tout cas, aucun autre écrivain ne m’aura à ce point fait sentir que l’univers est, tout à la fois, risiblement petit et infiniment vaste.
Dernier titre paru : La pureté suivi de Le promeneur, nouvelles et récits, Septentrion, coll. « Hamac », Québec, 2010.
Dans l’œil de Borges
par Odile TremblayPeut-on être influencé par Borges, ou même l’aimer, sans porter déjà en soi l’envie de s’égarer dans son propre labyrinthe intérieur ? Il est le maître de ceux qu’attirent les abîmes. Alors lorsqu’un paradoxe naît sous sa plume, quand des dimensions mystérieuses surgissent entre deux phrases sans s’annoncer, l’ombre de la poésie de Borges et son ironie guident souvent notre main, notre esprit. Osons un doute… Et si ce XXIe siècle, qu’il connut sans l’avoir côtoyé, avait été enfanté par sa prose ou rêvé par lui ? Agnostique, l’écrivain argentin voyait en Dieu le plus fascinant des concepts, préfigurant la quête de transcendance sans dogme qui marque notre aujourd’hui. Par ailleurs Internet, l’hypertexte existaient en germe dans ses bibliothèques aux ramifications infinies, à l’angle du miroir et du savoir. Nées de son imagination, les nouvelles technologies ? Quoi d’autre ? Il y a deux ans, je suis allée interviewer la veuve de l’écrivain, María Kodama, dans le quartier nord de Buenos Aires, au siège de la Fondation Borges flanquée d’un petit musée. L’auteur de L’aleph semblait toujours vivant dans sa mythique bibliothèque parmi les astrolabes, ses cannes d’aveugle et les miroirs devant lesquels il n’aperçut longtemps que son ombre avant de plonger dans la nuit. Dans un de ses poèmes, il comparait la vie à un fleuve, où « passe un visage autant que passe l’eau ». J’ai cru là-bas sentir un instant le sien flotter sur le río de la Plata, mais ses yeux grand ouverts voyaient tout.
Odile Tremblay est journaliste culturelle au Devoir.
Relire Fictions en 2010
Dans ses Exercices d’admiration (1986), Cioran écrit sur Borges : « La malchance d’être reconnu s’est abattue sur lui. Il méritait mieux. Il méritait de demeurer dans l’ombre, dans l’imperceptible, de rester aussi insaisissable et aussi impopulaire que la nuance. Là, il était chez lui ».
Borges, qui ne croyait pas – ou affectait de ne pas croire – son œuvre digne d’être lue, aurait pu souscrire à cet avis. Or, si l’on poursuit le raisonnement de Cioran, on constate que l’infortune de Borges est totale . . .
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Borges : Citoyen du monde et de la mémoire
Une tonne de naïveté ou une prétention puérile, tels sont les défauts requis de quiconque entreprend de présenter Jorge Luis Borges. Qui, en effet, peut le pister sur ses innombrables terrains de chasse ?
Roman policier, nouvelle, traduction, conte, biographie, préface, canular, linguistique, philosophie, fantastique, Borges explore tout, exerçant ce qu’il estime son droit, peut-être même son devoir, de vivifier le passé et d’envahir le virtuel. Inquisiteur sans bourreau, il réécrit ses écrits personnels autant que les textes d’autrui, que ceux-ci soient signés ou . . .
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