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Auteur/autrice : Neal
Herménégilde Chiasson : Théâtre et identité
Au Québec, on connaît Herménégilde Chiasson comme poète, comme personnalité publique, comme artiste (même si son œuvre y est trop peu diffusée) et pour certains comme essayiste, cinéaste et dramaturge. Nous porterons notre regard uniquement sur ce dernier aspect, la production dramatique.
Adolescent, Herménégilde Chiasson (né à Saint-Simon en 1946) écrivait des sketches, regardait Les Beaux Dimanches, était subjugué par Ibsen ou Tchekhov et admirait son grand frère comédien lors de soirées d’amateurs. Nulle surprise que l’une de ses premières œuvres publiques ait été un radiothéâtre, Tony Belle, que produisit Radio-Canada à Montréal dans une réalisation de Robert Blondin en 1968, alors que Chiasson travaillait comme scripteur à CBAF, le poste de Radio-Canada à Moncton.
Puis les études l’ont mené vers les arts visuels (de longues études au Nouveau-Brunswick, aux États-Unis et en France) et de là à la poésie, ce qui ne l’empêche pas d’être graphiste et scénographe pour Les Feux Chalins, une compagnie de théâtre semi-professionnelle de Moncton au début des années 1970. Mais c’est à la demande du tout nouveau Département d’art dramatique de l’Université de Moncton qu’il abordera l’écriture théâtrale. Le directeur Jean-Claude Marcus voulait sensibiliser les étudiants à la création en souhaitant qu’ils en viennent à fonder leur propre compagnie (ce sera l’Escaouette). Chiasson écrit donc Becquer bobo (jeunesse, 1975) puis Au plus fort la poche (grand public, 1977) en fonction du groupe. Entre les deux, il répond à une commande du Théâtre populaire d’Acadie (fondé en 1974) avec un drame, L’amer à boire (1976). Si elles sont maladroites, ces trois pièces permettent à Chiasson de s’interroger sur le théâtre et de proposer pour la première fois sa vision de l’Acadie.
C’est avec Histoire en histoire (1980), une commande de l’Escaouette qui veut créer une trilogie sur l’histoire acadienne, qu’il devient, un peu malgré lui, l’auteur « maison » de la compagnie. Gérald Leblanc en écrira la deuxième (Les sentiers de l’espoir, 1983) et Chiasson complétera le cycle avec Renaissances (1984). Les trois pièces ont une fonction militante en rappelant différentes luttes qui se veulent un écho de la situation actuelle : l’Acadie doit toujours se battre pour sa survie.
Chiasson se sert du théâtre pour commenter la société acadienne et prendre position dans les luttes, qu’elles soient sociales ou politiques. C’est un théâtre de la nomination, un théâtre qui interpelle, voire provoque ses concitoyens. L’œuvre de Chiasson chemine au même rythme que l’Escaouette. L’auteur livre à cette compagnie de tournée, orientée au départ vers le théâtre jeunesse, des textes selon les besoins, sans pour autant négliger de traiter de questions qui lui apparaissent importantes, comme c’est le cas dans ses pièces pour la jeunesse : Atarelle et les Pakmaniens (1983) pointe l’incidence néfaste des jeux vidéo sur les enfants ; Pierre, Hélène et Michael (1990) pose l’alternative de rester ou de quitter l’Acadie ; Cap Enragé (1992) traite du suicide.
Au début des années 1980, l’Escaouette souhaite établir un théâtre d’été à Shédiac, et Chiasson écrit une comédie, Cogne-Fou (1981), dont il tirera une seconde pièce, Y’a pas que les maringouins dans les campings (1986), toujours autour du personnage de Cogne-Fou, qui rêve de devenir le superhéros acadien. Ces deux pièces sont plus des esquisses que des pièces fignolées, mais le type d’humour caustique et satirique trouve son aboutissement dans Laurie ou la vie de galerie (1998), une délirante comédie qui raconte la résistance de celui qui refuse de travailler face à une société axée sur la productivité, et dans Des nouvelles de Copenhague (2009), une comédie noire, grinçante et pessimiste qui pose crûment la problématique de la dépendance économique des régions rurales.Si les comédies critiquent certains aspects de la société acadienne, c’est dans les drames que l’auteur s’interroge sur le devenir de l’Acadie. On pourrait regrouper ces pièces dans deux cycles : l’un tragique, l’autre porteur d’espoir.
Pour une fois (1999) et Le Christ est apparu au Gun Club (2003) sont des pièces noires. Charles, le personnage central de Pour une fois, est hospitalisé pour une sévère dépression. Dans sa chambre, il revit les événements qui l’ont mené là. Chacun des quatorze tableaux, évocation du chemin de croix, lie un événement du passé avec le présent de Charles, que ce soit son présent « réel » ou son présent de folie. Charles s’enferme dans le passé idyllique de l’Acadie et finit par voir venant du ciel la Vierge Marie – la patronne de l’Acadie – en compagnie d’Évangéline et de La Sagouine. L’humour est noir, la pièce grinçante.
Le Christ est apparu au Gun Club reprend la structure des quatorze tableaux. Conrad a appris par cœur l’Évangile et, lors d’une soûlerie qui le conduira à la mort, il ânonne le texte sans comprendre sa signification et l’engagement qu’il contient. Tragiquement burlesque, Conrad est un pantin qui se désarticule devant nous, suscitant tantôt le rire, tantôt la pitié. Une histoire sclérosée et une religion dogmatique ne peuvent que conduire l’Acadie à la mort. La solution doit être ailleurs et c’est cet ailleurs que Chiasson explorera dans trois drames qui sont les pièces maîtresses de son œuvre, avec les deux précédentes et Laurie ou la vie de galerie.Renaître au futur
L’intrigue de L’exil d’Alexa (1994) pose le problème de la langue. Alexa et Marcel reçoivent pour souper Clara et Alcide. La discussion se limite aux constats habituels ; Clara et Alcide évoquent la détérioration de la langue, tandis que pour Marcel, les dés sont jetés : la langue française, caractéristique fondamentale des Acadiens, disparaîtra. Alexa fuit la conversation en se réfugiant dans la salle de bain et se retrouve face à son double, Alex, dont la langue est soutenue et qui corrige sans cesse Alexa, qui parle chiac. La fin, un soliloque d’Alexa qui se termine par un poème, laisse entrevoir un mince espoir qui passe par la nécessité de « mourir au passé », d’accepter ce qu’on est, et de « renaître au futur ». Mais le problème de la langue n’est pas pour autant résolu.
La vie est un rêve (1995) met quant à elle en scène quatre personnages qui ont environ la quarantaine. Tous sont à la recherche de l’équilibre en eux et par rapport à l’autre ou aux autres. Ils se confrontent à l’image qu’ils ont de leur identité, chacun cheminant à travers le heurt qu’ils vivent entre la modernité qu’ils souhaitent et la tradition lourde et stérile qu’ils subissent. La structure même de la pièce, avec ses quatorze stations, les longs monologues des personnages et l’utilisation d’une voix hors champ récitant avant chacune des stations un texte poétique, lui donne une portée lyrique et métaphysique. Mais alors que dans L’exil d’Alexa, la langue était au centre de la réflexion, dans La vie est un rêve, c’est de la réalité physique ou rêvée du monde qu’il s’agit.
Enfin, l’intrigue d’Aliénor (1997) tourne autour d’Étienne et de sa fille Aliénor, qui habitent dans la forêt depuis le Grand Nettoyage de leur village, sans qu’on précise davantage l’époque. Ils y vivent en autarcie une vie calme et à l’abri des vicissitudes du monde jusqu’au jour où Étienne est accusé d’inceste. La cause pose de nombreux problèmes à l’avocat en raison de l’attitude d’Étienne, porteur de la mémoire de son peuple. La métaphore devient alors évidente : Étienne incarne à la fois le « dernier » Acadien, mais aussi le « dernier » de tous les peuples opprimés et écrasés par leurs conquérants. Étienne représente la tradition que la société actuelle veut détruire dans sa fuite effrénée vers l’avenir et, en même temps, il symbolise la voie d’un réel avenir, respectueux de ce qui a été, et déterminé à ne pas exploiter autrui. Cette vision amérindienne du monde permet à Chiasson d’explorer ses préoccupations philosophiques. Finalement, on apprendra qu’Aliénor a été violée par quatre chasseurs. Mais, pour Étienne et Aliénor, le temps du retrait est terminé : ils devront maintenant se confronter au monde.Et là est sans doute la raison d’être non seulement du théâtre de Chiasson, mais de toute son œuvre : affirmer son acadianité au monde, tout en ouvrant celle-ci aux influences de ce monde.
Herménégilde Chiasson est né le 7 avril 1946 à Saint-Simon. Il fait ses études supérieures en arts à New York et à Paris où il obtient son doctorat (1983). Il travaille à la pige dans différents domaines (journalisme, graphisme, enseignement universitaire), mais ce sont ses nombreuses créations en arts visuels, en littérature, en cinéma et en théâtre qui, dès la fin des années 1970, constituent l’essentiel de son travail. Sa nomination comme lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick (de 2003 à 2009) exprime tout le respect qu’il suscite et toute l’importance qu’on accorde à son œuvre au Nouveau-Brunswick. À ce jour, il a écrit 25 pièces pour l’Escaouette sur un total de 58 productions.
EXTRAITS
Ella [la journaliste] — Bon, eh bien, merci beaucoup…
Laurie — C’est déjà toute ?
Ella — Ce fut bref, mais intense, mais comme je vous disais c’était uniquement pour entendre votre accent.
Laurie — Mais j’ai ben d’autres choses à dire à part de t’ça.
Ella — On fait une heure pour la fête nationale des Acadiens. Une fois par année on vous doit bien ça et puis notre mandat nous y oblige alors nous essayons de joindre l’utile à l’agréable ! On s’arrange pour que ce soit très ouvert, très libre quoi. Ce qui se dit n’a pas vraiment d’importance. L’important, comme je disais, c’est l’accent. Qu’on sache que ça vient d’ici. L’accent, le jour où vous le perdrez, vous allez tout perdre, croyez-moi. C’est très, très important…
Laurie — Quand c’est qu’on va voir ça ?
Ella — Le 15 août, après la fermeture des émissions.
Laurie — On va mettre le réveille-matin pour être sûr de pas l’manquer.
Laurie ou la vie de galerieMourir au passé. Renaître au futur. Parler dans le présent. Juste parler parce que parler, c’est comme vivre et vivre, ça comprend tous les langages et c’est pour ça que j’dois continuer à parler. Bien ou mal parce que vivre ou parler, c’est une affaire personnelle. Ce serait une erreur grave de laisser les autres vivre à ma place. Parler à ma place. La vie est un germe. La liberté est un germe. Tant mieux si c’est des maladies.
L’exil d’AlexaLaurence [psychiatre chargée d’évaluer Étienne] — Vous savez pourquoi le village s’est vidé ?
Étienne — Un matin, quelqu’un nous a dit de nous en aller. Ils voulaient construire quelque chose. Au commencement, on les a pas crus. On avait défriché ces terres-là. On croyait que c’était à nous autres. Mais eux, ils avaient la force de leur bord. La nuit, ils ont commencé à rôder en camion. Ils tiraient du fusil sur les maisons. Ensuite, ils ont mis le feu aux maisons. Une à une. La nuit. Tout ça, ça se passait la nuit. On a bien essayé de se défendre, mais qu’est-ce que tu veux faire avec des fusils de chasse
AliénorAliénor — Je serai avec toi. Tu seras avec moi. Je regarderai devant. Tu regarderas derrière. Et à nous deux, nous pourrons mesurer l’étendue de la terre, l’étendue de notre richesse. Personne ne viendra plus nous voler, ni mentir sur notre compte. Personne ne nous vendra comme esclaves. Nous irons dans la forêt de notre plein gré et nous en sortirons couverts de lumière. Et mes enfants marcheront dans cette lumière. Joueront dans cette lumière. Et leur vie sera à eux. Pour longtemps. Pour toujours. À eux. Nous ne partagerons plus que la vie, notre seul bien, notre unique vengeance. J’oublierai la forêt, oui, la pluie et le froid et la neige, oui, mais ne va pas croire que j’oublierai le battement de ton cœur, les mots dans ton souffle, ni la chaleur de tes bras.
Aliénor4. Monsieur Parizeau de Victor-Lévy Beaulieu
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Michel Tournier, le romancier bouffé aux mythes (entrevue réalisée en 1990)
Michel Tournier est sans aucun doute de ces écrivains que le siècle devra retenir. Fasciné par le génie de la perversité et la gémellité, passionné de philosophie et de photographie, Tournier, romancier et essayiste fécond malgré une venue tardive à l’écriture – à l’âge de 43 ans –, a écrit Le roi des aulnes, Les météores, Gaspard, Melchior et Balthazar, Le médianoche amoureux et surtout l’incontournable Vendredi ou les limbes du Pacifique, un premier roman paru en 1967 et illico promis à un destin de livre phare.
Michel Tournier habite Choiseul, là où la banlieue parisienne commence à devenir la campagne. Il m’attend à la gare, l’allure plus proche de l’ouvrier que de l’intellectuel et en tous points conforme à l’image que diffusent de lui les éditions Gallimard. J’imagine que chaque individu peut comme moi visiter la maison, un ancien monastère où Tournier semble mener une vie presque ascétique, et regarder les photos prises par l’écrivain.
Après ce préambule destiné à casser la glace, installée avec un porto qui vient de l’Académie Goncourt, je lui laisse raconter une anecdote tout à fait charmante sur son dernier séjour en terre canadienne. Quasiment kidnappé à l’hôtel par des hippies, il passera la journée avec les membres de cette communauté qui avaient pour bible Vendredi ou les limbes du Pacifique.
De ce livre, Tournier assure n’être jamais las de parler. « Je ne m’imagine pas n’ayant pas écrit Vendredi, dit-il. Pendant dix ans, je ne me suis intéressé qu’à la philosophie que j’ai dû par la suite abandonner, contraint et forcé par le système universitaire français. Pour gagner ma vie j’ai travaillé à la radio, à la télévision, dans la presse. J’ai voulu utiliser mes outils et mon bagage philosophiques pour le grand public. Donc en racontant des histoires. Je pourrais par exemple vous montrer que Vendredi est construit sur le modèle de l’éthique de Spinoza. La règle du jeu, c’est que ça ne se voie pas. »
La perversité du couple
Robinson et Vendredi sont un couple et, dit l’écrivain, « il n’y a de littérature qu’avec les couples ». Les amants : Roméo et Juliette, Tristan et Iseult Mais le couple maître-valet est peut-être tout aussi fondamental : Don Quichotte et Sancho Pança, Figaro et Almaviva, Don Juan et Sganarelle et même, pour prendre un exemple de la vie réelle, le marquis de Sade et son valet, son « âme damnée ». « Pour que ça marche le valet doit, par certains côtés, être supérieur au maître. Il n’est qu’un valet mais il est plus malin, plus adroit, il a moins de préjugés que le maître. Robinson et Vendredi, c’est le maître et l’esclave, et l’esclave en sait plus que le maître. Et le maître, au début, traite Vendredi comme une bête. Chez Daniel Defoë, Robinson est d’ailleurs un horrible raciste anglais pour qui Vendredi n’est qu’une bête. »
Si Tournier parle autant de Robinson et de Vendredi, c’est aussi qu’il n’en a pas terminé avec cette histoire. Il est possible qu’il y revienne une troisième fois avec un texte qui s’appellerait La fin de Robinson Crusoé et qui serait une pièce de théâtre sans aucun rapport avec les livres précédents. « Robinson est tout seul dans son île : c’est un thème inépuisable, la solitude. Et c’est là le grand problème car nous vivons, n’est-ce pas, dans la solitude. On a inventé la foule, mais qu’est-ce que c’est que la foule ? La solitude avec les autres. Horrible. Donc Robinson, l’Anglais, le chrétien, le Blanc, et Vendredi qui n’est rien de tout cela. Il vient d’Afrique, des Indes, de l’Amérique latine, c’est le Tiers-Monde qui arrive, c’est le dialogue Nord-Sud. Formidable ! »
L’inversion maligne
L’œuvre de Michel Tournier explore plusieurs couples : les jumeaux des Météores, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais… Cette dernière histoire, réelle, est bien connue : Gilles de Rais est maréchal de France, un des premiers personnages du royaume sous Charles VII, et compagnon d’armes de Jeanne d’Arc. Quand elle est faite prisonnière, c’est le seul qui tente de la sauver. Après le procès de Jeanne d’Arc il se retire, immensément riche, dans ses châteaux, notamment celui de Tiffauges en Vendée, et s’y livre à la sorcellerie. Une sorcellerie horrible qui implique le meurtre d’enfants. Arrêté, jugé et condamné à mort, il devient un monstre et entre dans la légende.
« Comment se fait-il que Jeanne d’Arc ait toléré à côté d’elle un pareil monstre, se demande-t-on souvent, comment ne s’est-elle pas aperçue que ce Gilles de Rais était un monstre ? Je tente une explication : il n’était pas un monstre au début ; c’est Jeanne d’Arc, par sa sainteté, mais surtout par l’échec de sa sainteté, qui a fait de lui un monstre. Elle a été condamnée par l’Église et elle est morte comme une sorcière : il y a eu une inversion maligne de sa sainteté, tout ce qui était sain est devenu affreux. Gilles de Rais l’a suivie : il lui a donné son cœur, son âme, il lui avait juré fidélité jusque dans l’au-delà et il l’a accompagnée dans l’horreur, il est devenu un sorcier comme elle. Gilles de Rais n’était pas un théologien, il ne pouvait pas prévoir que cinq siècles plus tard, Jeanne d’Arc serait canonisée. Il a été complètement chaviré par sa rencontre avec Jeanne et quand il a constaté son échec, il a fait la culbute derrière elle. »
Cette notion d’« inversion maligne », Michel Tournier y tient beaucoup. Ressort de philosophe, sans doute. L’inversion maligne commence avec Lucifer, le plus beau des anges, « l’ange le plus lumineux du ciel qui a commis le péché d’orgueil parce qu’il était si beau ; il a été précipité dans les ténèbres, il est devenu le Prince des ténèbres ».
Dans Le roi des aulnes, Abel Tiffauges, le héros dont le nom contient le Bien et le Mal, se laisse fasciner par l’Allemagne nazie et échange son destin de saint Christophe – il aurait porté sur les épaules l’Enfant Jésus pour traverser une rivière – contre celui d’ogre dévoreur, de recruteur d’enfants pour les armées de Hitler. Encore là, l’inversion maligne est fondamentale. Pour Tournier, c’est une mécanique. « Une mécanique extrêmement dangereuse faisant qu’un chef d’État qui se croit le bienfaiteur du peuple, adoré des enfants, des pauvres, des femmes, des paysans, est jeté par terre, piétiné, accusé de tous les crimes et finalement assassiné. Nous avons d’ailleurs vécu cela récemment. Et c’est fascinant ce renversement ; ça fait peur, ça fait peur. »
Et la postérité
Nous parlons maintenant depuis plusieurs minutes. Au début, Michel Tournier me confiait ne jamais rien mettre de lui-même dans ses livres, ne jamais parler de lui. Sans doute ne trouve-t-on pas de références autobiographiques proprement dites en cet Abel Tiffauges mi-ange mi-démon, pas plus qu’en Gilles de Rais, en Gaspard, en Melchior et en Balthazar, mais les fascinations, les questionnements, le moi de Tournier circulent forcément en eux, comme circule dans tout roman le moi de son auteur.
Ce moi appartiendra aux biographes. Pour l’heure, ce sont ses livres qui sont enseignés à tous les niveaux scolaires, y compris à l’université. « De voir des interprétations que je n’avais pas prévues, c’est formidable. Prenez le couple Robinson-Vendredi. Robinson, c’est le travail, la méthode, les outils, l’argent, la morale ; Vendredi, c’est la musique, la danse, le goût de vivre, l’amour de la vie. Pour les enfants américains et européens, le héros c’est Vendredi. Or les Africains l’ont détesté. Quelqu’un m’a dit : – Monsieur, vous êtes raciste. Vous avez deux personnages : l’un est travailleur, rationnel et vous en faites un Blanc ; l’autre est un vaurien, un voleur, un paresseux dont on ne peut rien attendre, et vous en faites un Noir. Ces enfants, je l’ai très vite compris, vivent des contraintes matérielles telles que Vendredi ne peut pas être un modèle. Faut se battre, et pour se battre il faut être Robinson qui justement a un fusil. Cette image du Nègre qu’ils détestent a été une découverte. »
Cela dit, Michel Tournier se définit comme un artisan qui fabrique des manuscrits. « Je ne veux surtout pas être une autorité morale », dit-il. Il avoue une grande admiration pour Margaret Mitchell parce que jamais on n’a vu sa photo. « Vous cherchez dans le dictionnaire, vous voyez qu’elle est née et morte à Atlanta. Elle ne devait pas aimer les voyages, c’est tout ce qu’on peut dire ! Et elle a écrit Autant en emporte le vent, qui est à mon avis une réussite. »
Par ailleurs, il jouit à l’idée de laisser des livres qui seront lus longtemps après sa mort, bien qu’il eût été très capable de ne pas écrire. « Ce n’est pas une nécessité. Cependant, je ne pourrais pas me passer de lecture. »
Se relit-il ? « Oui, et j’ai horreur de ça. J’ai beaucoup souffert ces temps-ci parce que je suis en train de transformer en dialogues de théâtre une partie des Météores. » Porte-t-il un jugement sur ses livres ? « Ah oui, hélas ! quand je lis un autre auteur, j’ai l’impression que c’est coulé dans le bronze et qu’il n’y a pas à y toucher. Quand je lis du Tournier, c’est du beurre, j’ai envie de tout remodeler. »
Ce qui fait vivre la littérature
Tournier est aussi membre, personne ne l’ignore plus sans doute, de l’Académie Goncourt. Un prix décrié, conspué mais convoité, un prix que l’on accuse d’être l’objet de viles tractations entre les trois grands éditeurs – Gallimard, Grasset, le Seuil – mais qui marche (peut-être comme la mécanique de l’inversion maligne !). « Le Prix Goncourt a un défaut, c’est l’argent. Le Goncourt représente un tirage de 400 000 exemplaires : 2 millions de francs de droits d’auteur pour le lauréat et 4 millions de revenus pour l’éditeur. Et ça pèse sur tout le monde. Je dois vous dire que le seul jour où je regrette d’être membre de l’Académie Goncourt, c’est le jour du vote. » Mais cette tradition littéraire de fin d’année (avec l’attribution des autres prix : Femina, Renaudot, Interallié, Médicis) a, croit-il, un effet extrêmement bénéfique, puisque les cadeaux de Noël sont ainsi très souvent des livres. « Bien sûr les prix sont discutables, mais ils font vivre la littérature. »
Michel Tournier a obtenu le Grand Prix de l’Académie française pour Vendredi ou les limbes du Pacifique, le Goncourt pour Le roi des aulnes. Et le Nobel ? « Que voulez-vous que j’en pense ? Chaque année je reçois une lettre du comité littéraire de l’Académie royale de Suède – ils doivent envoyer la même à des milliers de gens – me demandant conseil pour le prochain. Chaque année je dis Günter Grass, le plus important romancier allemand de l’après-guerre. Comme vous voyez, ça n’a pas eu beaucoup d’effet. »
Michel Tournier parlera aussi des livres qu’il aurait aimé écrire, comme Madame Bovary et Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, de Selma Lagerlöf, le premier livre qu’il a lu et qui a traversé « soixante ans de guerres, de déménagements, de cambriolages ». Mais il parlera très peu, par contre, de son prochain roman : il a horreur de parler des livres qu’il n’a pas encore publiés. Mais ce serait une vie de saint Sébastien, « un projet très important pour moi ».
Cette entrevue est d’abord parue dans le numéro 41 de Nuit blanche (automne 1990).
Elle a été reprise dans le numéro 69 à l’occasion du 15e anniversaire de Nuit blanche.De l’œuvre imposante de Michel Tournier, signalons :
Vendredi ou les limbes du Pacifique, Gallimard, 1967 et « Folio », Gallimard, 1977 ; Le roi des aulnes, Gallimard, 1971 et « Folio », Gallimard, 1975 ; Miroirs, Denoël, 1973 ; Les météores, Gallimard, 1975 et « Folio » Gallimard, 1977 ; Le vent paraclet, Gallimard, 1977 et « Folio », Gallimard, 1979 ; Le coq de bruyère, Gallimard, 1978 et « Folio », Gallimard, 1980 ; Rêves, Complexe, 1979 ; Gaspard, Melchior et Balthazar, Gallimard, 1980, et « Folio » Gallimard, 1982 ; Vues de dos, Gallimard, 1981 ; Morts et résurrections de Dieter Appelt, Herscher, 1981 ; Le vol du vampire, Mercure de France, 1981 et Gallimard, 1983 ; Des clefs et des serrures, Le Chêne-Hachette, 1983 et Le Chêne, 1989 ; Gilles et Jeanne, Gallimard, 1983 et « Folio », Gallimard, 1985 ; Le vagabond immobile, Gallimard, 1984 ; La goutte d’or, Gallimard, 1985 et « Folio », Gallimard, 1987 ; Petites proses, « Folio », Gallimard, 1986 ; Le Tabor et le Sinaï, Essais sur l’art contemporain, Belfond, 1988 et « Folio », Gallimard, 1994 ; Angus, Signe de piste, 1988 ; Le médianoche amoureux, Gallimard, 1989 et « Folio », Gallimard, 1991 ; Le crépuscule des masques, Hoëbeke, 1992 ; Le miroir à deux faces, Seuil, 1994 ; Le miroir des idées, Mercure de France, 1994 ; Le pied de la lettre, Trois cents mots propres, « Bleue », Mercure de France, 1994 ; Jardins de curé, Actes Sud, 1995 ; Waterline, avec Rafael Minkkinen, Marval, 1995.
Bibliographie mise à jour en 1995.Humanité, prise deux
Pour ses romans relevant de la « fiction spéculative » – une appellation qu’elle préfère à celle de « science-fiction » –, Margaret Atwood est régulièrement comparée aux plus grands : Huxley, Orwell, Bradbury, Burgess. Le rapprochement n’a rien d’exagéré puisque la trilogie MaddAddam1, visionnaire et satirique à souhait, possède tout ce qu’il faut pour devenir un classique de la littérature conjecturale.
Le meilleur des mondes, 1984, Fahrenheit 451 et L’orange mécanique ont marqué les esprits en dépeignant les dérives idéologiques de sociétés déshumanisées du futur. Avec sa série de romans post-apocalyptiques Le dernier homme (2005), Le temps du déluge (2012) et MaddAddam (2014), Atwood promène un œil ironique et lucide sur le monde terrifiant que nous sommes en train de laisser aux prochaines générations. Dans un avenir pas si lointain, les corporations ont remplacé les États. L’élite vit dans des « compounds », alors que le reste de la population occupe les « plèbezones ». L’exploitation sexuelle (notamment infantile) n’a rien d’exceptionnel. Les adeptes (et escrocs) de la « Sainte Église du PetrOleum » vouent un culte malsain à l’or noir tandis que les « Jardiniers de Dieu » – les membres d’une secte écologique – se préparent à la fin du monde. Les meurtriers doivent s’affronter dans un jeu cruel où les gagnants, appelés « les Painballers », n’ont plus rien d’humain à l’issue des combats. Dans cet univers sombre et sordide, les manipulations génétiques les plus extravagantes sont pratiques courantes. Jusqu’au jour où un savant fou nouveau genre – un jeune homme taciturne surnommé « Crake » – décide qu’il est temps de purger la planète d’une espèce nuisible : l’homo sapiens.
Margaret Atwood avait déjà tâté du genre dystopique il y a 30 ans avec La servante écarlate2. Ce roman, couronné du Prix du Gouverneur général en 1985, a été le tout premier à recevoir le prix Arthur C. Clarke au Royaume-Uni en 1987. Il a ensuite été adapté au cinéma par Volker Schlöndorff en 1990, adaptation décevante malgré un scénario signé Harold Pinter et une distribution éclatante (Natasha Richardson, Faye Dunaway, Robert Duvall). Dans un monde totalitaire assombri par la pollution, les radiations nucléaires et une inquiétante crise de dénatalité, très peu de femmes sont capables d’enfanter. Celles qui le peuvent sont réduites à l’esclavage et appelées « les servantes écarlates ». Le roman d’Atwood rapporte l’histoire de l’une d’entre elles, Offred (Defred dans la traduction française).
Homo (quasi) disparitus
Les fictions du « dernier homme » incluent souvent la survenue d’un ou de plusieurs autres rescapés. C’est ce qui se produit pour Ann Burden dans le classique jeunesse de Robert C. O’Brien Z pour Zacharie (1974), adapté au cinéma cette année par Craig Zobel. C’était aussi la situation dépeinte humoristiquement par Fredric Brown dans sa micro-nouvelle « Toc ! » (1948) :
« Le dernier homme vivant sur Terre était assis, seul dans une pièce.
Soudain, quelqu’un frappa à la porte ».Telle est également l’expérience qui attend Jimmy, alias Snowman, le protagoniste du Dernier homme. Au début du livre, celui-ci craint d’être l’ultime représentant de l’humanité, qu’une étrange pandémie vient de rayer de la surface terrestre. Le dernier homme mais pas le dernier être vivant : Snowman vit entouré de créatures modifiées génétiquement. Les « Crakers », reconnaissables à leurs yeux verts et à leurs sexes qui bleuissent lorsque l’envie de copuler les prend, appartiennent à une nouvelle race d’êtres humains, modifiés en laboratoire pour ne plus être sujets à la violence, au fanatisme religieux ou à la rivalité amoureuse. Les autres créatures sont des animaux hybrides, tels les inoffensifs « rasconses » (nés du croisement d’un rat et d’une mouffette) et les plus menaçants « porcons » (des cochons qui se sont fait implanter des cellules humaines). Le dernier homme relate les aléas de la survie de Snowman entrecoupés de retours en arrière, Atwood privilégiant aussi bien l’avant que l’après-catastrophe.
L’avant et l’après
Cette approche duelle du temps narratif revient dans les deux volets suivants. Ce qui a changé, c’est le protagoniste. Ainsi le lecteur qui vient de refermer Le dernier homme et qui s’attend à lire, dans Le temps du déluge, la suite des aventures de Snowman – qu’Atwood a laissé en mauvaise posture à la fin – sera surpris de constater que celui-ci ne remplit plus qu’un rôle marginal dans le reste de la trilogie. Le temps du déluge se concentre sur deux héroïnes, deux survivantes dont chacune a également l’impression, au départ, d’être la dernière rescapée de l’humanité. Toby, une « Jardinière de Dieu », vit barricadée dans un centre de balnéothérapie. Ren, une ancienne petite amie de Snowman – le monde est petit, même dans les fictions post-apocalyptiques –, est enfermée dans un bordel de luxe. Avec une cohérence et une imagination sidérantes, Atwood continue de rapporter à la fois les événements qui ont précédé et ceux qui ont suivi la grande catastrophe annihilatrice de l’humanité, « le Déluge des Airs » (traduction discutable de « Waterless Flood »). Deux catégories de personnages interviennent dans l’histoire : les responsables du Déluge et les survivants. Dans MaddAddam, c’est avant tout du point de vue de Toby et de Zeb – frère d’Adam Premier, le fondateur de la secte des Jardiniers de Dieu – que les choses sont présentées. Tous les éléments laissés en suspens dans les deux volumes précédents s’éclaircissent petit à petit. Ambitieuse fable spéculative, la trilogie MaddAddam est irréprochable sur le plan de l’écriture : savamment construite, dense peut-être, étourdissante de trouvailles, mais toujours fluide et captivante.
La disparition programmée de l’homme
La trilogie MaddAddam s’inscrit dans un contexte très actuel de pessimisme planétaire. Des scientifiques et des militants environnementaux de partout à travers le monde s’inquiètent des effets dévastateurs de l’homme sur la planète. Certains estiment même que nous nous dirigeons tout droit vers la sixième extinction de masse : celle du genre humain. Le prix Pulitzer 2015 a d’ailleurs été décerné à la journaliste Elizabeth Kolbert pour son enquête consacrée à cette question (La 6e extinction, Comment l’homme détruit la vie). Ce n’est donc pas un scénario de science-fiction que développe Atwood dans MaddAddam. S’inscrivant dans la tradition de Jules Verne plutôt que de H. G. Wells, elle décrit une vision plausible de l’avenir. Comme elle l’indique à la fin de sa série, MaddAddam « n’inclut aucune technologie ou bioforme qui n’existe pas déjà, ou qui ne soit pas en construction, ou qui ne soit pas possible en théorie ». Ça n’a rien de rassurant !
Voir aussi : Petite chronologie littéraire de la fin du monde
1. Margaret Atwood, La trilogie MaddAddam: Le dernier homme, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Robert Laffont, Paris, 2005, 398 p. ; Le temps du déluge, traduit de l’anglais par Jean-Daniel Brèque, Robert Laffont, Paris, 2012, 440 p. ; MaddAddam, traduit de l’anglais par Patrick Dusoulier, Robert Laffont, Paris, 2014, 430 p.
2. Margaret Atwood, La servante écarlate, traduit de l’anglais par Sylviane Rué, Robert Laffont, Paris, [1987] 2005.
EXTRAITS
« Maintenant, je suis seul, dit-il tout fort. Tout seul, tout seul. Seul sur la vaste, la vaste mer. »
[…] Il scrute l’horizon derrière son unique verre de soleil : rien. La mer est couleur de métal brûlant, le ciel d’un bleu délavé à l’exception du trou que le soleil y grave. Tout est tellement vide. Eau, sable, ciel, arbres, fragments d’un passé révolu. Personne pour l’entendre.
« Crake, beugle-t-il. Conard. Crétin ! »
Le dernier homme, p. 19-20.En guise de réconfort, sachons que cette histoire sera bientôt balayée par le Déluge des Airs. Il ne restera plus rien du Monde exfernal hormis des débris de bois pourri et de métal rouillé ; et le Kudzu et autres végétaux ne tarderont pas à les ensevelir ; et les Oiseaux et autres Animaux nicheront parmi eux, comme nous l’enseigne la Parole humaine de Dieu : « Tout est abandonné aux Rapaces des montagnes et aux Bêtes du pays ; les Rapaces s’y vautreront pendant l’été, toutes les Bêtes du pays pendant l’automne. » Car les œuvres de l’Homme seront pareilles à des mots écrits sur l’eau.
Le temps du déluge, p. 318-319.New New York était située sur la côte de Jersey, ou ce qui était maintenant la côte. Il ne restait plus grand monde dans le vieux New York. C’était une zone interdite, où on n’avait donc pas de loyer à payer, de sorte qu’un certain nombre de gens étaient encore prêts à tenter leur chance dans les buildings abandonnés et envahis par les eaux, qui se désintégraient lentement.
MaddAddam, p. 209.La joie selon Goliarda Sapienza
Y a-t-il mot plus vibrant, plus vivant, que joie ? En italien, gioia amène un sourire. La joie hissée haut, jusqu’à cet art de vivre libre, n’est pourtant pas sans partage chez Goliarda Sapienza.
Le parcours de l’écrivaine sicilienne, née à Catane en 1924, n’a pas été facile, loin de là. Enfant d’une mère icône de la gauche italienne et d’un père anarcho-socialiste, Goliarda Sapienza s’abreuve très tôt aux textes des plus grands esprits, dont une lecture-phare,
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La Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs
Il y a près de deux ans, Émile Martel, poète, traducteur, ancien diplomate et président de P.E.N. Québec, me demandait de travailler à un texte qui résumerait tous les enjeux de la traduction et de la traductologie. En une page ! Ma première réaction fut une sorte de vertige. En raison de l’ampleur de la tâche, peut-être ; mais davantage par crainte de trouver la page bien courte. Surtout que les premières idées qu’Émile Martel me proposa, et autour desquelles nous allions passer quelques jours à discuter, auraient à elles seules permis d’écrire un fort long article !
Je ne connaissais guère le P.E.N. Club à cette époque. Émile Martel s’empressa de remédier à la situation, en commençant par m’inviter à en devenir membre, puis en m’expliquant en quoi consistait ce club parmi les plus anciens et nobles de la planète. Le P.E.N. Club, communément appelé P.E.N. international, est une association mondiale d’écrivains, qui rassemble aujourd’hui des poètes, des romanciers, des essayistes, des historiens, des auteurs dramatiques, des critiques, des traducteurs, des rédacteurs, des journalistes et des scénaristes qui partagent tous le même intérêt pour le métier et l’art de l’écriture, et le même engagement en faveur de la liberté de s’exprimer par le mot écrit.
L’acronyme « P.E.N. » est dérivé du mot anglais désignant une plume, dont les trois lettres représentent également les mots « poets », « essayists » et « novelists ». À noter qu’au Québec, comme en France, si PEN est devenu P.E.N., c’est surtout pour éviter qu’il soit associé d’une manière ou d’une autre à la triste famille Le Pen, d’expliquer Émile Martel.
Fondé à Londres en 1921 par la romancière Catherine Amy Dawson Scott, P.E.N. œuvre sur les cinq continents, grâce à 145 centres, présents dans plus de 100 pays. Il se consacre d’abord à la défense des écrivains opprimés partout dans le monde, mais sa mission ratisse plus large : il organise des campagnes de sensibilisation sur des cas particuliers, coordonne des missions dans des pays où une situation exige une action d’éclat, se battant par exemple contre l’impunité dans les assassinats de journalistes au Mexique ou au Honduras. Certains centres organisent par ailleurs des campagnes d’alphabétisation, des mentorats auprès de jeunes écrivains, des résidences d’écrivains, des collectes de fonds visant à créer des bourses d’écriture ou encore des partenariats régionaux entre centres. Au Québec, notamment, P.E.N. travaille étroitement avec des organismes comme Amnistie internationale dans des causes comme celle de l’écrivain saoudien Raif Badawi.
Parmi ses premiers membres, notons Joseph Conrad, D. H. Lawrence, George Bernard Shaw. Plus récemment, l’écrivain d’origine indienne Salman Rushdie a permis de faire connaître davantage P.E.N. et la cause qu’il défend. Au Canada, des figures bien connues en ont fait partie, tant francophones (Victor Barbeau, Gabrielle Roy, Thérèse Casgrain, Robert Choquette, Pierre Elliott Trudeau, Jean Éthier-Blais, Alice Parizeau), qu’anglophones (Lawrence Lande, Frank Scott, Hugh MacLennan, Edgar Cohen, Margaret Atwood). L’essayiste canadien John Ralston Saul en a été le président international jusqu’au dernier congrès mondial, qui s’est tenu à Québec en octobre 2015, et où l’écrivaine mexicaine d’origine étatsunienne Jennifer Clement a été élue nouvelle présidente.
Apolitique, décentralisée, engagée
Il est important de préciser que P.E.N. est une organisation apolitique, non gouvernementale et très décentralisée, dirigée notamment par une assemblée composée des délégués issus de chaque centre, qui en élisent les officiers et le comité exécutif. Il détient un statut consultatif à l’ONU et entretient une relation officielle avec l’UNESCO. Il est composé de quatre comités : le comité des écrivains pour la paix, le comité des écrivains en prison, le comité des femmes écrivains et le comité de la traduction et des droits linguistiques. C’est dans le cadre de ce dernier que s’est élaboré ce qui allait devenir la « Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs ».
Reprenant les idées qu’Émile Martel avait jetées sur le papier de façon un peu éparse, mais diablement poétique, j’ai d’abord rédigé une première version – longuette, répétitive, mais qui reprenait en gros les grands enjeux de la traduction, comme on les perçoit aujourd’hui dans les instances vouées à la défense des traducteurs, telle l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada, ou dans les universités : droits, visibilité, reconnaissance, créativité. Cette première version de la Déclaration allait ensuite être soumise à différents collègues : Esther Allen de l’Université Columbia, Fabio Scotto de l’Université de Bergame, Hugh Hazelton de l’Université Concordia et, de cette même université, Sherry Simon, cette dernière étant par ailleurs la traductrice en anglais du texte. La Déclaration allait ainsi faire de nombreux allers-retours, toujours sous l’œil vigilant d’Émile Martel, avant d’être présentée aux différents centres, puis d’être discutée à Barcelone lors de la rencontre annuelle du comité de la traduction et des droits linguistiques, et enfin d’être adoptée à l’assemble générale de P.E.N. international lors du congrès de Québec en octobre 2015.
Lorsque je me suis présenté à la rencontre du comité de la traduction et des droits linguistiques, à Barcelone, en avril 2015, le texte avait ainsi connu de nombreuses modifications, fruit des interventions de dizaines de personnes un peu partout dans le monde. Mais cela n’était rien au regard de ce qui s’en venait… Le comité est un condensé du P.E.N. à tous égards, notamment celui de la discussion, qui fut pour le moins intense.
En quoi la traduction permet-elle d’aspirer à l’universel ?
Est-elle vraiment un vecteur privilégié du dialogue entre les cultures ? Pourquoi favoriser les groupes dits marginalisés ? Et une langue minoritaire est-elle nécessairement « less powerful » (car nous devions travailler en même temps avec les trois langues officielles de l’organisation : le français, l’anglais et l’espagnol) ? Des heures de plaisir. Qui auront toutefois permis d’en venir à une version beaucoup plus solide, synthétique et percutante. Même si dans le délestage, l’idée des langues minoritaires dut finalement être abandonnée, faute de consensus.
Comme me le fit remarquer à Barcelone un philosophe goguenard, par ailleurs président de l’Internationale de l’espéranto : avant de réinventer la roue, il conviendrait de consulter quelques documents antérieurs. Ce que nous fîmes illico. Notamment : la « Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » (1886-1979), la « Convention universelle sur le droit d’auteur » (1952) et la « Recommandation sur la protection juridique des traducteurs et des traductions et sur les moyens pratiques d’améliorer la condition des traducteurs » (1976). Ces documents, plutôt longs et généraux, et n’offrant guère la perspective de P.E.N., auront toutefois permis d’huiler davantage notre Déclaration, pour la rendre encore plus pertinente et l’inscrire dans la lignée de ces textes, dont elle allait contribuer à actualiser les principes et les objectifs.
C’est également à Barcelone que fut décidé, après moult discussions, qu’il s’agirait ici de traduction « littéraire » particulièrement, ce qui n’était pas le cas dans les premières versions. Quant à la féminisation, également objet d’amples débats, il fut convenu que le texte serait entièrement féminisé, cela au grand dam des féministes catalanes, qui semblent être passées à autre chose en cette matière, estimant même que la féminisation est rétrograde et ne sert en rien la cause des femmes – comme quoi il est bon de voyager et de remettre en question certaines idées reçues. Si les Catalanes n’auront finalement pas eu gain de cause, la discussion mériterait d’être reprise dans nombre de départements d’études féministes.
Autre sujet polémique : l’aspiration à l’universel. Comme mentionné plus haut, cela posait problème à certains sur le plan philosophique, mais restait indispensable pour d’autres. La démocratie, valeur emblématique de P.E.N., allait l’emporter, et il serait fait mention de l’universel dans la Déclaration. L’idée des langues incomplètes m’était particulièrement chère, mais il fallut batailler ferme. L’important ici était de voir la traduction non comme un mal nécessaire, mais comme une façon d’aller plus loin dans l’exploration d’un texte, comme le suggère Walter Benjamin. Débat houleux, l’idée frôla le déboulonnement, mais la majorité l’appuiera finalement de façon – presque – unanime.
Quant au titre, source d’une longue discussion également, il sera rédigé de façon à ce qu’on puisse laisser tomber graduellement les derniers points, pour en rester finalement avec l’essentiel : la « Déclaration de Québec sur la traduction ».
Quelques mois plus tard, en octobre, la Déclaration allait être adoptée au congrès de Québec. Mais le jour avant la grand-messe de l’assemblée générale, il allait falloir en discuter lors de la rencontre du comité de la traduction et des droits linguistiques, dont les membres réunis à Québec n’étaient pas nécessairement les mêmes que ceux qui s’étaient retrouvés à Barcelone. Autre débat houleux en perspective, qu’on me demanda d’animer, tout en me prévenant qu’à ce stade il ne restait guère de temps pour des modifications substantielles, surtout que le processus de traduction de la Déclaration dans une quarantaine de langues était déjà entamé. Quadrature du cercle : débattre, mais pas trop ; ouvrir le texte à des interventions nouvelles, mais essentiellement cosmétiques. Quelques modifications plus tard, vite traduites dans les autres langues officielles du P.E.N., le texte pouvait être soumis à l’assemblée générale.
La Déclaration allait être adoptée, à l’unanimité, le 15 octobre 2015. Les versions française, anglaise et espagnole, désormais officielles, ne peuvent plus être modifiées. Le processus de traduction dans les autres langues est maintenant en cours.
Voici la version française :
Déclaration de Québec sur la traduction littéraire, les traductrices et les traducteurs
1. La traduction littéraire est un art de passion. Porteuse de valeurs d’ouverture, elle permet d’aspirer à l’universel et elle est le vecteur privilégié du dialogue entre les cultures. Elle est un gage de paix et de liberté, ainsi qu’un rempart contre l’injustice, l’intolérance et la censure.
2. Les cultures ne sont pas égales devant la traduction. Certaines traduisent par choix, d’autres par obligation. La traduction va de pair avec la défense des langues et des cultures.
3. Les traductrices et les traducteurs, respectueux des auteurs et des œuvres originales, ne cherchent toutefois pas qu’à reproduire un texte : à titre de créateurs de plein droit, ils le prolongent, le font avancer. Plus que des messagers, ils portent la voix des autres, sans pour autant perdre la leur. Défenseurs de la diversité linguistique et culturelle, ils s’engagent notamment auprès des auteurs de l’ombre, des styles et des groupes marginalisés.
4. Les droits des traductrices et des traducteurs doivent être protégés. Les instances gouvernementales, les maisons d’édition, les médias et les employeurs doivent reconnaître et nommer clairement les traductrices et les traducteurs, respecter leur statut et leurs besoins, leur assurer une juste rémunération et des conditions de travail dignes ; et ce, quel que soit le support utilisé – papier, numérique, audio, vidéo.
5. L’intégrité physique et la liberté d’expression des traductrices et des traducteurs doivent en tout temps être assurées.
6. En tant qu’auteurs de création dotés d’un savoir-faire qui les distingue, les traductrices et les traducteurs doivent être respectés et consultés pour toute question relative à leur travail. Les traductions appartiennent à celles et à ceux qui en sont les auteurs.
Louis Aragon
Difficile de cerner Aragon. Sélectifs, nombre d’analystes ne scrutent qu’une facette de sa polyvalence : pour l’un, la poésie ; pour l’autre, son bilan de militant communiste avant, pendant et après la guerre de 1939-1945 ; pour un troisième, le contraste entre, d’une part, ses fidélités à Elsa et au rôle public de l’intellectuel et, d’autre part, les trahisons de sa mémoire.
Dans les deux tomes d’
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Louis Dantin (Eugène Seers)
Malgré les mérites de Louis Dantin et l’attention que lui portent depuis longtemps quelques analystes de renom, le Québec ignore presque tout de ce personnage qui a marqué plusieurs facettes de notre vie littéraire. Essayons d’évaluer l’ampleur et la diversité de cette influence.
Poète sous surveillance
Entré sur un coup de tête chez les Pères du Saint-Sacrement (PSS) de Belgique au terme d’un périple européen, Eugène Seers fut vite mal à l’aise en religion. Famille et communauté conjuguèrent leurs forces pour l’empêcher de rompre ses vœux avec fracas. De retour au Québec après quelques années équivoques en communauté, il travailla à l’imprimerie de la communauté sans responsabilité pastorale. De l’imprimerie à l’écriture, il n’y avait qu’un pas : le père Seers créa pour les PSS une revue dont il remplit les pages presque à lui seul en utilisant une batterie de pseudonymes. Il regroupera plus tard sous le titre du Coffret de Crusoé (Albert Lévesque, 1932) quelques-uns des poèmes élaborés dans cette demi-pénombre ou au cours de son exil aux États-Unis : « Tout être déchiré rayonne en son lambeau ; / Toute corruption élabore une sève ; / Dans le cerveau meurtri le chef-d’œuvre s’achève / Et dans les nuits du cœur l’incendie est flambeau ».
Rejeté par sa famille, sans foi, Seers, devenu Dantin, vécut à Boston de 1903 à sa mort en 1945. Il commit des poèmes au fil de l’inspiration et des occasions, mais il se heurta à la frilosité des éditeurs québécois à la merci d’un ukase épiscopal fatal à la diffusion. Verdict flou sur son bilan poétique.
Place à la critique
L’imposante Correspondance entre Dantin et Alfred DesRochers1 (229 lettres rassemblées par Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier) s’ouvre sur un mot du cadet2 : « Grâce à une indiscrétion […], j’ai appris votre adresse et je me permets de vous adresser une plaquette que je viens de lancer ». Le critique renaît.
Le travail de critique de Dantin est mieux connu que sa poésie. Les éditions Albert Lévesque, maison aux audaces calculées, feront paraître Gloses critiques (1931), Gloses critiques, 2e série (1935), Poètes de l’Amérique française (1928), Poètes de l’Amérique française, 2e série (1934)…
Deux éléments frappent dans le retour de Dantin dans l’actualité littéraire après un long silence : d’une part, le respect qui entoure toujours Dantin depuis sa préface aux poèmes de Nelligan (1902) ; d’autre part, la coïncidence (?) entre la résurrection de Dantin et sa jeune relation avec DesRochers. Pourquoi ce persistant respect pour un Dantin absent ? Dans Émile Nelligan et son œuvre (PUM, édition critique, 1997), Réjean Robidoux décrit les divers rôles assumés par Dantin à l’époque : « Achèvement et publication dans Les Débats, en sept tranches hebdomadaires, du 17 août au 28 septembre, de l’article tout de suite fameux de Louis Dantin, ‘Émile Nelligan’, que le critique recomposera aussitôt en manière de préface au recueil dont il assure aussi la fabrication matérielle ». Quant au deuxième aspect étonnant de la rentrée de Dantin, il pointe vers DesRochers : à l’emploi de La Tribune de Sherbrooke, celui-ci fut, avec générosité, le démarcheur efficace de Dantin. Parler d’émulation littéraire entre les deux hommes, comme le fait la Correspondance, ne se justifie que dans cette optique : Dantin guide DesRochers dans son travail littéraire, DesRochers guide Dantin dans les dédales de l’édition, de la censure cléricale et de la mise en marché.
Il est à peine excessif de voir en Dantin un rénovateur de la critique littéraire. Jusqu’à son arrivée, elle somnolait comme chez Camille Roy ou crucifiait comme continueront à le faire Grignon ou Asselin ; avec Dantin, elle analyse, explique, entrevoit le potentiel tout en débridant les enflures. L’auteur qui sollicite une critique signée Dantin sait ce qui l’attend : la Vérité. Les choses se compliqueront quand même lorsque Dantin sera appelé, souvent par l’amitié, à commenter (annoter ?) les manuscrits avant leur publication. À cet égard, Nelligan et DesRochers constituent des cas complexes.
Toujours maître des novices ?
Le naufragé du Vaisseau d’or3 fait sursauter. Minutieusement établie par Yvette Francoli (à qui l’on doit aussi l’édition critique des Essais critiques I et II de Louis Dantin, PUM, 2002), cette biographie mentionne, à la date du 22 octobre 1890, que « Le Père Seers est nommé maître des novices du couvent de Bruxelles ». Le nouveau responsable de la formation spirituelle des futurs prêtres de l’ordre n’aura 25 ans qu’un mois après sa nomination ! Que 25 ans pour une tâche requérant tact, doigté, maturité, clairvoyance, expérience de la vie ! Quatre ans plus tard, « il donne sa démission en séance de conseil ». De ce pari perdu des PSS, concluons ceci : le jeune homme devait déjà révéler une rare capacité d’écoute, de respect, d’empathie. D’où la question : Dantin, mis en présence de jeunes talents comme Nelligan ou DesRochers, a-t-il exercé une influence semblable à celle qu’on attend (ou qu’on redoute) d’un maître des novices ? Poussait-il le soutien jusqu’à phagocyter l’écrivain novice ?
Cette polémique à propos de la paternité réelle de Nelligan sur ses poèmes perdure. Robidoux opte pour la réserve : « La part essentielle de Dantin dans la création de Nelligan, indéniable mais impossible à démontrer, ne se situe pas au stade de la préparation immédiate du livre, mais dans les années antérieures, en ce temps fébrile où Nelligan composait ses poèmes. Quel qu’ait pu être l’apport de Dantin, il a été alors assimilé par Nelligan, intégré par imprégnation à sa propre substance et à ses manuscrits ». Dans sa remarquable biographie de Dantin, Yvette Francoli adopte un autre ton. Non seulement elle ne retient pas le point de vue de Luc Lacourcière qui voit en Dantin un « maître d’école qui prête des livres à Nelligan et le fait travailler sur des sujets précis », mais elle penche vers le verdict de Claude-Henri Grignon. Or, Grignon, toujours matamore, tranche la question à partir des confidences d’Olivar Asselin : « Les plus beaux vers de Nelligan ne sont pas de lui », avant d’ajouter, perfide et cruel, qu’ils proviennent d’un être de vilaines mœurs. Conclusion d’Yvette Francoli : « Autant dire que cette œuvre, qu’il a nourrie de sa propre chair – comme le pélican, son emblème personnel – est bien plus la sienne que celle de son jeune disciple ». Bien sûr, on a invoqué à l’encontre de cette substitution les dénégations de Dantin lui-même : c’est tout juste, clame-t-il, s’il a ajouté quelques virgules ici et là… À l’évidence, Dantin plaidant contre lui-même ne dissipe pas le doute. Sa vingtaine de pseudonymes témoigne, dira-t-on, de son goût de l’ombre : il veut le silence autour de son incursion en zone cléricale, la pénombre à propos de ses amours… Pédagogue dans l’âme, dira-t-on encore, il se réjouit des succès de ses novices plus que des siens. Pour ces motifs, conclut-on, il vantera le génie de Nelligan et ne lui disputera même pas le segment de son auréole qu’il pourrait revendiquer. Et revient la différence d’âge : Dantin naît en 1865, Nelligan en 1879. À leur première rencontre, en 1897, le plus âgé est déjà lourd d’expériences et de plaies, le plus jeune est à peine… un novice.
DesRochers aussi ?
Les différences entre Nelligan et DesRochers sont si accusées qu’on hésite à imputer au fringant poète d’À l’ombre de l’Orford une perméabilité comparable à celle de Nelligan. Et pourtant ! Lisons la lettre 164 de la Correspondance entre Dantin et DesRochers (12 septembre 1932) où se présente, net et répétitif, l’aveu de DesRochers : « J’ai même copié les passages plus personnels où vous faisiez la critique de mes vers. Je crois que ce genre de critique est le seul qui soit actif. La critique littéraire est un peu, même beaucoup, à mon sens, de l’enseignement destiné aux futurs écrivains qu’aux auteurs et aux lecteurs éventuels de l’heure présente ». Comment adopter plus clairement la posture du disciple ?
À l’examen, on trouvera, entre DesRochers et Nelligan, plus de similitudes que prévu. La différence d’âge est, ici encore, écrasante. Le manque de formation est le même : Nelligan n’a ni étudié ni lu ; DesRochers s’est satisfait des trois premières années du cours classique. Dantin est docteur en philosophie. Lors du premier contact entre Dantin et DesRochers (1928), le poète de Sherbrooke avait lui aussi peu de lauriers à afficher. À l’ombre de l’Orford (1930) suit l’appel à Dantin. Paragraphes (1931) manifeste chez DesRochers le désir de tâter lui aussi de la critique. Mimétisme admiratif ne signifie pas imitation servile, mais notons que DesRochers, primesautier et combatif, se révèle d’une extrême plasticité dès que Dantin fronce le sourcil. Lui, qui respectait les interdictions de l’Index, il endosse le socialisme de Dantin alors que le Vatican interdit cette option aux catholiques. Lui qui se proposait une poésie hermétique, il freine de tous ses fers quand Dantin lui signale la stérilité de cette veine. Le magistère de Dantin s’éloigne ici de la stylistique, mais le maître des novices conserve son aura.
D’ailleurs, Dantin aurait-il trop aidé ses novices qu’il les aurait respectés mieux que certains éditeurs. Ainsi, la collection du « Nénuphar », publiant DesRochers en 1948, imposait ses tris : « La présente édition […] remplace l’Offrande aux vierges folles, d’une inspiration plus fermée, par treize nouveaux poèmes du Cycle du village… » En 1952, la même collection publiait les Poésies complètes de Nelligan en escamotant la préface par laquelle Dantin auréolait l’auteur du « Vaisseau d’or ».
Trop aider est peut-être plus élégant que bousculer.
* Louis Dantin (Eugène Seers) vers 1938-1939.
1. Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, Une émulation littéraire (1928-1939), Fides, Montréal, 2013, 574 p. ; 39,95 $.
2. Alfred DesRochers (1901-1978). Il est le père de l’auteure, actrice et humoriste Clémence DesRochers.
3. Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, Les vies secrètes de Louis Dantin, Del Busso, Montréal, 2013, 456 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
C’était en quelque sorte leur revanche à tous deux. Nul doute aussi que Dantin se réjouissait à l’idée que « cette ébauche de génie », qu’il avait nourrie de sa propre chair, resterait pour la postérité l’un des plus beaux fleurons de la poésie québécoise, et contribuerait à leur gloire mutuelle, pour reprendre les mots de son confrère le père Boismenu.
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 431.« Il doit être bien entendu que vous ne devez pas répandre la notice sur le père Seers, ni sur aucun des religieux sortis. Le Conseil Général a observé que cela n’était pas opportun. Quand on est sorti, on est séparé, et c’est fini », écrivait le 20 décembre 1929, le père archiviste de Rome à son confrère de Bruxelles. Voilà pourquoi, aujourd’hui encore, la consultation de ses dossiers personnels n’est pas autorisée, ce que certains pères jugent regrettable.
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 132.Certes, il avait retrouvé sa liberté, mais au prix de sa sécurité matérielle et de son bien-être. Le brillant intellectuel était devenu « un ouvrier, un de la grande famille du peuple ». Il travaille six jours par semaine, de huit heures du matin à six heures du soir, comme typographe à la compagnie Caustic and Claflin, et gagne dix-sept dollars par semaine…
Yvette Francoli, Le naufragé du Vaisseau d’or, p. 254.C’est lorsqu’elle met l’accent sur les différences entre Dantin et DesRochers que l’étude d’Annette Hayward est particulièrement éclairante pour nous. Elle identifie quatre lieux de différends : la religion, le socialisme, le canadianisme intégral et la conception de la poésie.
Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, p. 44.Quand je [écrit DesRochers] vous soumets des vers, au nom du ciel, soyez sévère ! Ne résistez jamais à la tentation d’inscrire des commentaires en marge. Il n’y a rien que j’aime autant. Je me rends compte parfaitement que vous en savez bien plus long que moi en esthétique, et j’aimerais être un élève pas trop pire…
Pierre Hébert, Patricia Godbout et Richard Giguère, avec la collaboration de Stéphanie Bernier, La correspondance entre Louis Dantin et Alfred DesRochers, lettre 70, p. 243.Le Far West, terre des mythes
FINALISTE AUX PRIX DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL 2015
Tendance momentanée ou simple coïncidence ? Depuis quelques années, des romancières d’ici ou d’ailleurs ont investi un genre pourtant enclin à exalter la virilité : le western.
Marquées par les romans de Cormac McCarthy et les films de Sergio Leone, elles ont signé des œuvres qui sont de purs joyaux littéraires : pensons à Sauvages de Melanie Wallace, La veuve de Gil Adamson, La . . .
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La guerre n’épargne personne
Inspiré et profondément marqué par un dur contact avec la réalité, Les rescapés de Berlin1 de Janine Tessier fait toucher du doigt la difficulté qu’éprouvent les humains à imaginer les souffrances d’autrui.
Nos douleurs sont toujours plus vives, nos maux plus immérités, nos morts plus injustes. Lorsque, par malheur, la guerre complique les relations entre les autres et nous, il devient encore plus difficile d’équilibrer la balance : il est impossible que l’ennemi souffre autant . . .
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Entrevue avec Gilles Jobidon
Avec la publication récente de La petite B.1, Gilles Jobidon poursuit une œuvre romanesque amorcée voilà une quinzaine d’années avec un étonnant succès. Son premier titre, La route des petits matins, avait alors remporté le prix Robert-Cliche 2003, le prix Ringuet 2004 de l’Académie des lettres du Québec et le prix Anne-Hébert 2005. Et pourtant, le manuscrit envoyé à de nombreux éditeurs avait essuyé plusieurs refus. Conversation à bâtons rompus avec un écrivain qui écrit comme on peint.
Gilles Jobidon . . .
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Marek Halter : Réconciliez-vous ! et Les femmes de l’islam
« Marek Halter naît à Varsovie en 1936. Il s’inscrit dans une lignée d’imprimeurs juifs dont les récentes générations sont politiquement proches du socialisme. La guerre disperse la famille après l’avoir soumise au ghetto de Varsovie. L’enfant passe d’un creuset culturel à l’autre. À cinq ans, la Pologne est déjà derrière lui. À neuf ans, c’est l’Ousbékistan. À quatorze, Paris. À quinze ans, le premier contact avec Israël. À dix-sept, l’Argentine… »
L. Laplante, Nuit blanche, no 77* Photo ©Maurice Rougemont/Opale/Éditions Robert Laffont
Réconciliez-vous !
Juifs, chrétiens, musulmans, Mes frères, mes amis, mes voisins1
Par Yvan ClicheCourageusement, l’écrivain français bien connu Marek Halter, né à Varsovie, de confession juive, lance ce cri du cœur pour la réconciliation entre les trois religions monothéistes, impliquées à fond dans le conflit israélo-arabe qui se déroule depuis les six dernières décennies, un fait qui a fortement contribué à empoisonner les rapports interreligieux.
Courage de l’auteur en effet de tenter de rétablir les ponts, alors que ce sont souvent les plus radicaux qui sont écoutés et entendus, ceux qui préconisent, dit l’auteur, les solutions provisoires fondées sur le rêve, un rêve qui, essentiellement, nie l’autre dans son existence. « Tuer une ou deux générations au nom d’un rêve est-il acceptable ? Pour ne pas souiller vos propres textes sacrés, oubliez vos rêves et réconciliez-vous ! »
Comment ? En commençant par évacuer Dieu, suggère l’auteur, terreau fertile des bornés, voire des terroristes.
Et crier. Crier son opposition à la ligne dure, dénoncer la rigidité des tenants de la manière forte, ceux que la haine aveugle, ceux qui se voient en porte-drapeau d’une cause au mépris des droits fondamentaux. Crier son opposition à ceux qui prônent la violence au nom de la religion, et qui anéantissent ainsi la parole, le dialogue.
Dans un contexte moyen-oriental si déprimant, où les faiseurs de paix apparaissent bien fatigués, cet appel à « voir la lumière dans l’obscurité » est tout simplement rafraîchissant.
1. Marek Halter, Réconciliez-vous ! Juifs, chrétiens, musulmans, Mes frères, mes amis, mes voisins, Robert Laffont, Paris, 2015, 62 p. ; 5,95 $.
Les femmes de l’islam2
Par Laurent LaplanteUne fois de plus, Marek Halter place sa production littéraire sous deux bannières : la réconciliation entre les différentes religions et l’hommage dû aux femmes dans l’essor de chaque credo. Cette fois, c’est sur la naissance de l’islam qu’il se penche et sur le rôle qu’ont assumé dans son envol l’épouse et la fille du Prophète.
Khadija, qui a efficacement pris les commandes du commerce bâti par son défunt mari, possède assez de pragmatisme pour prévoir les contraintes que devra accepter une femme dans le monde arabe. Elle est pourtant trop fière pour abdiquer entre les mains d’un homme dont son cœur ne voudrait pas. Heureusement, les dieux de l’islam et de la littérature apaisante résolvent la difficulté en plaçant sur sa route Muhammad, un jeune homme satisfaisant aux exigences du sentiment comme à celles de la gestion. Qu’il soit plus jeune que Khadija importe peu, puisqu’il s’engage à ne jamais épouser, tant que vivra Khadija, une deuxième ou une troisième femme. Pendant un temps, tout va bien dans le couple et le commerce. Peu à peu, cependant, Muhammad vaque à d’autres tâches : au creux d’une grotte, il médite, prie, reçoit la dictée de l’ange Gabriel. De gestionnaire et guerrier, il devient croyant et prophète. Khadija mourra avant que cette vocation se déploie pleinement, exprimant sa foi, mais sans plus.
Fatima naît de cette union entre Khadija et Muhammad. Au lieu d’être le deuxième fils qui aurait renforcé le statut de Muhammad face aux rivaux, elle fut la quatrième fille. Qu’à cela ne tienne, elle acquerra les habiletés guerrières qui caractérisent les mâles et s’efforcera d’être un fils plutôt qu’une fille aux yeux de son père. Elle obéira quand même à son père quand celui-ci lui choisira un époux.
On aura compris qu’une marge sépare les romans des projets portés par Marek Halter. D’une part, l’auteur met si fermement l’accent sur la pondération de Muhammad qu’il en fait son thème principal et qu’il ébranle heureusement les préjugés au sujet de l’agressivité de l’islam. Par ricochet, mais par ricochet seulement, l’amitié que Muhammad propose aux juifs s’harmonise avec la recherche de réconciliation entre les églises. D’autre part, il faut bien constater que ni Khadija ni Fatima ne pèsent lourd face au machisme ambiant. Tôt ou tard, les deux doivent accepter la loi du mâle. Louables visées, programme imparfaitement respecté.
Malgré le métier et les dons de conteurs de Halter, les réticences que suscite la littérature imprégnée de bonnes intentions demeurent justifiées.
2. Marek Halter, Les femmes de l’islam : T. 1, Khadija, Robert Laffont, Paris, 2014, 368 p. ; 29,95 et T. 2, Fatima, Robert Laffont, Paris, 2015, 345 p. ; 29,95 $.
Tourisme bibliophilique II — Double surprise à Détroit
Toutes les librairies que nous présente Frances Cha dans World’s coolest bookstores sont à couper le souffle. Elles rivalisent de beauté par le faste de leur architecture ou le raffinement de leur design. Il est impossible de regarder les photos du site sans être pris d’une soudaine envie de voyager. Seule la librairie John K. King Used and Rare Books détonne.
Il s’agit d’une ancienne manufacture sans élégance, dont la peinture des murs extérieurs est d’une autre époque ; elle est entourée de clôtures en métal et située sur une large rue anonyme. Fait encore plus étonnant, cette librairie est à Détroit, ville qui connut la gloire des belles années de l’automobile puis les affres de la mondialisation, et qui aujourd’hui compte de nombreux édifices abandonnés. Bref, une librairie laide dans une ville en déroute. Il ne m’en fallait pas plus pour être séduit.
Une ville peu touristique
J’ai tout de même mis quelques semaines avant de convaincre ma douce d’aller passer une semaine de vacances dans cette ville. Il faut dire que sa réputation peu enviable à propos de la criminalité n’en faisait pas un endroit de prédilection pour une famille de deux enfants de quatorze et six ans, dont le plus jeune est en fauteuil roulant. Nous avons réglé la question en élaborant un plan B fort simple : quitter la ville si nous ne nous sentions pas en sécurité. Mais une fois sur place l’appréhension initiale s’est rapidement évaporée. Le premier soir, à 22 h, nous avons croisé deux femmes blanches dans la trentaine en train de faire leur jogging, et finalement, après une semaine passée dans la ville, jamais nous n’avons été inquiétés. En fait, comme le dit si bien Doug, un natif de Détroit rencontré par hasard et qui nous a fait découvrir certains des secrets de sa ville : « If you are concerned about safety, you have come to the wrong country ».
Le premier défi pour se préparer a été de trouver un guide de voyage, car les maisons d’édition traditionnelles n’en produisent aucun sur cette ville. À force de recherches, j’ai déniché un ouvrage intitulé Belle Isle to 8 Mile : An Insider’s Guide to Detroit, qui a vu le jour à la suite d’une campagne de sociofinancement. Ce livre s’avérera une mine d’informations précieuses pour la planification de notre voyage. Puis, fidèle à mon habitude1, j’ai repéré les librairies d’occasion qui valent le détour. Mais dans cette ville, elles sont rares, et des quatre qui sont présentées dans le guide, l’une d’elles, la Marwil Bookstore, avait entre-temps fermé ses portes.
Un choix démesuré
Le hasard faisant bien les choses, ma conjointe avait réservé un loft qui, sans qu’elle le sache, était situé à quelques rues de la fameuse librairie John K. King Used and Rare Books. Un après-midi, fébrile, je me suis octroyé le temps d’aller la visiter en compagnie de mon fils de quatorze ans, le seul qui me suive dans mes pérégrinations bibliophiliques. Elle est exactement telle qu’on l’a décrite : gigantesque. L’immeuble de quatre étages compte des centaines de milliers de livres, méticuleusement classés en plus de 900 catégories. Pour s’y retrouver, un plan est offert à l’entrée et à chaque étage, une rose des vents indique les points cardinaux pour mieux s’orienter.
Lorsque j’entre dans une librairie, je me dirige en premier lieu vers la section qui m’intéresse le plus. Dès que j’y mets les pieds, une forme d’excitation infinie m’envahit, un sentiment de plaisir qui me fait oublier jusqu’au temps qui passe ou la faim qui me tenaille le ventre. En même temps, une forme d’urgence apparaît, une douce panique à l’idée d’arriver trop tard au livre recherché – car c’est le propre des librairies d’occasion : on ne sait jamais quels livres s’y trouvent ni en combien d’exemplaires. J’ai déjà eu à composer avec la déception de voir la main d’une personne entrée en même temps que moi, mais arrivée en premier devant la section convoitée, saisir un livre, le feuilleter et le mettre sous son bras. Est-ce que le livre aurait pu m’intéresser ? Je ne le saurai jamais, n’ayant pas eu le loisir d’y jeter un œil, et c’est précisément cette interrogation laissée sans réponse qui est source de tant d’inquiétudes. Cette sensation m’empêche parfois d’apprécier pleinement le reste de ma visite. Bref, je repère rapidement les livres dignes d’intérêt et parfois, après en avoir feuilleté un, ne sachant pas encore si je vais me le procurer, je regarde aux alentours afin de m’assurer que personne ne cherchera à s’en saisir une fois que je l’aurai déposé. Dans le cas où je décide de le garder momentanément pour poursuivre ma réflexion, je tente de ne pas trop me faire remarquer par un libraire, craignant alors qu’il puisse penser que je tente de le dérober : une autre cause de malaise. Voilà pourquoi la visite d’une librairie d’occasion est toujours source d’une foultitude d’émotions.
Je me dirige donc dans un premier temps vers la section que les Anglo-Saxons appellent Books about books, située au quatrième et dernier étage. Puis, chemin faisant, je traverse chacun des étages de l’édifice, ce qui me permet d’apprécier le design unique de cette librairie aux dimensions hors du commun. Partout, les livres sont parfaitement bien alignés, aucun espace vide n’a été laissé sur des rayonnages tout aussi parfaitement bien alignés ; l’ensemble prend toutes les apparences d’un véritable labyrinthe. L’effet est d’autant plus saisissant que la disposition des sections diffère à chaque étage. Ici et là, judicieusement distribués, des objets un peu étranges ne manquent pas de me faire sourire, comme cette imposante tête de cerf empaillée avec ses bois.
Au terme de ma visite, quelque chose me tarabuste : je sors les mains vides. La raison ? Si les rayons comportent une quantité faramineuse de livres, je n’en ai trouvé aucun qui soit rare ou ancien. À moins ne qu’ils soient regroupés dans une section particulière ? Force m’est d’admettre que mon flair ne m’a pas permis de la trouver. Le soir, je relis attentivement l’information contenue sur le site Web pour m’apercevoir que cette section est en fait accessible sur rendez-vous. Bon. Pas le choix, je dois y retourner.
Le lendemain, nous poursuivons notre visite de la ville en famille et passons un avant-midi complet à déambuler au Eastern Market, le marché extérieur de Détroit, le plus grand de ce genre aux États-Unis, qui s’étend sur trois immenses hangars à aires ouvertes. Les odeurs y sont invitantes, et la foule, bigarrée et opaque, n’est jamais intimidante. Autour des hangars, des antiquaires, restaurants et commerces spécialisés se sont installés dans des édifices permanents. C’est là qu’un organisme a ouvert le Signal-Return Press, une imprimerie artisanale et un atelier de typographie à l’ancienne. Il est possible d’y suivre des cours et de louer différentes presses afin de créer et d’imprimer ses propres cartes d’affaires, des cartes de vœux, des papiers d’emballage, des affiches ou des livres. Attenante à l’atelier, une boutique vend des créations d’artistes.
Une librairie aux parfums magiques
Le jour suivant, je trouve un moment pour me rendre de nouveau à la librairie John K. King Used and Rare Books – les boutiques ferment souvent à 17 h à Détroit, ce qui ne va pas sans poser certains défis de logistique – et je demande à visiter la section des livres rares et anciens. L’employé à l’entrée appelle par un système de communication interne l’assistante de John King. Après de longues minutes passées à attendre, minutes pendant lesquelles je me rappelle combien la librairie est vaste, elle apparaît et m’invite à la suivre. Tout en discutant, et à ma grande surprise, nous sortons de la librairie, la contournons vers la droite pour nous diriger vers un second immeuble situé à l’arrière. Elle s’arrête devant une grande porte en métal, fait jouer les clés et, sitôt la porte ouverte, on s’engouffre à l’intérieur.
C’est le choc : il s’agit d’un immeuble de deux étages, d’une superficie similaire à celle de la première librairie, mais contenant uniquement des livres rares et anciens, tout aussi rigoureusement classés par thèmes et en ordre alphabétique. Chaque étage comporte plusieurs pièces somptueuses, avec des bibliothèques sur chaque mur qui s’élèvent jusqu’au plafond. Au milieu, des présentoirs antiques aux panneaux vitrés renferment certains des plus beaux spécimens de la librairie. Les murs des escaliers sont placardés d’une myriade de cadres contenant des affiches, des photos ou des découpures de journaux liés au thème du livre ou de la librairie. Il règne dans cet endroit un sens de l’ordre étonnant, l’espace y étant savamment exploité. Alors que je dois suivre le pas rapide de l’assistante, qui me mène d’une salle à une autre, je tente de ne rien manquer, balayant du regard tous les coins et recoins de cette librairie aux parfums magiques. Jamais je n’ai eu l’occasion de me promener dans une librairie aussi somptueuse. Lorsque nous sortons du bâtiment pour retourner au premier, je me retourne pour regarder de nouveau cette véritable caverne d’Ali Baba du bibliophile, et je constate qu’un troisième étage semble avoir été construit récemment. L’assistante m’apprendra qu’il s’agit des appartements personnels du propriétaire.
C’est lors de ma troisième visite que je peux finalement rencontrer John King. Il me raconte que lorsqu’il avait quatorze ans, la ville de Détroit comptait une bonne vingtaine de librairies, mais qu’elles ont toutes fermé leurs portes au fil des années. Nous conversons à propos de l’avenir du livre papier, et il m’apprend que son commerce se porte mieux depuis environ un an. Nous tombons d’accord pour affirmer que si Internet permet de se procurer un livre très précis, rien ne remplace la visite d’une librairie pour trouver par hasard un ouvrage dont on ignorait jusqu’à l’existence.
Avant de partir, l’assistante me tend les deux derniers catalogues en format papier que la librairie a produits pour ses clients et abonnés, aujourd’hui remplacés par une base de données en ligne, me mentionnant qu’elle adorait effectuer les recherches minutieuses que ces petits imprimés exigeaient.
D’autres trésors
J’ai trouvé, au fil de mes pérégrinations à Détroit, plusieurs livres. À la librairie du Detroit Institute of Arts, je suis tombé sur The Unreal Estate Guide to Detroit de Andrew Herscher, un ouvrage qui présente de nombreux projets citoyens qui vont de l’agriculture urbaine à l’art de rue, en passant par des groupes organisés d’entretien des espaces publics que la ville a laissés à l’abandon, faute de moyens. J’y ai aussi trouvé Connecting the Dots, Tyree Guyton’s Heidelberg Project, un essai sur l’œuvre artistique de Tyree Guyton, située sur la rue Heidelberg, lieu qui est devenu au fil des années un arrêt incontournable pour qui visite Détroit.
Dernier jour. Nous nous arrêtons à la librairie The Book Beat, située dans un centre commercial excentré au nord de la fameuse rue 8 Mile. Spécialisée en livres d’art et en littérature jeunesse, elle comporte aussi une grande section de livres neufs et usagés sur le design. Bien que j’aie manqué de temps pour faire le tour de ses nombreux rayonnages, j’ai tout de même réussi à y trouver le catalogue d’une exposition à propos de Frank Lloyd Wright et le livre d’art Frank Lloyd Wright & the Book Arts.
Finalement, après toutes mes visites à la John K. King Used and Rare Books, je repartirai avec l’affiche de cette librairie où l’on voit, sur fond noir, un labyrinthe dont les murs sont des livres posés sur la tranche, avec au milieu la phrase : « Once you’re in, you don’t want to leave ». Quant aux livres, j’en suis ressorti avec 200 years of Detroit Booksellers, 1817 to 2007, un bref ouvrage qui retrace l’histoire des librairies de la ville, produit par Kathryn MacKay et The Book Club of Detroit. En le lisant, j’y apprendrai que John King a commencé par vendre des livres entassés dans le coffre de sa voiture en 1965. Finalement, j’ai mis la main sur Detour in Detroit de Francesca Berardi, une journaliste italienne passionnée par Détroit. C’est l’ouvrage qui m’accompagnera pendant les jours suivant notre départ et qui me permettra de poursuivre la découverte de cette ville fascinante.
1. Voir Tourisme bibliophile I — La librairie d’occasion est à un quartier ce que les grenouilles sont à un étang : un signe de bonne santé.
Antoinette Peské (1904-1985)
Enfant prodige, Antoinette Peské (1904-1985) aurait pu connaître un brillant destin littéraire. Ses poèmes, qu’elle avait commencé à écrire à sept ans, fascinaient Apollinaire, mais celui-ci mourut avant de donner suite à son projet de les publier.
Ses romans, qu’elle écrivit seule – L’insaisissable rival (1924), La boîte en os (1941) – ou en collaboration avec son mari Pierre Marty – Ici le chemin se perd (1955), Le bal des angoisses (1957) – n’ont pratiquement pas trouvé leurs lecteurs . . .
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Gérald Leblanc
Le 30 mai 2005, Gérald Leblanc1 mourait. Dix ans plus tard, son œuvre est plus que jamais vivante. Son œuvre, mais aussi le mouvement littéraire qu’il a contribué à créer, en particulier comme directeur littéraire des éditions Perce-Neige. Car il était aussi un animateur de cette Acadie qu’il a toujours défendue et promue sur toutes les scènes qui s’offraient à lui. En construisant ses poèmes à partir de son quotidien, il a su rendre l’essentiel de ce qu’est la vie et inscrire l’Acadie dans la modernité en y accueillant le monde.
Premiers textes
Quand il publie son premier recueil, Comme un otage du quotidien (le deuxième publié par Perce-Neige, en 1981), il est déjà connu comme parolier du groupe de folk rock 1755, alors au sommet de sa popularité. En 1976, l’unique numéro de la revue Emma, publiée par les éditions d’Acadie, présentait ses premiers poèmes, parmi lesquels on retrouve la chanson de 1755 « Rue Dufferin ». Sa poésie tourne alors autour de trois grands thèmes : l’Acadie, la langue et ses rapports avec les autres. Il affirmera la réalité du pays, tâche difficile qu’il entreprend dès le premier poème d’Emma : « Je saignais d’une vie déracinée / dans un pays châtré ».
Dans Comme un otage du quotidien, il raconte d’une façon claire et simple sa vie de tous les jours. Les fondements de ce que sera sa poésie sont là : l’Acadie de Moncton, les auteurs qu’il aime, la musique, source à la fois de rythmes, mais aussi d’influences, la langue, le plus souvent utilisée d’une façon « standard », mais avec des incursions chiacs, l’amour et l’amitié qui nous entraînent dans l’intimité du poète.
Une quête qui s’intériorise
Des quatre recueils qu’il publie entre 1991 et 1999 – tous chez Perce-Neige –, Éloge du chiac (1995) rassemble le plus clairement l’ensemble de ses préoccupations. « Notre univers, affirme-t-il dans le texte liminaire, est rempli de mots alors pourquoi s’en priver ? » De là, il se dit « en plein bricolage linguistique, vieux mots français entrecoupés d’expressions anglaises, verbes anglais à terminaisons françaises », situés quelque part « entre madame de Staël et Madonna » et, précise-t-il, « nous n’y sommes pas pour nous excuser ». Il utilise le chiac avec une parcimonie qui peut paraître surprenante, mais qui pourtant lui ressemble : le chiac est pour lui une couleur, une façon de souligner l’unicité de son expérience linguistique, jamais un absolu. Cette finesse correspond à son écriture ouverte, accessible à l’ensemble des francophones. Car il écrit dans une volonté de partage, soucieux de sa langue, de la précision syntaxique, du sens des mots. Autant il peut défendre le chiac, autant il est conscient de la nécessité de ne pas enfermer sa poésie dans un ghetto linguistique.
La langue de Gérald Leblanc chante le désir toujours contrarié d’enracinement. Comme dans ses autres ouvrages, la nomination est essentielle : il doit mettre un nom sur chaque chose, sur chaque facette de sa ville, sur chaque être pour que ceux-ci existent. Il y a là le drame de celui qui a peur que l’univers se dissolve s’il ne réussit pas à l’amarrer au sol des mots.
Les poèmes de Gérald Leblanc respirent au rythme de la vie quotidienne, habités par le regard parfois inquiet, parfois serein de leur auteur. Dans Le plus clair du temps (Perce-Neige, 2001), Leblanc nous invite à l’accompagner dans une promenade toute simple dans les rues de Moncton. Marcher dans la rue, faire l’épicerie, s’installer à une terrasse, écouter de la musique, acheter un livre, lire un texte, regarder les étoiles, prendre l’autobus… Et, par-dessus tout, rendre compte de sa ville, ce Moncton qui est au cœur de son œuvre depuis le tout début. En arrière-plan, la relation amoureuse toujours présente, elle aussi, depuis le premier recueil, et les 50 ans du poète. Le temps passe et la nécessité de saisir le temps passé traverse tout le livre, comme nous l’indique le chronomètre autour duquel se construit l’œuvre de Mathieu Léger, qui orne la très belle page couverture.
Moncton est également au centre de l’unique roman de Gérald Leblanc, Moncton mantra (Perce-Neige, 1997). Cette autofiction raconte le cheminement d’un jeune homme de Bouctouche, Alain Gautreau, de son arrivée à l’Université de Moncton à l’automne 1971 à la publication de son premier recueil de poésie en 1981. L’action nous est racontée sous la forme d’un journal intime dans lequel l’anecdote domine largement la réflexion. Ce roman évoque ce qui s’est passé à Moncton durant ces années qui ont vu l’émergence du mouvement artistique acadien.
Le temps a changé de valeur dans Techgnose (Perce-Neige, 2004). Il n’est plus relié à une promenade, à une rencontre, à une réflexion, mais davantage à une émotion, à un mouvement. Leblanc nous fait partager son expérience de la danse, cette extase née de l’abandon de soi dans la musique, dans la frénésie née de la fusion des corps qui se laissent porter par le rythme.
Après lui
Un an après son décès, Perce-Neige publie Poèmes new-yorkais (Perce-Neige, 2006), qui regroupe des textes écrits entre 1992 et 1998. On découvre l’appartement où il vit, entendant avec lui la musique que fait jouer son voisin, ou encore telle rue, telle librairie. On a littéralement le sentiment d’accompagner Leblanc dans ses activités, dans son approche de cette ville qu’il aimait, dans ses expériences affectives.
Il avait réussi à cristalliser autour de lui au sein des éditions Perce-Neige ce que l’on peut appeler aujourd’hui « l’École littéraire de Moncton ». La génération des écrivains des années 1990 lui doit beaucoup : de Marc Poirier et Jean Babineau à Éric Cormier et Christian Roy en passant par bien d’autres dont Sarah Marylou Brideau et Stéphanie Morris. Tous ces jeunes publiés par Perce-Neige ont été encouragés, critiqués et dirigés par lui. Une direction qui n’avait rien de dictatorial, mais qui tenait davantage à son profond désir de faciliter l’émergence d’une parole originale, propre à l’Acadie.
1. Né à Bouctouche le 25 septembre 1945, Gérald Leblanc déménage à Saint-Jean (N.-B.) à l’âge de quatorze ans. Il termine ses études secondaires au St. Malachy’s Memorial High School, donc en anglais. Après quelques petits boulots, il décide de s’inscrire à l’Université de Moncton en 1971. Il abandonne près un peu plus d’une année d’études peu convaincantes. Dès lors, son cheminement est lié à la scène culturelle de la ville, dont il deviendra le chantre. Il participe à la fondation des éditions Perce-Neige en 1981, dont il sera le directeur littéraire quelque temps après la relance de la maison en 1991. Peu exigeant financièrement, il consacre tout son temps à l’écriture, la sienne et celle des auteurs de Perce-Neige. Il décède d’un cancer le 30 mai 2005.
Gérald Leblanc a publié :
Emma I, avec Laurent Comeau (photographies), Louis Comeau (dessins et page couverture), Yvon Leblanc (photographies), Roberthe Mélanson (dessins) et Danyèle Myre (photographies), D’Acadie, 1976 ; Comme un otage du quotidien, poésie, Perce-Neige, 1981 ; Alyre, monologue théâtral, Galerie sans nom, 1981 ; Les sentiers de l’espoir, théâtre jeunesse, théâtre l’Escaouette, 1983 ; Géographie de la nuit rouge, poésie, D’Acadie, 1984 ; Lieux transitoires, poésie, Michel Henry, 1986 ; L’extrême frontière, Poèmes 1972-1988, Prix littéraire de la Ville de Moncton 1990, D’Acadie, 1988 et Prise de parole, 2015 ; La poésie acadienne, 1948-1988, avec Claude Beausoleil, anthologie, Écrits des Forges/Le Castor Astral, 1988 ; Les matins habitables, illustrations de Tristan Wolski, poésie, Perce-Neige, 1991 ; Complaintes du continent, Poèmes 1988-1992, Prix des Terrasses Saint-Sulpice, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1993 ; Éloge du chiac, poésie, Perce-Neige, 1995 ; Méditations sur le désir, avec l’artiste Guy Duguay, livre d’artiste, Atelier Imago, 1996 ; Moncton mantra, roman, Perce-Neige, 1997 et Prise de parole, 2012 ; Je n’en connais pas la fin, poésie, Perce-Neige, 1999 ; La poésie acadienne, avec Claude Beausoleil, anthologie, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1999 ; Le plus clair du temps, poésie, Perce-Neige, 2001 ; Géomancie, nouvelle édition de Comme un otage du quotidien, Géographie de la nuit rouge et Lieux transitoires, poésie, L’Interligne, 2003 ; Techgnose, poésie, Perce-Neige, 2004 ; Poèmes new-yorkais, poésie, Perce-Neige, 2006.
EXTRAITSJe t’écrirai un poème sauvage
un poème tripes
avec le tam-tam en rut
entre les mots
un poème chiac
Emma, repris dans L’extrême frontière, p. 20.sur le sentier du rouge
au bureau d’assistance sociale, nos plaies cicatrisent
mal au son de CFQM/country & western. je me retrouve
dans un télé-roman cheap dans les entrailles de
l’Assomption, septième étage. c’est l’été 1981, en ville.
ici, nous sommes majoritairement Acadiens. il faut
demander une clé si nous voulons aller aux toilettes. la
police arrive : un réclamant est tombé endormi à force
d’attendre. on se moque d’une Amérindienne. on
ridiculise une fille-mère. on me rit dans la face quand je
leur réponds que je suis écrivain.
au régime du baloney et des saucisses, j’ai le temps
d’y repenser. que ça me rend aigre. comme Lou Reed
dans les rues de New York qui attend sa fix.
Géographie de la nuit rouge, dans Géomancie, p. 59-60.Vancouver
qu’est-ce que ça veut dire, venir de Moncton ? une langue bigarrée à la rythmique chiac, encore trop proche du feu. la brûlure linguistique. Moncton est une prière américaine, un long cri de coyote dans le désert de cette fin de siècle. Moncton est un mot avant d’être un lieu ou vice versa dans la nuit des choses inquiétantes. Moncton multipiste : on peut répondre fuck ouère off et ça change le rythme encore une fois. qu’est-ce que ça veut dire, venir de nulle part
L’extrême frontière, p. 161.flashback
Je retrouve au hasard
des photos dans une enveloppe
un regard sur 1974
me rappelle les amitiés et les projets
la poésie que nous écrivions
tard dans les nuits de fièvre
nous imaginions tout haut
l’avènement d’une Acadie en nous
pour faire remonter
le feu sacré d’une parole ancestrale
aux rythmes de notre rage
activée et brûlante
du goût de chanter dans nos mots
Les matins habitables, p. 63.éloge du chiac
de jouer dans la langue et d’en rire
d’en rêver quand on find out
qu’on communique
même si le voisin fait mine
de ne rien comprendre
too bad de se priver
de pareille façon
de faire accroire
contre soi-même
que ce rythme n’existe pas
Éloge du chiac, p. 11-12.en lisant Aragon à cinquante ans
que d’heures perdues à regarder passer le monde
au cœur perdu des heures à regarder le monde passer
au café lire les journaux pour tuer le temps
certains matins lorsqu’en nous l’univers gronde
c’est le mal de vivre auquel on ne peut rien sinon
se perdre dans ses pensées en regardant passer le monde
Le plus clair du temps, p. 32.le jeu d’épreuves
l’intensité de dire imprime sur ces textes
ce qui autrement m’aurait tué
le corps en feu au cœur d’une langue
avec des dents et du souffle
l’exploration délicieuse des limites
revenir sur ces traces écrites
avant de me rendre à l’extrême frontière
j’ai compris que j’écrivais pour sauver mon âme
Techgnose, p. 30.Le parcours d’un tyran domestique
Le terme saga, n’en déplaise à l’éditeur de La poussière du temps1 de Michel David, ne peut s’entendre ici que dans un sens dévié. Le Nouveau Littré en témoigne, qui définit ainsi la saga : « Histoire familiale qui se déroule sur plusieurs générations ».
Même si, en effet, Maurice Dionne a empoisonné l’existence de sa femme, puis celles de ses descendants, c’est lui, un lui écrasant, qui donne à ce récit sa triste unité. Maurice est le fléau, dans . . .
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L’Acadie, les Acadies
Les Acadiens sont fascinés par leur histoire qui, avouons-le, offre de nombreuses avenues d’analyse, de commentaires et de fiction. Les trois ouvrages qui sont présentés ici sont intéressants et complémentaires à plus d’un titre.
Si Nicolas Landry et Nicole Lang s’en tiennent à l’histoire des Acadiens du « territoire » actuel (les trois provinces maritimes), Phil Comeau, Warren Perrin et Mary Broussard Perrin (Prix littéraire France-Acadie 2015) font éclater l’espace en cherchant à nommer « toutes » les Acadies, c’est-à-dire toutes les régions où il y a des gens qui ont des ancêtres acadiens, aussi lointains soient-ils. On frôle la folklorisation et on confirme la passion que plusieurs ont de la généalogie. Cela dit, l’ouvrage pointe par incidence le métissage des populations de l’Amérique du Nord. Joel Belliveau, quant à lui, revient sur les manifestations qui ont animé la toute jeune Université de Moncton, amorçant le mouvement culturel et social d’où allait émerger une floraison d’artistes résolument inscrits dans la modernité. On est alors loin de la gentille et naïve vision proposée par Natasha St-Pier dans le clip où elle chante « Tous les Acadiens », fondant les Amérindiens, les Acadiens et les Cajuns dans un même magma. On pourrait même penser que Michel Fugain serait surpris de la façon dont elle l’a mise en images.
Alors, pour faire passer ce clip, rien ne vaut la lecture de ces trois ouvrages qui enrichissent (c’est le moins qu’on puisse dire) la « vision » proposée par Natasha.
D. Lonergan
Histoire de l’Acadie1 de Nicolas Landry et Nicole Lang
Par David Lonergan
L’histoire de l’Acadie est passionnante et Nicolas Landry et Nicole Lang ont réussi à nous la faire partager. Sur cette Acadie qui est celle des provinces maritimes, l’ouvrage « vise d’abord et avant tout à faire connaître le vécu de tout le peuple acadien, pas seulement celui de son élite ». D’où l’importance accordée à la vie sociale, aux valeurs, à l’économie, à l’éducation et aux rôles des femmes, quitte à laisser moins de place à l’aspect politique.
Les deux auteurs sont des professeurs d’histoire de l’Université de Moncton, Landry au campus de Shippagan et Lang à celui d’Edmundston. Lang a publié plusieurs articles sur le monde du travail en Acadie, tandis que Landry s’est particulièrement intéressé aux pêcheries, toujours en Acadie. Ce qui explique l’objectif de l’ouvrage, qui « tente de répondre aux besoins et aux préoccupations des étudiantes et des étudiants du premier cycle universitaire et du public en général ». Les auteurs utilisent une langue sobre, claire, habitée par un vocabulaire précis, mais pas « pointu ». La lecture en est ainsi rendue agréable. Ce qui n’empêche pas les nombreuses notes de bas de page et la généreuse bibliographie qui prouvent le sérieux du projet et facilitent les recherches que pourraient mener les étudiants.
L’ouvrage est divisé en sept chapitres, chacun couvrant une partie de l’histoire en suivant la chronologie de la fondation en 1604 jusqu’à 2013. Chaque chapitre comporte des sections séparées sur le politique, le social et l’économique. À leur tour, ces sections sont subdivisées en fonction de thèmes qui appartiennent à l’époque. Cette nomenclature s’explique par la volonté d’en faire un ouvrage pédagogique. Par contre, elle entraîne quelques redites puisque certains faits peuvent appartenir à plusieurs domaines. Elle a cependant l’avantage de permettre une lecture ciblée en fonction de l’un ou l’autre des thèmes, par exemple la situation des femmes, la vie religieuse, l’éducation, la langue.
L’accent est mis sur la période qui se termine en 1763 avec le traité de Paris : le tiers de l’ouvrage lui est consacré. En comparaison, la période allant de 1763 à 1880 n’a droit qu’à 80 pages, alors que celle de 1880 à 2013 compte environ 170 pages. En cela, ce livre reflète la fascination qu’ont les Acadiens pour l’Acadie de l’« empremier » et l’état de la recherche sur le retour des Acadiens dans les Maritimes : les « cent ans dans les bois » sont aussi les plus difficiles à documenter.
Bien au fait des dernières recherches en histoire acadienne, les auteurs ont su trouver un ton qui tient compte de la complexité de la réalité des Acadiens, en particulier dans leurs rapports avec les Anglais. Par exemple, la déportation est traitée sans romantisme ni apitoiement, et sans condamner les officiers anglais. Le point de vue des auteurs est descriptif et analytique : faits et causes sont énoncés en tenant compte des enjeux de chacune des forces en présence – Français, Canadiens, Acadiens, Amérindiens, Anglais (autant ceux de la métropole que ceux de la Nouvelle-Angleterre). On comprend alors mieux la nature des conflits, ce qui n’enlève rien au caractère tragique du Grand Dérangement. Les conflits linguistiques et les autres thèmes sont abordés de la même façon.
La principale difficulté vient de la volonté de traiter des Acadiens des trois provinces maritimes. Ce choix oblige les auteurs à nous présenter l’organisation et l’évolution de chacune de ces provinces, en particulier dans le domaine de la politique, ce qui alourdit parfois le propos. Par contre, on peut ainsi avoir un portrait d’ensemble de ce qu’est la réalité des Acadiens : un peuple éparpillé dans trois provinces et vivant dans des conditions linguistiques fort différentes. Les auteurs distinguent d’ailleurs très bien les Acadiens du territoire, qui sont le sujet du livre, de ceux de la diaspora et de ceux qui sont d’une origine plus ou moins lointaine.
On pourrait regretter la rareté de cartes qui permettraient de mieux voir les lieux dont on parle et l’apparition de noms sans qu’on précise systématiquement de qui il s’agit ou encore à quel parti politique ou à quel organisme ils appartiennent. Par contre, les illustrations sont nombreuses et bien choisies. Enfin, la section sur la vie culturelle entre 1950 et 2013 est faible et entachée de quelques erreurs dont la plus amusante est de transformer le Pays de la Sagouine en un Village, ce qui serait plus proche de la réalité fictionnelle, mais contraire à son appellation.
Dans l’ensemble, cet ouvrage trace un portrait bien documenté de l’Acadie des Maritimes et répond à l’objectif que les auteurs s’étaient fixé.
1. Nicolas Landry et Nicole Lang, Histoire de l’Acadie, Septentrion, Québec, 2014, 467 p. ; 32,95 $.
L’Acadie hier et aujourd’hui, L’histoire d’un peuple2
PRIX LITTÉRAIRE FRANCE-ACADIE 2015 (sciences humaines)
Par David LonerganLes Acadiens ont été non seulement déportés, mais dispersés par l’Angleterre. Quant à ceux qui ont échappé à la déportation, ils ont fui leur Acadie, ce qui a également contribué à leur dispersion.
Malgré tout, ce peuple est toujours vivant dans les provinces maritimes et en Louisiane, tandis que dans différentes régions du Canada, des États-Unis et de la France, un nombre fort imposant de personnes peuvent se vanter d’avoir au moins un ancêtre acadien. À titre d’exemple, il y aurait 200 000 descendants d’Acadiens au Texas et trois millions au Québec.
L’avocat louisianais Warren Perrin, un des principaux animateurs de la diaspora acadienne, a eu l’idée de produire un livre qui en retracerait l’histoire, ferait le point sur la situation actuelle et présenterait TOUTES les régions où sont installés les descendants, fussent-ils lointains et dilués dans d’autres souches. Puis avec Mary Broussard Perrin (sa conjointe) et le cinéaste Phil Comeau, il a rassemblé 51 auteurs tant francophones qu’anglophones pour créer ce qui est à la fois une bible et un fourre-tout sur les Acadiens et les Acadies. Deux éditions existent : l’une en français, l’autre en anglais.
L’ouvrage est divisé en cinq parties qui se composent chacune de plusieurs articles de longueurs variables. « Acadie du monde » propose un survol de l’histoire, s’intéresse à la langue, rappelle la création du Congrès mondial acadien (CMA) et présente les ressources généalogiques. Les généalogies sont d’ailleurs au centre des « Historiques des régions acadiennes » (et elles sont nombreuses, ces régions). « Cultures de l’Acadie » et « Acadie remarquable » offrent un portrait historique et actuel de la mouvance acadienne dans une tonalité qui est manifestement mobilisatrice. En épilogue, Warren Perrin évoque ses « vingt-cinq ans de découvertes de l’Acadie du monde » par un album de photos.
C’est sans doute Zachary Richard qui donne la clé et le sens de ce livre quand il évoque sa découverte de « l’Acadie du Nord », lui l’Acadien du Sud, alors que jusqu’au début des années 1970 il en ignorait tout : « Comment est-il possible que ce sentiment d’identité, ce sentiment d’appartenance et même de parenté persistent après plus de deux cent cinquante années de séparation ? » C’est sans doute ce que ressentent les Acadiens présents aux différents CMA ayant lieu chaque cinq ans depuis 1999 dans l’une ou l’autre des régions acadiennes.
2. Sous la dir. de Phil Comeau, Warren Perrin et Mary Broussard Perrin, L’Acadie hier et aujourd’hui, L’histoire d’un peuple, Andrepont Publishing/La Grande Marée, Tracadie-Sheila, 2014, 495 p. ; 29,95 $.
Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie3
Par Yves LabergeComme l’a fait avant lui Raymond Hébert dans son excellent livre La révolution tranquille au Manitoba français (Du Blé, 2012), l’historien Joel Belliveau s’est intéressé à la « prise de conscience » de la jeunesse des années 1960 dans un milieu minoritaire, cette fois au Nouveau-Brunswick. Une partie de ce « moment 68 » avait été immortalisé dans le film L’Acadie, l’Acadie!?! (1971) de Michel Brault et Pierre Perrault ; plusieurs chapitres commentent d’ailleurs des séquences fameuses de ce documentaire.
Ce premier livre de Joel Belliveau dérive de sa thèse de doctorat soutenue en 2008, Tradition, libéralisme et communautarisme durant les « Trente glorieuses » : les étudiants de Moncton et l’entrée dans la modernité avancée des francophones du Nouveau-Brunswick, 1957-1969. Différents fonds d’archives ont été consultés ; c’est le principal apport de ce livre.
Trois mois avant le Mai 68 parisien, les étudiants de l’Université de Moncton ont connu leur « printemps érable » : manifestation réunissant 2000 personnes, grève étudiante, arrestations, conflits avec le gouvernement néo-brunswickois survenus « dans un milieu encore peu habitué au militantisme ». En conséquence, la direction de l’Université de Moncton avait fermé le Département de sociologie et congédié les sept professeurs ; une trentaine d’étudiants avaient aussi été expulsés. C’est précisément en relisant les textes (articles, thèses de doctorat) rédigés par ces principaux protagonistes il y a près d’un demi-siècle que débute Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, en en racontant les prémices (dès 1957) afin de saisir les conséquences de ce mouvement, ce « ras-le-bol qui a fait sortir de leurs gonds les étudiants de tous les coins de la planète ». Le cas néo-brunswickois était « une incarnation locale d’un phénomène global » avec cette différence que les étudiants de Moncton n’ont pas « imité » ceux d’ailleurs mais les ont précédés. Or, selon Joel Belliveau, ce « moment 68 » ne résulte pas uniquement d’un conflit linguistique ou identitaire, mais d’un ensemble de circonstances et d’un cheminement collectif s’étalant sur une dizaine d’années. En toile de fond, on trouve néanmoins la francophobie ambiante régulièrement alimentée par des lettres ouvertes dans les journaux du Nouveau-Brunswick et les actions néo-colonialistes de la Maritime Loyalist Association en faveur de l’unilinguisme anglophone et de la préservation de l’identité britannique au Canada.
3. Joel Belliveau, Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, Presses de l’Université d’Ottawa, Ottawa, 2014, 283 p. ; 39,95 $.
Tourisme bibliophilique I — La librairie d’occasion est à un quartier ce que les grenouilles sont à un étang : un signe de bonne santé
Lorsque vient le temps de planifier la visite d’une ville, un bon guide de voyage, tels ceux publiés par la maison d’édition québécoise Ulysse, regorge de suggestions quant aux lieux à découvrir. Mais une fois sur place, c’est le sempiternel dilemme bien connu du voyageur : si les choix sont nombreux, le temps, lui, est bien souvent limité.
Alors que le centre de la ville a toujours des attraits bien à lui, les petits quartiers limitrophes des secteurs économiques, un peu excentrés, où se mélangent vie quotidienne et commerces de proximité, échappent trop souvent au voyageur. Afin de rapidement repérer les lieux les plus intéressants où aller déambuler pour savourer ces petits quartiers situés non loin de l’activité frénétique du centre-ville, je procède à une recherche fort simple : je localise les librairies d’occasion. La nature particulière de ces commerces fait qu’ils sont invariablement situés au cœur de quartiers dynamiques et diversifiés, et donc, intéressants à visiter. Pour faire une analogie, la librairie d’occasion est à un quartier ce que les grenouilles sont à un étang : un signe de bonne santé.
Client un jour, fournisseur l’autre
Une librairie d’occasion doit s’implanter au cœur d’un microcosme socio-économique riche afin de se construire une clientèle non seulement pour écouler sa marchandise, mais aussi pour se la procurer. Contrairement à d’autres types de commerces, elle ne peut pas compter sur un fournisseur pour regarnir ses présentoirs. Pour ce faire, elle doit nécessairement être située à proximité de lieux où les gens vivent afin de faciliter le transport d’une marchandise qu’il est bien malaisé d’acheminer sur de longues distances, compte tenu de son poids. Puis, la librairie d’occasion a besoin d’un environnement urbain achalandé. Les commerces fréquentés sur une base quasi quotidienne – épicerie de quartier, boulangerie ou café – assurent la permanence du passage des résidents habitant à proximité. Les lieux de culture, tels les théâtres et les cinémas, permettent d’augmenter l’achalandage. Sans oublier que les parcs et autres lieux de verdure assurent la présence de jeunes familles aux enfants avides de découvertes – il est tellement facile d’acheter un livre d’occasion à un enfant ; une bonne façon de contrer l’utilisation de gadgets électroniques.
Pour attirer les clients à l’intérieur, une librairie d’occasion doit posséder une belle devanture invitante. De larges trottoirs et des arbres pour assurer un couvert ombragé les jours d’été sont deux ingrédients importants sans être essentiels. Finalement, si le quartier est bien desservi par un système de transport en commun, la circulation automobile sera moins dense, un autre facteur qui incite à déambuler nonchalamment.
Quelques bonnes prises
Au fait, à quoi ressemble ce quartier qui gravite autour d’une librairie d’occasion ? À un quartier que le voyageur aura plaisir à découvrir. Voilà pourquoi je prends toujours soin de repérer les librairies d’occasion lorsque je prépare mes voyages. Depuis que j’applique cette méthode, je réussis non seulement à visiter de magnifiques petits quartiers – ce qui plaît à ma conjointe – mais je parviens aussi à mettre la main sur des bijoux de livres – ce qui, j’imagine, plaît aussi à ma conjointe.
C’est ainsi qu’à Boston, j’ai mis la main sur un ouvrage plutôt rare, datant de la fin du XIXe siècle, du bibliophile français Octave Uzanne. L’ouvrage, intitulé L’art dans la décoration extérieure des livres de ce temps, possède un ex-libris de Stanley Marcus, un homme d’affaires étroitement lié à Boston.
J’ai profité de mon passage à Toronto pour me procurer l’autobiographie The Pope’s Book Binder des mains du libraire David Mason, lui demandant au passage une dédicace. J’y ai aussi déniché un catalogue des œuvres du maître relieur québécois Pierre Ouvrard, basé en grande partie sur les archives de l’Université de l’Alberta, qui a publié l’ouvrage. Finalement, perdu au milieu d’une bibliothèque vitrée et visiblement peu visitée par les clients d’une librairie d’occasion, j’ai trouvé un petit ouvrage de 1930 intitulé The Bookbinding Craft & Industry qui présente, illustrations à l’appui, les prouesses que l’imprimerie pouvait réaliser à l’époque.
Et qu’en est-il des librairies qui offrent des livres neufs ? Les chaînes installent des boutiques principalement au centre-ville ou dans des centres commerciaux. Si ces magasins sont intéressants pour trouver la nouveauté, leur essence est édulcorée par une certaine recherche du revenu au pied carré. Heureusement, à mi-chemin – au propre comme au figuré – entre la chaîne et la librairie d’occasion, il existe des librairies indépendantes qui allient nouveautés et fonds littéraire.
Des vacances cool
Il est même possible de déterminer le lieu de ses vacances en fonction de librairies. Vous pourriez par exemple choisir une des librairies présentées dans l’article intitulé « World’s coolest bookstores » et en faire une destination voyage. C’est ainsi que cette année, avec ma famille, nous allons découvrir la ville de Détroit où je planifie fureter parmi les livres classés en 900 catégories que compte la librairie John K. King Used & Rare Books.
Les recherches
Les librairies d’occasion sont souvent membres d’associations professionnelles ; leurs bottins permettent de localiser les librairies selon les régions ou les villes. Il faut bien lire la description de chacune d’elles car certaines sont très spécialisées, n’ont pas pignon sur rue ou ne sont accessibles que sur rendez-vous. Ma technique consiste à enregistrer, pour chaque librairie sélectionnée, son adresse ainsi qu’une courte description dans une carte Google Maps. Une fois la carte complétée, je la télécharge sur mon téléphone intelligent grâce à l’application Google Maps Engine – car l’application de base, Maps, ne permet pas de récupérer les cartes enregistrées sur un téléphone intelligent. Une fois sur place, il est facile de se repérer grâce à cette application qui peut fonctionner tel un GPS.
Le bonheur de cette méthode est qu’en prime, on peut rapporter chez soi un livre qui rappelle non seulement une ville, mais aussi un quartier bien particulier.
Voir aussi :
Tourisme bibliophilique II — Double surprise à Détroit
Tourisme bibliophilique III — Philadelphie à la recherche de son âme
Principales références en la matière en Amérique du Nord :
Québec : Confrérie de la librairie ancienne du Québec
Site : http://www.bibliopolis.net/claq/Canada : Association de la librairie ancienne du Canada
Site : http://www.abac.org/accueil.php
Bottin : http://www.abac.org/membres.phpÉtats-Unis : Antiquarian Booksellers’ Association of America
Site : http://www.abaa.org/
Bottin : http://www.abaa.org/booksellersAilleurs dans le monde :
Ligue internationale de la librairie ancienne
Site : http://www.ilab.org/
Bottin : http://www.ilab.org/search_booksellers.php
Marathon au côté du Surhomme
Magritte aurait apprécié le mantra qu’entonne Victor-Lévy Beaulieu (VLB) en quatrième de couverture de 666, Friedrich Nietzsche, Dithyrambe beublique1 : « Ceci n’est pas un livre ».
Qu’il me soit permis, en critique qui n’aborde qu’avec crainte et tremblement ce livre-non-livre, de le traiter quand même comme un ajout exemplaire à la chose littéraire : VLB y est totalement lui-même, c’est-à-dire porteur d’intuitions géniales, de traquenards moqueurs, de redites retouchées, de verdicts meurtriers et de créations à saveur de mythologies.
En . . .
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XXe siècle : Où l’on avait dit « plus jamais »
Il y a cent un ans éclatait la Première Guerre mondiale, il y a soixante-dix ans la Seconde allait vers son dénouement. Anniversaires obligent : documents visuels, témoignages, correspondances et études se multiplient en cette double occasion. Nous pensions tout savoir des deux événements dans leurs causes, leur déroulement, leurs acteurs et leurs victimes. Nous pouvions croire que du moins l’essentiel avait été dit, montré, reconstitué mais nous n’en avons jamais fini avec l’obsession de l’Apocalypse.
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Nouvel horizon pour le polar ?
À mesure que le roman policier rejoint de nouveaux auditoires et complète la conquête de sa légitimité, l’originalité lui devient à la fois plus difficile et plus nécessaire. La collection de polars que lance la maison d’édition montréalaise Héliotrope témoigne de ce défi hybride et en fait voir les audaces et les contraintes.
Réalisme et déconstruction
On connaissait déjà l’engouement de Patrice Lessard pour le Portugal et, plus particulièrement, pour Lisbonne. Trois de ses romans, dont Le sermon aux poissons (Héliotrope, 2011), avaient adopté la capitale portugaise comme décor et lieu de rencontres et fait apprécier chez lui un verbe réaliste et une ponctuation souplement poreuse. Les personnages de Lessard s’accolaient, brièvement ou non, se croisaient sur fond de bars ou d’alcôves et déroulaient sans trop dramatiser leurs existences modestement épidermiques. La vie vivait. Déjà, la langue était quotidienne, utilitaire, parfois cyniquement pénétrante : « C’est assez comique, enchaîna Manuel avec enthousiasme, à Hawaï, quand on pêche les crabes de cette espèce, on les met dans un seau et on peut les laisser là pendant des heures, aller se promener, faire du surf tout l’après-midi sans surveiller le seau parce que, dès qu’un crabe essaie d’en sortir, un de ses congénères l’empêche de s’évader en le tirant par une patte, c’est drôle n’est-ce pas ? mais Manuel ne riait pas » (Le sermon aux poissons).
Presque tout Lessard était déjà là. Sauf que les romans portugais tenaient de la chronique plus que du roman, de la présence soutenue plus que du mouvement. Sa contribution à une nouvelle collection policière le montre fidèle à lui-même, mais aussi capable d’une écriture subitement effervescente et d’une gestion brusquée de la trajectoire romanesque. Cette fois, dans Excellence poulet1, un cadavre survient dès les premières pages, conformément aux déclencheurs qu’affectionnent nombre de polars ; dès ce stade, Lessard a planté le décor, présenté plusieurs des protagonistes, distillé les méfiances. Nous sommes loin des rencontres et des conversations plutôt convenues des scènes portugaises ; la grossièreté primaire des tabarnacos québécois sévit dans tout son simplisme. Partagé entre le goût du réalisme et l’appel à faire œuvre littéraire, Lessard opte cette fois pour un réalisme appuyé, cru, dégoulinant. Comme il se doit, les policiers fournissent plus que leur écot à ces borborygmes ; on les comprend sans interprète et l’on n’en ressent pas une grande fierté…
La véritable originalité de Lessard, ce sera de conclure son polar avec le faux calme d’une chronique : alors que le lecteur du roman policier n’attend souvent que l’identification du coupable et sa sanction, Lessard ne satisfait que la première exigence. Pourquoi présumer, puisque notre monde ne croit plus au père Noël, que le coupable sera puni ? Le réalisme, triomphant sur le front littéraire grâce à un joual tristement parent du quotidien, l’emporte ici aussi aisément dans l’administration de la justice. Le réel s’impose, le mythe judiciaire se déconstruit. Pas banal.
Exotisme et démesure
Une église pour les oiseaux2 de Maureen Martineau vibre selon d’autres instincts. L’exergue, emprunté à « un poète anonyme de l’Inde », suggère de lire le roman à la manière des épopées d’Homère : « Les terribles montagnes sont le rire d’un dieu ». Autrement dit, les dieux aiment rigoler au vu de la futile démesure humaine et la violence qui s’annonce ne les déroutera pas.
Maureen Martineau sait, en tout cas, que peut délirer la démesure humaine sans que la sérénité des bêtes et des oiseaux en soit durablement altérée. À l’exergue olympien répondra la conclusion réconfortante : « Dans le soir couchant, l’épave du vieux sanatorium ressuscite sous la clameur de mille cris ». Les humains, eux, en profitent pour se disculper. Tout comme Ulysse se pardonnait le massacre des prétendants de Pénélope en blâmant l’implacable Poséidon, les assassins de ce polar s’accordent allègrement les circonstances atténuantes. Polar sanglant « à responsabilité limitée ».
Le roman s’ouvre d’ailleurs comme une caméra grand-angle : « Vu du ciel, le village de Ham-Sud semble s’agenouiller au pied de la montagne. Les martinets ramoneurs s’y précipitent au printemps, quand ils rentrent d’Amérique centrale ». Le premier hommage vise les oiseaux, Pelé, Plumet, Oisillon…, tous en quête de cheminées attiédies. Puis viennent les humains qui ne méritent pas la même sympathie. Dans la cheminée de l’église esseulée, l’espoir des animaux repose sur Hermann, casanier et incertain protecteur. Bêtes et volatiles lui sont chers, mais d’autres attachements pèsent sur lui : il faut à Hermann, tel jour du mois, sous forme d’affection stipendiée, la présence de Jessica. Pourquoi celle-ci a-t-elle surgi à l’improviste ? Explication mercantile : « Je suis venue t’offrir le spécial du mois, lui lance-t-elle. Un tour de manège à demi-prix, si tu vois ce que je veux dire. Un spécial qui se termine aujourd’hui. À prendre ou à laisser ». Bien sûr, Hermann prend, mais Jessica, une fois livré son spécial du mois, survolte son souteneur en lui faisant croire à l’inconduite d’Hermann. Sans remords chez Jessica, le sort s’abat sur Hermann. Suivront des péripéties hallucinantes que Maureen Martineau raconte avec autant de verve que de sang-froid (!) : dépeçage, agitation à la mairie, paniques écologiques, confidences sur divers oreillers, etc. Tardivement, Jessica ressent le début du commencement de l’ombre d’un soupçon de culpabilité. L’église, n’en déplaise au titre, perd son hospitalière cheminée, mais les martinets ramoneurs volent vers celle d’un édifice voisin. La sérénité retrouve ses oiseaux.
Deux polars violents, l’un négociant avec un fatalisme blasé, l’autre lourd d’innommables hommeries, mais allégé par un bruit d’ailes dans une haute cheminée. À suivre.
1. Patrice Lessard, Excellence poulet, Héliotrope, Montréal, 2015, 236 p. ; 21,95 $.
2. Maureen Martineau, Une église pour les oiseaux, Héliotrope, Montréal, 2015, 181 p. ; 19,95 $.EXTRAITS
C’est une main ! s’écria Mélissa en agrippant le bras de l’employé, il était musclé. Je vais appeler la police ! dit le tatoué en courant vers sa rôtisserie. Pis moi ! qu’est-ce que je fais ? s’écria-t-elle tandis que l’autre, sans l’écouter, disparaissait.
Seule avec la main.
Excellence poulet, p. 11.Je sais pas pourquoi je l’ai dénoncé à Dave. Ce matin-là, c’est vrai qu’il s’était comporté plus violemment qu’à son habitude, mais c’est pas la raison. […] Je l’ai vendu par envie de jeter une bombe au milieu de ma vie, pour en finir, pour que quelque chose se passe. Je savais que Dave allait péter sa coche. Il l’a pétée all right.
Une église pour les oiseaux, p. 37.Ce matin, vers sept heures et quart, elle avait trouvé, devant la porte barrée de la garderie, Mathis Durand et sa mère en rage. À cause de vous autres je vas être en retard à ma job, tabarnak ! avait-elle gueulé à Mélissa, organisez-vous calvaire ! garderie de marde !
Excellence poulet, p. 5.Pauvre Sophie, tu dois trouver que j’ai pas de bon sens. C’est vrai que c’est terrible mon histoire. Mais j’ai pas toujours été comme ça. Ce que je t’ai raconté c’est une seule journée de ma vie. Si je vais plaider coupable ? Jamais.
Une église pour les oiseaux, p. 151.Tu es wise, dit Thomas après que la femme fut ressortie en les insultant, tu es wise, mais tu es pas à jour, ça fait trop longtemps que tu restes plus icitte. J’apprends vite, se défendit Gil, je suis fiable pis je suis discret, pis astheure je reste icitte.
Excellence poulet, p. 19.XXIe siècle : Où se transforment les figures de la guerre
Comment faire « communauté humaine . . .
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L’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut
L’identité malheureuse1 d’Alain Finkielkraut est paru en 2013. Depuis, bien des événements nous ont conduits à réfléchir sur le thème de l’identité. Nous pensons bien sûr, parmi d´autres exemples possibles, aux attentats survenus au Canada ainsi qu’au journal satirique Charlie Hebdo.
À cela nous pourrions ajouter l’important débat suscité au Québec par le projet de « Charte des valeurs » présenté par le gouvernement Marois. Certains ouvrages transcendent parfois l’actualité dès lors qu’ils portent en eux-mêmes une interrogation essentielle, de celle qui laisse . . .
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Pierre Girard (1892-1956)
Poète, romancier, nouvelliste et chroniqueur suisse romand, Pierre Girard s’est vu attacher dès le début des années 1920 l’encombrante étiquette de « Giraudoux genevois ».
Il n’en bâtira pas moins, en toute discrétion et avec le soutien de quelques amis et admirateurs français ou helvètes, comme Valery Larbaud, Jacques Chenevière, Francis de Miomandre, Edmond Jaloux ou Denis de Rougemont, une œuvre de poète-conteur éminemment personnelle, dans laquelle le réel semble perpétuellement transfiguré par le rêve et la fantaisie. Toujours méconnu malgré plusieurs . . .
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Raconter le sport
Les perspectives sous lesquelles on aborde le sport sont multiples. Pour une bonne part parce que ce dernier est un terrain de confrontations, de tensions, autant dans l’arène que sur les gradins.
Le sport, c’est une pratique du corps, mais aussi une expérience du regard ; les manières d’énoncer l’activité sportive dépendent largement de la position du sujet, de son histoire et de son parcours personnel par rapport au jeu.
Il y a une dizaine d’années, de fervents amateurs de baseball avaient poussé cette idée en concevant un livre, The . . .
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