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Auteur/autrice : Denis Landry
Raconte-moi, Jean-François Lisée
Le saut en politique de Jean-François Lisée, chef du Parti québécois de 2016 à 2018, s’est plus ou moins terminé en cul-de-sac. Mais l’homme a plus d’un tour dans celui-ci. C’est ainsi que cette fatalité a amené l’ancien journaliste à reprendre la plume, pour le plus grand bonheur du lecteur. Car Lisée s’avère un formidable conteur.
Lisée a lancé « La boîte à Lisée », un site Web qui regroupe blogue, balados, calendrier de conférences et livres publiés à compte d’auteur. Ceux . . .
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Brillants mais crapules II – Destinées sentimentales de Jacques Chardonne
Relire Chardonne, c’est retrouver une vieille connaissance depuis longtemps perdue de vue. Les historiens de la littérature en firent le représentant et un des fleurons du roman psychologique dans la tradition française issue de La princesse de Clèves. Mais le lit-on encore ? Il est l’un de ces écrivains célébrés en leur temps et remisés dans un purgatoire d’où les éditeurs les ressortent à l’occasion pour leur redonner un peu de visibilité. Voici donc le volumineux Destinées sentimentales1, qui comporte en outre . . .
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Vivre tout court
J’ai trouvé le livre dans un Croque-livres de la rue Saint-Vallier, l’été dernier. J’ai souvent voulu l’acheter pour le lire, mais chaque fois, je me disais « à quoi bon ». J’ai toute l’empreinte puissante laissée par le film depuis vingt ans dans la tête.
*
J’avais vingt et un ans. Ma sœur faisait Katimavik cette année-là. Quelques-uns de mes amis voyageaient en Europe, mon frère partageait un appartement en ville avec trois colocs. De mon côté, j’étais caissière au Musée de l’abeille, sur le boulevard Sainte-Anne. Le cégep, l’université, la vie, c’était trop pour moi.
J’avais les yeux qui tiraient vers le bas, vers ma chambre dans le sous-sol de chez mes parents, vers pas grand-chose. Je rentrais d’un séjour de quelques mois dans l’Ouest canadien où j’avais travaillé comme femme de chambre dans un hôtel de luxe. J’avais pensé rester là, essayer de monter les échelons, passer de housekeeper à public area houseperson à serveuse, peut-être même à gérante d’un des restaurants du chic et rustique Fairmont Jasper Park Lodge.
Faire ça ou autre chose.
Vivre ou mourir.
J’étais revenue au bout de cinq mois, après une soirée beaucoup trop arrosée dont je n’ai aucun souvenir. J’avais repris mon travail à l’Économusée du miel.
La case « trouver une job » était cochée dans ma tête.
Quelques mois plus tard, j’allais rencontrer un garçon qui me ferait oublier tous les autres, une bombe d’amoureux dont la confiance et l’amour me donneraient la force de croire en moi et avec qui je mettrais le pied pour vrai dans la vie adulte.
J’étais aussi sur le point de voir un film qui me bousculerait tout entière. Dès les premières paroles j’ai été soufflée : « Avez-vous déjà confondu le rêve et la réalité ? Ou volé quelque chose en ayant l’argent pour l’acheter ? Avez-vous déjà eu le cafard ? Ou eu l’impression que votre train bougeait quand il était toujours à l’arrêt ? Peut-être que j’étais folle, peut-être que c’était les années soixante ou peut-être que j’étais juste une fille interrompue ».
Peut-être que j’étais folle, peut-être que c’était le passage à l’an 2000 ; je n’étais pas une fille interrompue, je n’avais encore rien entrepris.
Fin janvier, au cinéma Charest, dans Saint-Roch. Il neigeait. Sous mon manteau d’hiver, je portais un cardigan rose de chez Jacob et un parfum Yves Rocher à la noix de coco. Oui, début 2000.
J’y accompagnais M, un homme plus vieux que moi dont je me croyais amoureuse, malgré le début de bedaine, les cheveux clairsemés et la veste de style Cuirs Curzo.
*
À l’écran, Winona Ryder est Susanna, une jeune femme qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique à la suite d’une tentative de suicide. Winona/Susanna a les cheveux courts et fume comme une cheminée. Elle a de grands yeux tristes et intelligents. Elle pense à la mort, tout le temps. Elle est brillante, en crise, mais solide, émouvante et magnétique. Je suis frappée par chaque réplique qui sort de sa bouche. Toutes les scènes me prennent à la gorge parce que ce que je vois, je le vis.
La main sans os au début du film, c’est mon corps vide, une peau sans rien à l’intérieur pour la retenir debout, quand la panique se déclenche et que je n’ai aucune idée de ce qui m’arrive. Les doigts engourdis, le sang qui circule au ralenti, les sons comme des lames qui déchirent les tympans, le souffle qui s’accélère, le cœur sur le bord de lâcher. La peur et l’envie de vivre, la peur et l’envie de mourir, soudées l’une à l’autre et m’étirant dans tous les sens. Mon absence de but.
Ma culpabilité d’exister.
La mort de ma cousine, quelques années plus tôt, dans un accident de voiture, m’est rentrée dedans, a exacerbé la mélancolie qui m’habitait déjà au début de l’adolescence, la nette sensation d’être à part et tellement banale en même temps, le besoin d’inventer, de m’inventer, d’exagérer, l’impression de ne cadrer nulle part, jamais.
Je me suis demandé mille fois pourquoi j’avais changé d’idée quelques minutes avant de monter dans la voiture, avec elle et mon oncle, pourquoi j’étais si soulagée d’être restée à la maison avec mes parents.
J’avais treize ans. J’étais un monstre.
Je n’en ai pas fait le deuil. Je me suis juste vautrée dans la douleur, me suis repliée sur moi jusqu’à devenir cette peine. Je n’en ai pas encore fait le tour, en ai tout juste esquissé la forme. Je l’ai écrite, dans chaque poème, chaque livre, maladroitement, à mots couverts, beaucoup trop couverts.
Un jour, je l’affronterai pour vrai.
*
L’été dernier, c’était comme si le livre m’attendait. Je l’ai ramené chez moi, l’ai nettoyé. J’y ai écrit mon nom, ce que je ne fais qu’après avoir lu le livre d’habitude.
*
Susanna obsédée par la mort, Susanna qui se place elle-même à l’hôpital, se fait des amies, apprivoise sa maladie.
Nous sommes sans doute nombreuses à nous être dit : « C’est moi cette fille à l’écran qui préfère se cacher dans sa folie, qui ne sait pas si elle veut vivre ou mourir, qui veut écrire, qui ne sait pas habiter ses jours ni son corps, qui fait l’amour saoule ou déconnectée, sans amour, du moins sans amour de soi, juste pour avoir l’impression d’exister un peu ».
Susanna veut être écrivaine. L’affirmer comme elle le fait dès les premières minutes du film m’impressionne. L’idée d’une vie consacrée à l’écriture est la seule chose qui m’ait jamais attirée, mais je suis beaucoup trop coincée pour oser le dire et de honte, je déchire chaque page que j’écris.
Quand je la vois, elle, le dire de façon si claire, choisir de ne pas aller à l’université, écrire son journal tous les matins, parler, parler, parler avec sa psy, quitter l’hôpital, quelque chose se met en marche à l’intérieur de moi.
*
J’ai placé le livre sur la tablette des précieux, les livres-permissions, dans ma bibliothèque, aux côtés des Sylvia Plath, Clara Dupuis-Morency, Lynda Dion, Colombe Schneck, Annie Ernaux, Maggie Nelson, Annie Lafleur et Anaïs Nin.
*
« Qu’allez-vous faire ? »
C’est la fin, Susanna passe devant un comité qui doit décider si elle peut quitter l’hôpital ou non. Elle redit qu’elle sera écrivaine. Une dame coincée insiste : « Mais qu’allez-vous faire ? », comme si écrire n’était pas suffisant ou adéquat. Susanna répond qu’elle travaillera à mi-temps dans une librairie. Je pense souvent à ce passage quand je marche vers le boulot aujourd’hui. Je travaille dans une bibliothèque et j’écris.
La vie, même trouée et imparfaite, a pesé plus lourd que la mort dans la balance lorsque, pour la première fois, je me suis assise devant celle qui serait ma psy pendant plus de dix ans.
Je me suis mise à écrire des poèmes et des fictions qui parlaient d’amour, de soi et des autres, de relations compliquées avec soi, avec les autres, avec la réalité, des poèmes tristes, des poèmes de mort, de rage et de colère, de passage à l’âge adulte, de dualités intérieures, d’une multitude de deuils. Après quelques lettres de refus, j’ai préféré publier mon premier livre de poèmes dans une maison d’édition très confidentielle : je voulais être lue, que mes textes existent et non qu’ils pourrissent dans le fond de mes tiroirs.
J’ai continué à écrire mon journal sans en déchirer les pages. Me suis mise à lire ceux de Sylvia, Virginia, Marie, Anaïs, Nancy.
J’ai écrit, et je le fais toujours, par essais et erreurs, intuitivement, parce que sinon, quoi ?
J’ai voulu être visible tout à coup et non plus terrée dans mon bordel d’esprit.
*
Je n’ai lu aucun de ses livres. Susanna m’a quand même donné du souffle, du jus, du courage. Elle m’a appris que c’était possible de vivre autrement qu’avec des mains sans os et un cri dans la gorge ; autrement que du lundi au vendredi de neuf à cinq ; qu’il était possible de vivre tout court. Qu’au prix d’un travail acharné, je verrais plus clair en moi. Jamais lu, Girl, Interrupted1 reste un précieux talisman, une invitation à me donner, à me dédoubler, à dérailler et à m’enligner, à vivre pour écrire, à cesser de me vouloir autre et différente, et la rage au cœur, à embrasser le temps qui m’est donné, mes défauts, mes contradictions et celle que je suis.
* Valérie Forgues photographiée par Anna Quinn en septembre 2020.
1. Susanna Kaysen, Girl, Interrupted, 1993.
Émouvante Catherine Colomb
Il y a quelques mois paraissait une des publications les plus importantes des dernières années : les œuvres complètes de la romancière vaudoise Catherine Colomb (1892-1965), réunies sous le titre Tout Catherine Colomb1 par les éditions Zoé et le Centre de recherche sur les lettres romandes, où cette édition a été menée sous la supervision de son directeur Daniel Maggetti.
Hors de Suisse, on ne la connaît pas. Elle est pourtant une des plus grandes écrivaines du XXe siècle. Le mot n’est pas exag . . .
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Le crocodile d’Aristote de Michel Onfray
Une laide couverture. Un de ces titres1 qui cède à la mode d’associer un objet – ou une partie du corps – à un personnage réel ou fictif. Vu en librairie : Le nombril d’Aphrodite. Pourquoi pas La perruque de Robespierre ou Les pantoufles de Marie-Antoinette ? Effet saugrenu sans doute délibéré mais l’abord du livre est peu attrayant. Heureusement il est bien imprimé, malgré des notes en bas de page microscopiques, et les reproductions de tableaux sont réussies.
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Heather O’Neill : Les mille et une nuits montréalaises
J’étais en voie d’élaborer une étrange esthétique qui incorporait la réalité de mon enfance et l’art élevé de la littérature.
Heather O’Neill, Sagesse de l’absurdeLe premier roman de Heather O’Neill, La ballade de Baby1, paru en 2006 chez HarperCollins, et initialement traduit en français par les éditions 10/18, méritait assurément d’être retraduit. Qui dit ballade dit chanson à danser, et l’air, le rythme, comme les pas qui l’accompagnent . . .
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Le hasard et la synchronicité
On va toujours trop loin pour ceux qui vont nulle part.
Pierre FalardeauLONGUE INTRODUCTION EN ITALIQUE POUR UN PLAIDOYER PRO DOMO
Dès potron-minet, le téléphone sonne. Là et las, je suis sombre et noir, avec ou sans café, pis c’est comme ça avec un couche-tard jamais en retard sur la vie. Au bout du combiné, un ami artiste précambrien se lamente sur le peu de cas que l’on fait de son œuvre à Montréal. Il a sacrifié sa vie . . .
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Brillants mais crapules I – Relire Robert Brasillach
Est-ce cela le courage, d’attendre le nom du vainqueur pour accabler le vaincu ?
François Jonquères, Robert B., sept nuances de grisAvocat, admirateur des Hussards, ces jeunes romanciers insolents des années 1950 regroupés autour de Roger Nimier, François Jonquères publiait en 2019, après La révolution buissonnière et Voix de fées, un troisième roman, Robert B., sept nuances de gris1.
Le personnage du titre, c . . .
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Un peu, beaucoup, passionnément
Dieu merci, Alice Munro n’a plus besoin de présentation. Son dernier recueil de nouvelles, paru en français aux éditions du Boréal, Un peu, beaucoup, passionnément, à la folie, pas du tout1, vient confirmer, si besoin était, l’immense talent de l’écrivaine ontarienne dont l’œuvre est essentiellement consacrée à la nouvelle. D’aucuns ont laissé entendre que ses nouvelles s’apparentaient davantage à de petits romans, comme si la longueur était le critère cardinal pour en juger. Soit, elle ne privilégiait pas la brièveté, mais laissons à d’autres . . .
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Hommage à Nicole Gagné
Nicole Gagné était ma meilleure amie. Elle menait une existence discrète, mais profondément engagée en poésie. Elle meurt en 2017, à la suite d’un fulgurant cancer, à l’âge de 74 ans. Quelques semaines plus tôt, habitée par un extraordinaire souffle de création, elle parvient à terminer et à envoyer un nouveau manuscrit chez son éditeur.
Le recueil Qu’as-tu fait des fruits amers ?1 a paru aux Écrits des Forges au moment où s’amorçait le confinement du printemps. Il a fait son apparition en librairie quelques . . .
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Deux guerres, la guerre
Pierre Lemaitre a consacré un roman à la guerre de 1914-1918 du point de vue de ceux qui l’ont livrée. Il s’est abondamment documenté auprès des historiens et des combattants qui ont laissé des traces écrites. L’ouvrage a obtenu le prix Goncourt dont chaque automne les médias ne manquent pas de rappeler les attributions contestables, recouvrant des ententes et des combines devenues secret de Polichinelle. Chaque fois on s’interroge sur la qualité de l’heureux élu et sur celle de la « cuvée ». Et, avec en tête Proust, on dresse la liste . . .
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Le savoir et le sexe
De l’avis même de son autrice, l’essai est explosif. Dans le milieu universitaire aux États-Unis règne un paradoxe extrême. Ou le sexe y est récréatif et libertaire, ou il devient le lieu de tous les dangers. Les idéologues, dominés par les sentiments, n’ont nul besoin de débattre de leurs perceptions. Impossible de remettre celles-ci en question ni de les soumettre à un examen. Les processus d’enquête sur les comportements sexuels inappropriés sont inquisitoriaux. L’hystérie impose sa loi. Autrement dit, rien . . .
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Voyage au bout de la ténèbre
La colonisation du Congo par le roi Léopold II s’est soldée par une dizaine de millions de morts. Un prix humain dérisoire, aurait probablement répliqué le Belge moyen de l’époque, convaincu de sa supériorité morale, en contrepartie des prétendues lumières civilisatrices que répandait son pays en territoire d’obscure ignorance. D’autant plus dérisoire, faudrait-il encore préciser, que ce sont les « indigènes » qui réglaient quotidiennement la note. De cette funeste aventure en terre congolaise se sont nourries plusieurs œuvres, de bien maigres indemnités . . .
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La marche philosophique
Ironie ou ineptie, me suis-je demandé en me lançant dans cette randonnée en plein air que nous propose Yan Hamel1, alors que personne ne peut sortir de chez soi ou, dans le meilleur des cas, que la pratique de la distanciation restreint nos déplacements à une misère.
Même l’âme la plus chagrine n’aurait pu imaginer que notre monde contemporain se pulvériserait en un battement de cils. Ou plutôt un éternuement. C’est alors que nous viennent en tête les paroles de Daniel Lavoie : Et si . . .
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L’impossible pontage : le cœur brisé de l’Angleterre
Toute rupture soulève le plus souvent davantage de questions que de réponses : que nous est-il arrivé ? À qui la faute ? Aurions-nous pu éviter l’irréparable ? Est-il encore possible de corriger les choses ? Et à quel prix ? C’est en quelque sorte à ces questions, et à bien d’autres, que tente de répondre Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre1, roman amorcé au lendemain du vote sur le Brexit pour tenter de comprendre le choc sismique qui venait de secouer l’Angleterre. Les Anglais aiment bien faire des blagues sur . . .
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Chasse à l’homme, on ferait comme si…
Un récit autobiographique ne rime à rien, s’il n’est pas honnête, écrit Joyce Carol Oates dans A Widow’s Story ; tout comme une déclaration d’amour ne rime à rien, si elle n’est pas honnête, ajoute-t-elle. Sophie Létourneau pourrait fort bien se réclamer de cette double assertion. D’entrée de jeu, elle précise, dans Chasse à l’homme1, le dernier récit romanesque qu’elle vient de faire paraître (à noter qu’elle préfère utiliser le terme . . .
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Briser le rang. À l’école des anarchistes
Dans la mythologie grecque, Procuste est une espèce de fourbe à l’allure candide. Pour tromper l’ennui, il a pour généreuse habitude d’accueillir en sa demeure les visiteurs de passage. L’homme dispose pour ce faire de deux lits, un petit et un grand. Faisant fi du bon sens, l’hôte offre le petit lit aux pèlerins de grande taille, réservant la grande couche aux petits invités. La nuit venue, il disloque alors les membres du petit convive couché dans le grand lit, puis coupe les extrémités du grand débordant le petit lit, en sorte qu’au point du jour, leur longueur respective correspond parfaitement.
S’il est un constat partagé par l’ensemble des dix-neuf auteurs réunis dans les deux volumes d’Anarchisme et éducation1, c’est que l’éducation telle qu’elle est communément dispensée ressemble – l’allégorie est d’Édouard Claparède – à ce lit de Procuste puisé à même l’antique mémoire du mythe : elle formate, tronque, discipline et modèle les esprits en une sorte de production sérielle mise au service, hier de l’Église, aujourd’hui de l’État.
Ceux qui connaissent un tant soit peu le travail intellectuel de Normand Baillargeon ne se surprendront pas de le voir aux commandes de cette anthologie publiée en deux parties chez M Éditeur. Outre le premier tome, paru à l’origine en 2005 aux éditions Lux sous le titre d’Éducation et liberté, plusieurs des initiatives précédentes de l’auteur convergent dans l’un ou l’autre volet de ce diptyque libertaire : des passages des Chiens ont soif ou de L’ordre moins le pouvoir, brillante synthèse historique sur l’anarchisme, en passant par ses préfaces ou introductions à des ouvrages de Bertrand Russell et de Noam Chomsky.Structuré en deux sections, « Visions anarchistes de l’éducation » et « Expériences anarchistes en éducation », le premier volume jouit d’une plus grande cohérence, notamment en raison d’une introduction générale fouillée qui offre un limpide portrait de la filiation des idées anarchistes en matière d’éducation, de William Godwin à Sébastien Faure. La perspective synthétique, en surplomb de cette entrée en matière, fait défaut au second pan de l’anthologie, qui se contente d’une présentation individuelle précédant chaque texte, alors que la structure bipartite entre théorie et pratique a quant à elle disparu. Bien entendu, cela n’entame en rien la résonance que les textes peuvent avoir à l’égard du thème de l’ouvrage, puisqu’ils sont après tout sélectionnés sur la base de raisons communes. Entre l’anarchisme individualiste de Max Stirner et le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, les idées percolent donc. Et l’une d’elles, centrale, est l’antiautoritarisme.
L’absence du maître
Fondateur de La Ruche, établissement créé au début du XXe siècle selon le principe anarchiste d’éducation intégrale, Sébastien Faure (« Propos d’éducateur ») distinguait dans cette optique trois modèles d’éducation : l’éducation du passé, de l’école chrétienne, organisée par et pour l’Église ; celle du présent, de l’école laïque, pensée par et en fonction de l’État ; enfin l’éducation tout court, organisée pour l’enfant.
Les anarchistes entretiennent traditionnellement une méfiance larvée, sinon un mépris affiché, envers tout ce qui exerce ou représente un pouvoir illégitime. Farouchement antiautoritaire, contre toute hiérarchie et toute méritocratie quelles qu’elles soient, la pensée anarchiste repose sur des fondements non moins farouchement libertaires et égalitaires. L’anarchisme n’admet, de façon générale et selon la formule consacrée, ni Dieu ni maître.
Le maître, c’est d’abord Dieu et ses représentants, les décideurs de l’école chrétienne, dont l’ingérence en éducation, le verbiage scolastique et le catéchisme moral poussent Pierre Joseph Proudhon (« L’éducation polytechnique ») à les discréditer hargneusement. Bien loin de permettre aux enfants de s’élever en développant leur caractère propre, l’éducation sous le contrôle de l’Église les initie plutôt au « perroquetisme » (Faure) en les abêtissant : au lieu de couler du fer dans leur âme, écrira Proudhon, elle fait d’eux une cire molle, tout juste bonne à prendre la forme qu’on veut bien lui donner.
Dans le même esprit, William Godwin (« De l’éducation nationale ») écrivait que ce que l’homme entreprend pour lui-même est un bien et que ce que les autres, concitoyens ou pays, font pour lui est un mal, dans la mesure où ils le font d’abord pour eux-mêmes. En reprenant des mains de l’Église le pouvoir de ses institutions, l’État devient progressivement la principale source d’autorité en matière d’éducation. Le maître, dans cette éducation civile, correspond au bon pater familias rompu aux vertus de la discipline et du dévouement à l’ordre. Or, comme le constate Dan Chodorkoff (« Anthropologie de l’utopie »), ce type de système perpétue les mécanismes de l’obéissance servile. Se placer sous la loi du père, n’est-ce pas en effet accepter une position infantilisante, et ainsi consentir à ce que la liberté se résume à celle d’obéir aux règles ?
Les modèles de l’école chrétienne et de l’éducation nationale mis de côté pour cause de ce que Noam Chomsky qualifie sans détour d’« endoctrinement des enfants » (« Vers une conception humaniste de l’éducation »), la question se pose alors de savoir de quelle façon éduquer l’enfant tout en préservant sa liberté, en développant au mieux son autonomie et son jugement critique.
L’école tout court : une révolution copernicienne
La question de l’autorité se pose avec d’autant plus d’acuité que l’enfant, en sa condition d’apprenant, est fatalement sous la responsabilité de l’enseignant. Cet ascendant paraît légitime lorsqu’il s’agit d’éduquer les enfants en bas âge. Cependant, le programme éducationnel anarchiste doit poser pour condition de réussite l’effacement progressif de l’autorité du maître au profit de la liberté de l’apprenant et du renforcement de ses idiosyncrasies.Tout le côté révolutionnaire de la pédagogie libertaire réside dans ce renversement de perspective copernicien : non plus partir d’un programme uniforme à imposer, mais d’une approche que Max Stirner (« Le faux principe de notre éducation ») qualifie de « personnaliste ». Cette dernière devrait, selon certains (Herbert Read et Maria Lacerda de Moura), insister sur le développement des sens de chacun pour ensuite faire grandir les aptitudes personnelles. Dans tous les cas, il s’agit d’offrir aux élèves, pour reprendre l’analogie de Procuste, un lit à leur mesure.
Outre ce changement de focalisation qu’opère la pédagogie libertaire, celle-ci porte comme condition sine qua nonun nombre réduit quoique partagé de valeurs fondamentales. Intégrale, l’école réconcilie le travail manuel et intellectuel. Prônant une éducation des « organes et de l’entendement », Proudhon disait à cet effet qu’il faut savoir exécuter de la main ce que la tête comprend ; polytechnique, l’éducation doit tendre vers l’apprentissage de plusieurs métiers pour élargir les horizons du travail et des habiletés ; rationnelle, séculière et humaniste, elle se consacre à libérer des superstitions ; émancipatrice, elle favorise les conditions du libre exercice de la raison et de la liberté individuelle.
Édifiant, le tour d’horizon proposé par Baillargeon met à la disposition du lecteur, en plus des auteurs classiques de l’anarchisme, plusieurs traductions jusqu’alors inédites en français. Cela n’empêche pas qu’il y a toujours à redire sur le travail de sélection préalable à l’établissement anthologique. Dans ce cas-ci se pose le problème de la sous-représentation des femmes dans un domaine qui voudrait qu’elles soient bien davantage concernées. D’ailleurs, s’il est un maître qui se sort particulièrement indemne de cette mise à plat de l’autoritarisme en éducation, c’est bien l’homme en la domination, pratique comme symbolique, qu’il exerce sur la femme.
Proudhon lui-même était un misogyne récalcitrant, tendanciellement raciste, réservant ses principes de liberté et d’égalité à des franges choisies d’individus. Aussi le système d’éducation du peuple, pour le peuple et par le peuple des zapatistes du Chiapas (« Résistance zapatiste et autonomie indienne »), au Mexique, n’admet-il que très peu de femmes parmi les rangs de ses promoteurs. Pourquoi ? Simplement parce que, de façon générale, les hommes voient mal qu’une femme quitte le foyer pour se former à l’extérieur.
Qu’auraient pu nous apprendre les Voltairine de Cleyre, Louise Michel ou Emma Goldman sur l’éducation sexuée, par exemple ? Sur le fait que l’école est un lieu de reproduction des inégalités de genre ? Malgré des textes des Mujeres Libres ou de Josefa Martín Luengo, d’un point de vue global, les autrices dansent au bal des absentes et les positions de l’anarcha-féminisme en matière d’éducation sont insuffisamment mobilisées. Mentionnons enfin que la lecture bute fréquemment, plus encore dans le second tome, qui regroupe la totalité des traductions originales, sur les coquilles, espaces superflus et doublons qui affectent le rendu final. Mais il ne s’agit là, à bien y penser, que d’une légère entorse à l’autorité d’une règle arbitraire.
1. Normand Baillargeon, Anarchisme et éducation, Anthologie – T. 1 – 1793-1918, M Éditeur, Montréal, 2016, 368 p., 34,95 $ ;Anarchisme et éducation, Anthologie – T. 2 – Du XXe siècle à aujourd’hui, M Éditeur, Montréal, 2019, 328 p., 29,95 $.
EXTRAITSL’idée d’éducation intégrale n’est que depuis peu arrivée à complète maturité. L’idée moderne est née du sentiment profond de l’égalité, et du désir raisonnable qu’a chaque homme, quelles que soient les circonstances où le hasard l’a fait naître, de développer le plus complètement possible toutes ses facultés physiques, intellectuelles et affectives. Ces derniers mots définissent l’éducation intégrale.
Paul Robin, « L’éducation intégrale », Anarchisme et éducation, T. 1, p. 209.L’École de l’anarchie doit être un lieu de l’espace social où, de façon expérimentale et pratique, se gravent dans les esprits les principes fondamentaux de l’anarchie, en lutte non violente contre les principes fondamentaux de la société autoritaire, patriarcale, compétitive, violente, privilégiée, consumériste, démocratique, ordonnée, efficace et technologiquement spécialisée.
Josefa Martín Luengo, « L’école de l’anarchie selon Josefa Martín Luengo », Anarchisme et éducation, T. 2, p. 79.En effet, d’un point de vue écologique, une pédagogie radicale devrait inciter les enfants à poser un regard critique non seulement sur l’impact de leurs choix individuels de consommateurs, non seulement sur la pollution qu’ils génèrent, mais aussi et surtout sur la façon dont la culture dominante crée des conditions qui rendent la pollution inévitable. Il importe que les étudiants comprennent les sources profondes du problème écologique, et non pas qu’ils se désolent de ne pas assez recycler leur papier.
Dan Chodorkoff, « Anthropologie de l’utopie : essai sur l’écologie sociale et le développement communautaire », Anarchisme et éducation, T. 2, p. 264.Audrée Wilhelmy ou l’extension du domaine du conte
L’univers sauvage et poétique d’Audrée Wilhelmy est nourri de contes traditionnels et de nordicité. Nous en avons discuté avec l’auteure lors de cet entretien cet entretien1, réalisé dans le cadre de la programmation virtuelle du Festival Frye de Moncton en avril 2020.
Patrick Bergeron : Vous êtes essentiellement une auteure de fiction. Vous avez écrit des romans et des nouvelles. Êtes-vous tentée par d’autres formes littéraires ?
Audrée Wilhelmy : J’ai publié dans Estuaire2 à l’automne dernier un poème plutôt narratif sur . . .
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Un frère pas comme les autres
Les éditions du Boréal viennent de publier en enfilade trois ouvrages qui jettent une lumière des plus fascinantes sur un personnage marquant des années de l’entre-deux-guerres au Québec, époque d’autant plus obscure dans nos mémoires qu’elle est même antérieure à la fameuse « grande noirceur » de Duplessis.
L’affirmation selon laquelle un des plus grands scientifiques du Québec d’il y a cent ans fut un frère des écoles chrétiennes risque . . .
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Colette Andris, une romancière aux Folies Bergère
Romancière, artiste du music-hall et actrice, cette égérie oubliée des Années folles aura connu une brève existence. Auteure de trois romans remarqués entre 1929 et 1935, dans lesquels l’autobiographie trouve sa part, elle meurt à la fleur de l’âge l’année suivante. Dans Nudité (1943), ce « long poème en prose à la gloire de la beauté de la femme », selon Claude Pichois, la grande Colette se souviendra d’elle non sans émotion : « Colette Andris, la plus nue et la plus gracieuse, fut trop prompte à mourir ».
Si la trace qu’elle a laissée dans le firmament littéraire de l’entre-deux-guerres tend à s’être aujourd’hui effacée, Colette Andris – pseudonyme de Pauline Toutey – n’avait tout de même rien négligé pour attirer l’attention. Vosgienne née avec le siècle, cette licenciée ès lettres, issue d’une vieille famille universitaire, renonça rapidement aux carrières administratives et au professorat qui s’ouvraient devant elle pour se faire danseuse nue et se produire, à l’instar de son héroïne Miss Nocturne, dans les music-halls parisiens. Elle tâta aussi du cinéma en faisant partie de la distribution de trois films dans les années 1930 : Arthur (ou Le culte de la beauté) de Léonce Perret en 1931, Brumes de Paris de Maurice Sollin en 1932 et Une nuit de folies de Maurice Cammage en 1934 – film dans lequel elle affriolait, par son jeu dit « du ballon1 », un certain… Fernandel.
Des débuts au théâtre
Au départ, c’est vers le théâtre que se tourne cette jeune femme du monde. Elle écrit Mon petit, une « histoire en sept images » dans laquelle elle joue et danse. La pièce est créée le 29 février 1928 au théâtre Albert-1er (aujourd’hui théâtre Tristan-Bernard) avec, en complément, une comédie en un acte de René Jolivet, La chasse au miroir. S’ils se montrent admiratifs de la plastique d’Andris, les critiques ne semblent guère impressionnés en revanche par ses talents de dramaturge. Émile Marsy, dans La Lanterne, juge l’œuvre « banale, puérile, et un peu invraisemblable » et enjoint à l’auteure « d’abandonner une carrière qui n’est point faite pour elle ». Fortunat Strowski, dans Le Monde, fustige « l’inconvénient des spectacles teintés d’amateurisme ». Plus clément, Paul Grégorio observe « un manque général de mise au point » mais reconnaît à la pièce « des qualités qui ne manqueront pas d’apparaître […] lorsque tous les éléments qui doivent concourir à créer l’ambiance nécessaire auront été conjugués » (Comœdia). Le texte de Mon petit ne semble pas avoir été conservé, mais si l’on en juge d’après les comptes rendus de l’époque, on voit que la pièce traitait d’un sujet digne de Zola : « [C]’est la classique histoire d’une certaine Gi-Gi, professionnelle du trottoir, qui souffre de sa triste vie et finit par mourir à l’hôpital » (La Semaine à Paris).
Le roman d’une buveuse distinguée
Le sujet de son premier roman, La femme qui boit, publié en 1929, sera encore plus digne de Zola. Comme L’Assommoir un demi-siècle plus tôt, l’œuvre s’attaque à un sujet tabou : l’alcoolisme féminin. Marguerite Duras, qui s’y connaissait en la matière, fait justement observer dans La vie matérielle : « Une femme qui boit, c’est comme un animal qui boirait, un enfant. L’alcoolisme atteint le scandale avec la femme qui boit : une femme alcoolique c’est rare, c’est grave. C’est la nature divine qui est atteinte ». Pourtant, le roman de Colette Andris ne provoque pas d’esclandre à sa parution. Publié chez Gallimard dans la collection « Les Livres du Jour », l’ouvrage reçoit un bel accueil, puisqu’il compte huit éditions en 1929 avant de reparaître en 1934 dans la collection « Succès », la première collection de poche de Gallimard. Les lectrices de Minerva l’ont même cité « parmi les cinq meilleurs romans féminins parus cette année[-là] ». La critique salue pour sa part une « œuvre originale et poignante » (Comœdia), une étude « minutieuse » et « impitoyable », un « [l]ivre très osé, mais sans recherche de vice » (La Semaine à Paris). La romancière « ne masque rien et prétend au contraire étaler au grand jour toutes les tares plus ou moins secrètes qu’entraîne la ‘cocktailomanie’ » (Paris-Soir).
L’œuvre trace le portrait, entre les âges de huit et de vingt-six ans, de Guita, la buveuse en question. Celle-ci n’évoque en rien une nouvelle Gervaise Coupeau ni une Germinie Lacerteux, puisque, comme le fait remarquer John Charpentier dansLa Quinzaine critique des livres et des revues, elle « n’est pas la soularde des bouges ; mais une dame. Elle a de l’esprit, une certaine culture, du sens critique. Elle s’analyse ; elle raisonne. Elle est consciente de sa dégradation ». Car déchéance il y a : à la fin du roman, Guita n’est plus la « Femme qui boit », mais « Celle qui but », une « vieille femme flétrie, navrante, au cerveau déchu », qui confesse « son étrange vie d’alcoolique2 » à un médecin dans une maison de santé. Or, ce misérabilisme n’est présent qu’à la toute fin du texte. Dans les chapitres qui précèdent et qui portent souvent des titres à teneur anecdotique (« Initiation », « Insomnie », « Le bain », etc.), Colette Andris s’attarde aux sensations éprouvées par son héroïne avant, pendant ou après ses épisodes d’ébriété, ce que la romancière nomme ses « points d’alcoolisme3 ». Un voyage à New York, en pleine prohibition, inspire même à l’auteure un « Chapitre sec ou Guita en Amérique ».
Miss Nocturne ou la nudité dansante
« L’auteur de ce roman, licenciée ès lettres, est danseuse nue », indique une jaquette ornant la couverture de son deuxième roman, Une danseuse nue, publié en 1933 chez Flammarion. Si l’écrivaine avait censément mis une part d’elle-même et une part de ses contemporaines dans son portrait de la femme qui boit, pour celui de Madeleine Durand, alias « Miss Nocturne », elle s’est surtout inspirée de son propre vécu, bien qu’elle précise d’emblée ne pas avoir voulu « offrir l’autobiographie d’une danseuse nue », mais « faire un type : celui de la danseuse nue idéale4 ». Les échos de la critique sont à nouveau favorables. L’intransigeant salue « un livre charmant, infiniment nuancé, prodigue en scènes amusantes et en anecdotes spirituellement racontées », tandis qu’Excelsior, en plus de clamer que « Colette Andris […] possède les jambes les plus spirituelles du monde », désigne le roman comme un livre « bourré de révélations presque incroyables » et comme « la plus curieuse des initiations à la vie secrète des coulisses ». Jules Delini dans Comœdia et Jean-Paul Gérard dans Le Monde illustré y verront quant à eux des « [p]ages vivantes sur la vie du music-hall, où tous les espoirs et les rancœurs du métier [sont] exprimés en termes précis », et où « [le] style en est charmant mais le fond âpre et douloureux ».
Colette Andris fait ses débuts sur la scène en 1926 et obtient vite ses premiers succès. « Au Concert Mayol d’abord, puis au Casino de Paris et aux Folies Bergère, elle combinait les joies du naturisme à celles de la danse rythmique5. » Fait notable, elle est la première femme en France à recevoir l’autorisation de danser intégralement nue sur scène. En ces Années folles qui virent triompher, dans le plus simple appareil, des étoiles du music-hall telles que Gaby Deslys, Edmonde Guy, Joséphine Baker, Moussia et Joan Warner, littérature et nudité n’avaient rien d’incompatible. Le romancier Georges de La Fouchardière affirme en janvier 1934 dans L’Œuvre que « [c]’est en préparant sa licence ès lettres […] que Mme Colette Andris eut la révélation de son apostolat : les œuvres des poètes grecs et latins sont pleines de dames nues, toujours admirables et dont beaucoup sont déesses, ce qui est très flatteur pour les autres ».Elle contracte un mariage bourgeois avec André Risler, « l’un des plus gros importateurs de pétrole français », selon l’hebdomadaire satirique Cyrano. Le couple mène une vie tranquille dans « un vaste et clair appartement » du XVIIearrondissement, « que trois terrasses superposées prolongent encore en hauteur » ; des terrasses qui, « dominant Paris, ont, selon Jean Portail dans L’intransigeant, un je-ne-sais-quoi de pervers ». Ses cartons d’invitation, où elle avait fait inscrire « Colette Andris recevra… », étaient très prisés par les personnalités parisiennes. Selon Paris-Midi, « plusieurs fois chaque saison, [elle] donnait des réceptions brillantes où elle recevait, nue sous une robe faite de dentelle à larges jours ». Même une personnalité étrangère comme « le Maharaja de Kapurthala, prince des Mille et une nuits », profita d’un séjour à Paris pour demander au mari de Colette Andris de « voir danser [sa] femme de plus près ». C’est cette notoriété qui vaudra à Colette Andris de participer aux trois films mentionnés plus haut, et de passer pour « la prêtresse du nu » – mais un « nu chaste et digne » (Ciné-Magazine), puisque la nudité, telle qu’elle la conçoit, n’a rien de scabreux ni de licencieux : « rien de plus léger, de plus chaste, de plus irréel que cette nudité dansante6 », écrit-elle. Le « but fondamental de la danse nue » est de « créer de la beauté, une ligne continue de vivante beauté », de créer « une atmosphère de beauté antique, éternelle7». Le public semble avoir bien saisi la chasteté de cette nudité, car on dira de Colette Andris qu’elle « sut tenir la gageure d’être, sans un voile, moins nue que tant de belles spectatrices, rien que par son art de manier un vaste éventail » (Mon Paris. Son visage et sa vie ardente), qu’elle se dénudait publiquement « sans jamais inspirer le moindre geste choquant et sans que jamais pour elle fût écrit le mot de ‘pornographie’ » (Comœdia). En 1952, Une danseuse nue est porté au cinéma par Pierre-Louis et Robert Florat. C’est Catherine Erard, une actrice strasbourgeoise de vingt-quatre ans, qui incarne Miss Nocturne, renommée pour l’occasion Colette Risand.
La vengeance d’une rousse
Mais plutôt que son deuxième, Une danseuse nue aurait-il été, en fait, le troisième roman écrit par Colette Andris ? C’est ce que laisse supposer une visite que lui rendit la journaliste Jean Portail (pseudonyme de Jeanne Dessuet) à l’été 1930. Apercevant le manuscrit d’un roman que l’auteure prévoyait intituler La femme traquée et dont le sujet se rapprochait de celui de Belle de Jour (1928) de Joseph Kessel, Portail profita d’une distraction de son hôte pour en transcrire quelques lignes : « Un frais matin, la lagune luit… moirée de courants superficiels, le proche cimetière lui-même est gai. Peut-on être triste de reposer à Venise pour l’éternité ? » À moins que ce manuscrit ne soit un jour retrouvé, on peut seulement imaginer à quoi aurait ressemblé le reste du roman. Son troisième et dernier livre publié, du reste, s’intitule L’ange roux et paraît en 1935 chez Louis Querelle. Souffrant alors de tuberculose, Colette Andris l’aurait écrit dans un sanatorium des Pyrénées-Orientales, pendant ses heures de chaise longue. Sans doute le plus mûr de ses trois romans sur le plan de l’écriture, c’est paradoxalement celui qui suscite le moins d’échos dans la presse.À quatorze ans, la rouquine Lucie Mouron entre comme demi-pensionnaire au lycée dans la classe de Mlle Forez. Après la mort de son père avec lequel elle menait une vie joyeuse, la jeune fille a passé une année à Montrouge chez sa tante qu’elle déteste. Au lycée, elle se lie d’amitié avec une camarade aisée, Marianne Le Châtelier, qui la surnomme affectueusement « Lucette ». Les années passent, leur amitié croît. À dix-huit ans, Lucette accompagne son amie en vacances à Cannes et fait la connaissance de Jacques Valognes, un militaire en garnison à Bourges. Elle aimerait l’avoir pour mari, mais Jacques lui préfère Marianne. Pour se venger, Lucette séduira… le père de Marianne et l’épousera, devenant ainsi la belle-mère de son amie. Ce manège est d’autant plus mesquin que Lucette croit Marianne secrètement éprise d’elle. Haussant la perfidie d’un cran, Lucette, atteinte de tuberculose, décide de contaminer son amie…
Dans un registre sensuel et suavement amoral rappelant l’autre Colette – Sidonie-Gabrielle, celle qui vraisemblablement inspira à Pauline Toutey le pseudonyme de « Colette Andris » –, La femme qui boit, Une danseuse nue et L’ange roux sont des romans à la prose vibrante et jazzée qui exhale la frénésie des Années folles.Ne dansant plus depuis 1934, Colette Andris aurait eu pour projet, comme Madeleine Durand dans Une danseuse nue, d’ouvrir une école de danse, mais le sort en a décidé autrement. Tout juste rentrée d’un sanatorium de Savoie, elle meurt à Paris à l’hiver 1936. « Une étoile s’efface… Colette Andris est morte », peut-on lire à la une de Comœdia le 19 février 1936. « La capitale, qui l’avait souvent fêtée, devait avoir son dernier regard. » « Cette vie multiple et ardente devait user le frêle fourreau de son corps », conclut Le Petit Journal, tandis que Le Monde illustré prédit que « [s]eul restera le souvenir d’un être exquis et jeune qui créa, pour la joie des yeux, des spectacles qui enchantèrent les amoureux de la Beauté ».
Colette Andris a publié :
La femme qui boit, Gallimard, 1929 ; Une danseuse nue, Flammarion, 1933 ; L’ange roux, Louis Querelle, 1935.1. Pierre Loiselet décrivait comme suit cette chorégraphie : « […] elle danse, fesses au vent. […] Lorsqu’elle tourne le dos à la salle, la danse exige qu’elle élève son ballon au-dessus de ses cheveux ; au moment de faire face, le ballon retombe, pudique, indésirable et mutin. Et voilà mille messieurs désemparés qui rongent leur frein en attendant une maladresse qui ne vient pas » (« Colette Andris », Séduction, 13 janvier 1934 [p. 6]).
2. Colette Andris, La femme qui boit, Gallimard, Paris, 1929, p. 252-253.
3. Ibid., p. 8.
4. Id., Une danseuse nue, Flammarion, Paris, 1933, p. 5.
5. « ‘La danseuse nue’ Colette Andris, du music-hall à l’écran », Fascination. Le musée secret de l’érotisme, no 24, 1984, p. 18.
6. Colette Andris, Une danseuse nue, p. 128.
7. Ibid., p. 115 et 123.EXTRAITS
« Un Bourgogne bien chambré, n’est-ce pas comme un baiser fondant, ouaté, insinuant, qui parcourt la bouche entière ? »
Ainsi monologuait Guita en reposant, pour la douzième fois peut-être, le verre léger qu’un Pommard épais avait, par intermittences, joyeusement obscurci.
Le lit chaud, élastique, fut trouvé avec peine dans la chambre sans lumière, et un déshabillage hâtif livra bientôt Guita à la fraîcheur blanche de draps mollement creusés, à l’oreiller vite assoupi sous la tête lourde.
Puis, la nuit, en sursaut.
La femme qui boit, p. 68-69.– Dites donc, comment avez-vous trouvé la Revue ? Pas mal, hein ? Vous avez remarqué Colette Andris, non ? La danseuse nue qui fait un machin en blanc et puis ensuite un machin avec un voile rouge. Eh bien, mon vieux, je la connais très bien, j’étais un ami de sa famille ; figurez-vous qu’elle voulait être ingénieur chimiste, c’est moi qui lui ai conseillé de faire du music-hall…
Tout cela sans se soucier le moins du monde de la petite bonne femme nullement ingénieur chimiste, mais simple licenciée ès lettres, qui, en manteau et chapeau sombre, assise en face de lui, le regardait franchement, sans chercher à dissimuler ses traits, et qui réprimait un sourire en pensant :
« La danse nue, quel anonymat ! »
Une danseuse nue, p. 88.Une habilleuse pour danseuse nue, penserez-vous, quel paradoxe ! Mais non, mais non… Et je vous assure que ce n’est pas une sinécure que « d’habiller » une danseuse nue ! Pensez donc ! Un corps qui, sur scène, n’est serti que par les rayons féeriques de la lumière, mais il faut le préparer avec soin, avec amour ; il faut que sa nuance et son velouté répondent au but que le metteur en scène s’est proposé dans le tableau qui lui est réservé ; parfois, c’est une blancheur soyeuse, irréelle apparition ; parfois une ardente matité dans un décor violemment coloré ; parfois encore une fraîcheur de printemps, un sourire de la nature ; chaque entrée s’accompagne donc d’un maquillage spécial que l’habilleuse est chargée d’étaler uniformément sur le corps : d’abord le gras, ensuite la poudre.
Une danseuse nue, p. 135-136.Être reine par une beauté exceptionnelle, quel rêve ! Mais elle savait trop combien, à cause de sa peau fragile et de ses traits menus, elle était à la merci d’une contrariété, d’un malaise physique, d’une mauvaise nuit – yeux rapetissés et teint triste. Par contre, dans ses bons jours, ses bons soirs plus particulièrement, elle devenait d’une séduction étourdissante, à base de sournoise stratégie qui faisait brusquement apparaître tout son potentiel voluptueux ; elle revêtait alors, selon son expression, « sa gueule pour vieux birbes »…
L’ange roux, p. 62-63.Me venger… d’elle ? de lui ? Des deux, naturellement, mais d’elle surtout. […] Ce qu’il faudrait, ce serait la détacher, complètement, radicalement, et l’abandonner après ; alors, elle souffrirait ; et lui, donc ! Quand elle sera moins amoureuse, moins neuve, peut-être ; mais je ne sais pas si ça m’amusera. Non, je voudrais quelque chose de mieux ; mais quoi ? Une vraie vengeance, qui dure, qui se prolonge, qui ait toutes sortes de répercussions…
L’ange roux, p. 78-79.La Gaspésie vue de l’intérieur
La beauté des paysages de la Gaspésie et la singularité de ses habitants ont inspiré de grands noms de la littérature québécoise, comme Jacques Ferron, Claude Jasmin et Anne Hébert. Elles ont aussi inspiré ses écrivains, qui ont choisi de camper leurs récits dans cette région qui les a vus naître, grandir, partir ou revenir.
À partir, entre autres, des romans de Noël Audet, de Réal-Gabriel Bujold, de Sylvain Rivière, de Rachel Leclerc, d’Éric Dupont, de Marie Christine Bernard, de Mahigan Lepage, de Marie-Ève Trudel . . .
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Lettre des Îles de la Madeleine
Juillet 2019
Ce ne sont pas les Îles qui sont immenses ni le golfe autour. Seule l’enfance peut l’être autant.
Absente de mon archipel depuis plusieurs années, j’avais presque oublié cette cohérence de la mer et de la respiration. Comment on peut s’accorder à un paysage ou bien au mouvement de la houle.
C’est une question de vent, de branches comme de longs bras serrant le grès rouge friable. C’est une question de dunes qui s’érodent, de routes effondrées dans la mer, de vagues chargées de frasil. Chaque année, cinquante centimètres de terre s’égrènent, grossissent des fonds sablonneux, ailleurs.
Petite, j’ai rêvé d’un lieu plus radical encore : habiter au large, sur le rocher aux Oiseaux, au milieu d’un cimetière marin. Un roc de quatre hectares aux flancs abrupts, sans arbres ni végétation, sinon un peu d’herbe : un phare, une maison, une petite ferme, les cris des milliers de fous de Bassan, le vide de la mer et du vent. Une échelle de trente mètres de haut reliant les habitations et le quai. Une terre inaccessible, dont l’un des derniers gardiens est mort empoisonné par son puits contaminé. En regardant une maquette du rocher pendant une sortie scolaire au Musée de la Mer, j’ai compris pour la première fois qu’on pouvait vivre dans un vertige. J’avais neuf ans.
Françoise Bujold
La Gaspésie. Une péninsule au bout de la terre. Baignée par la mer, secouée par le vent. Françoise Bujold est née à Bonaventure le 6 mars 1933 et sa région natale ne la quittera jamais tout comme elle ne la quittera pas. Car la Gaspésie est le sujet de son œuvre poétique et théâtrale, ainsi que l’inspiration fondamentale de ses œuvres picturales1.
Cinquième et avant-dernière enfant d’Élise Grenier et Oscar Bujold, un prospère homme d’affaires, elle affirme tôt . . .
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Rêver à Miguasha
« Pendant un siècle, par un miracle d’entêtement, notre littérature réussit ce singulier exploit de se répéter inlassablement sans en mourir d’ennui. »
Albert Le Grand, « Lettres québécoises : une parole enfin libérée », Maintenant, 1967Longue introduction en forme de mise au poing
Je suis un observateur. Je regarde le monde brûler. En moi. Avant tout courtier en valeurs éternelles, je vends parfois des immeubles en flammes. Enfin, je me vois sans foi ni emploi depuis plus de vingt . . .
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Lettre de Bonaventure
Salut Dan,
Merci pour le silence que tu m’as envoyé. Comme je viens de prendre une pas pire débarque, il tombe à point. Il m’aide à me relever.
Depuis une couple de mois, je me sentais en pleine possession de mes moyens. Mais j’ai reçu la réponse du CALQ pour mon projet de spectacle littéraire : négatif. Je le sais, je devrais pas capoter avec ça. Je les compte plus, les refus. Mais celui-là me rentre particulièrement dedans. Bien oui, je suis une petite nature. Quesse tu veux, les pilules, ça règle pas tout. N’empêche. Je commence à en avoir mon étole de voyage de manger des claques sur la gueule.
Dans le fond, je devrais arrêter de m’acharner. Rentrer dans les rangs. Me trouver une vraie job. De toute façon, j’ai beau pédaler comme un esprit de malade, mon travail artistique sert-tu vraiment à de quoi ? C’est fou pareil. Quand on y pense, peu importe ce que je pourrais écrire, ça empêchera pas les caribous des Chic-Chocs de disparaître. Ni les gens de devenir de plus en plus tarlas.
À matin, le soleil rentrait par le châssis. J’ai approché ma chaise berçante. Mais le ciel s’est vite morpionné. Puis tu le sais, je suis frileux. D’ailleurs, ça se renmieute pas avec le temps cette affaire-là. Par chance, ton silence m’a réchauffé. Veux-tu bien me dire où c’est que tu l’as ramassé ? Sur le trottoir en face de la maison à monsieur Cohen ? Ou entre deux pages de La flore laurentienne ? Dedans, j’entends comme un murmure. Une voix d’homme. Celle du bon docteur Ferron peut-être. Ou d’un vieux Mi’gmaq. Lui itou, il a l’air bien tanné de se faire achaler par les algorithmes. Lui itou, il voudrait peut-être tout sacrer là. Mais il lâche pas. Méchant beau boqué.
Après dîner, ton silence est sorti pelleter la tempête d’hier. Avec le chien. J’ai fini par me décider à m’habiller pour aller l’aider. Toujours qu’à un moment donné, madame Carmen Roy est arrivée. Elle s’est mise à pelleter avec nous autres. J’avais le goût de lui demander où s’en va la littérature orale de notre pays. Mais j’ai pas dit un traître mot. Pas longtemps après, on a vu le père Germain Lemieux ressourdre. Avec une trâlée de joyeux morts. Tout le monde pelletait ! Crois-moi, ça déneigeait sur un méchant temps ! Tout en pelletant, les morts racontaient plein d’histoires. Dont une qui viendrait des Indes puis qui remonterait à plus de 2 500 ans. Dire que ç’a traversé le temps puis l’espace jusqu’à moi. J’aurais le goût de la mettre à ma main. De la raconter moi itou. Quand on a eu fini d’ouvrir l’entrée, j’ai regardé le chien. Il avait l’air de dire : « Reviens-en du CALQ. Demande au CAC ».
Comme tu peux voir, ton silence me fait du bien. C’est un silence de qualité. Voulais-tu le ravoir ? Parce que si ça te dérange pas, j’aimerais ça le garder encore une secousse avec moi.
À + Dan !
Phil
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