J’étais en voie d’élaborer une étrange esthétique qui incorporait la réalité de mon enfance et l’art élevé de la littérature.
Heather O’Neill, Sagesse de l’absurde
Le premier roman de Heather O’Neill, La ballade de Baby1, paru en 2006 chez HarperCollins, et initialement traduit en français par les éditions 10/18, méritait assurément d’être retraduit. Qui dit ballade dit chanson à danser, et l’air, le rythme, comme les pas qui l’accompagnent, peuvent ou non nous entraîner à leur suite. Lorsque l’action se déroule à Montréal, aux limites qui séparent l’est et l’ouest de la ville, que le personnage principal est une petite fille de douze ans qui vit avec un père junkie, il importe, à défaut de lire la version originale, que la couleur locale soit respectée.
La nouvelle version de La ballade de Baby, traduite de l’anglais par Dominique Fortier, est en parfaite harmonie avec la voix de Baby. L’enchantement, cette fois, n’est pas rompu.
Baby vit seule avec son père, Jules. Elle n’a aucun souvenir de sa mère, dont l’image et les raisons de son absence ne seront évoquées qu’à la toute fin du roman. Toxicomane, Jules n’a pas la fibre parentale ; il oscille constamment entre ses rêves de grandeur et la culpabilité qu’il éprouve à l’égard de sa fille. Entre deux périodes de désintoxication, il essaie au mieux d’épouser son rôle de père, mais ne parvient, dans le meilleur des cas, qu’à jouer celui du grand frère tantôt protecteur, tantôt ennuyé d’avoir à s’occuper d’une enfant de douze ans. Les rares cadeaux qu’il lui offre proviennent le plus souvent de l’Armée du Salut, et paraîtraient déconcertants aux yeux de plus d’un enfant. Mais Baby ne se formalise pas des excentricités de son père. Jules est ce qu’on pourrait appeler un mésadapté social qui parvient à peine à joindre les deux bouts. Baby et lui vont d’appartement en appartement, n’emportant avec eux que quelques effets personnels qui tiennent dans une valise, petite comme il se doit dans le cas de Baby. Ils donnent toujours l’impression d’être en fuite, de cavaler sans relâche pour échapper à la poisse qui les poursuit. Des deux, on a le plus souvent l’impression que c’est Baby qui endosse le rôle de l’adulte, qu’elle cherche à protéger son père des démons qui le hantent.
Au moment où le roman débute, Baby et Jules viennent d’emménager dans un deux et demie, dans un immeuble qui a pour nom l’Hôtel Autruche, appellation qui traduit on ne peut mieux l’attitude qu’adopte Jules face aux aléas que lui réserve la vie. À peine parvient-il à trouver ici et là de quoi les loger et les nourrir, et payer ses fournisseurs de drogue. Un jour, un ami lui laisse en dépôt ses instruments de musique et ses effets personnels. Jules s’empresse aussitôt de les vendre pour une somme risible. Au retour de l’ami, c’est la panique. S’ensuit un nouveau déménagement, une nouvelle fuite. Ainsi va la vie de Jules, de méprise en méprise, de méfait en méfait. Un autre jour, Jules croit pouvoir devenir riche en vendant des courtepointes dans les marchés, ce qui l’amène à aller d’une ville à l’autre, à s’absenter plusieurs jours pour écouler sa marchandise. Suivra le commerce des chaises, qui devait leur permettre de devenir riches. Les gens ont toujours besoin de chaises, déclare-t-il à Baby, convaincu d’avoir enfin trouvé le remède à tous leurs maux. Laissée à elle-même, Baby tente de se créer un milieu de vie, d’abord à l’école, puis dans un centre pour jeunes, mais chaque fois Jules s’interpose. Il lui interdit de participer aux activités qui lui sont offertes sous prétexte que les amis qu’elle s’y fait l’entraîneront à son tour dans les abus de drogues et d’alcool. Jules voit le mal partout et finit par entraîner Baby dans sa folie destructrice. Constamment en état de symbiose et de désunion, d’amour et de rejet, d’abandon et de retrouvailles, Jules et Baby cherchent à former une famille, à se créer des souvenirs, à se rappeler les rares moments de bonheur qu’ils ont partagés. Tour à tour, ils se retrouvent internés, Baby dans un centre de protection de la jeunesse, Jules dans un centre de désintoxication. Entre ces moments de séparation, Baby fera la rencontre d’Alphonse, un proxénète qui l’initie à la prostitution et à l’héroïne, et de Xavier, un jeune garçon de son âge qui s’éprend d’elle et croit avoir trouvé l’âme sœur. Une fois de plus, Baby se retrouve entre deux mondes, seule et écartelée, dans une position impossible à maintenir pour une enfant qui va bientôt avoir treize ans, et qui a déjà vécu plus d’une vie.
Le roman est construit comme une courtepointe. Chacune des parties offre un motif narratif autonome qui, joint aux autres, révèle la complexité de l’ensemble. L’histoire se déroule dans une constante tension entre ce que devrait être un monde normal dans lequel une enfant de douze ans vit et grandit, et celui que lui offre Jules, qui ne s’est jamais remis de la mort de sa conjointe. Le point de vue narratif, porté ici par Baby, ne verse à aucun moment dans l’apitoiement du personnage. Au contraire, il cherche constamment à nous émerveiller, à nous faire découvrir un monde le plus souvent invisible. Le monde des paumés, des laissés-pour-compte. Une enfant de douze ans peut-elle devenir prostituée ? Héroïnomane ? Heather O’Neill ne juge pas, elle entrouvre les pans d’un monde qui existe, que nous côtoyons le plus souvent en détournant le regard pour ne pas avoir à nous sentir concernés. Il ne s’agit pas d’un roman sur l’enfance, sinon de la perte d’innocence au seuil de l’âge adulte. L’écriture de Heather O’Neill, comme dans les contes, transforme le charbon en or, rend toutes choses plausibles, vraisemblables, étincelantes. Son talent de conteuse est indéniable, sa capacité à créer des images, intarissable. Du début à la fin, le lecteur, tel Chahriar dans Les mille et une nuits, souhaite que cette ballade ne prenne jamais fin.
Sagesse de l’absurde
Sorte d’écho au roman, Sagesse de l’absurde se présente comme une série de leçons iconoclastes apprises par l’auteure auprès d’un « père criminel à la petite semaine », comme elle le qualifie elle-même. « Quand j’avais cinq ans, mes parents ont divorcé. » Ainsi débutent les treize leçons, suivies d’une coda qui vient en quelque sorte désamorcer l’obligation de respecter l’enseignement délivré par le père. À eux seuls, les titres de chacune des leçons donnent un aperçu de leur contenu : « Ne jamais tenir de journal », « Apprendre à jouer du tuba », « Ne jamais partager le résultat de ses recherches scientifiques », « Accepter qu’on est moche et passer à autre chose », « Organiser un souper fondue », « Se méfier des clowns », etc. Le père de Heather O’Neill souhaitait sans doute lui offrir un trousseau de passe-partout pour affronter la vie. Chose certaine, respectées ou non, ces leçons se sont avérées un terreau fertile pour cultiver l’imaginaire de l’auteure.
1. Heather O’Neill, La ballade de Baby suivi de Sagesse de l’absurde, trad. de l’anglais par Dominique Fortier, Alto, Québec, 2020, 484 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Quand on est en famille d’accueil, on se fait des idées très religieuses sur les parents. Ils paraissent aussi fragiles qu’un cheval de verre sur une étagère. Pendant que Jules était à l’hôpital, j’avais appris que notre relation était une chose vulnérable, mais lui ne l’avait pas compris. Parce que je paraissais l’air en santé et que j’avais les joues roses en revenant du foyer d’accueil, Jules en a malheureusement conclu que j’étais capable de me débrouiller sans lui. Il se comportait comme si, peu importe ce qu’il faisait, tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
La ballade de Baby, p. 82-83.
Je ne sais pas pourquoi j’étais triste de ne pas être adulte. C’était pour bientôt. Redevenir une enfant, voilà ce qui était impossible. C’est ça qui offre une raison légitime d’être triste. Quand on y pense, l’enfance est la chose la plus précieuse à nous être enlevée dans la vie.
La ballade de Baby, p. 116.
J’étais la seule enfant qu’on punissait en l’envoyant manger sur un banc dans la rue. Jules savait que je trouvais ça gênant. Les gens devaient me trouver vulnérable et pathétique, assise là avec mon manteau de fourrure orange, un grand verre de lait posé à côté de moi.
La ballade de Baby, p. 239.
Le cerveau d’un enfant, c’est comme un oiseau prisonnier d’un grenier et qui cherche n’importe quel rayon de lumière pour s’échapper. Si les enfants sont dotés d’imaginations fertiles, c’est pour qu’elles leur servent de mécanisme de défense, car ils n’ont habituellement pas beaucoup de moyens d’évasion.
La ballade de Baby, p. 375-376.
Ses yeux étaient de la couleur des taches d’eau sur les rideaux. Ils étaient de la couleur de l’eau dans les flaques. Ils étaient de la couleur de la trace que laissent les cennes noires dans un évier de porcelaine.
La ballade de Baby, p. 411