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Auteur/autrice : Denis Landry
Médias : extinction, transformation, punition ?
Dire que les médias vivent une transformation profonde est un truisme. Deux essais québécois portent chacun leur regard sur cette crise, chacun avec ses diagnostics et ses pronostics.
La numérisation est certainement un des grands agents de cette transformation. Mais il y en a d’autres, comme l’avènement des médias sociaux et, de plus longue date, celui des chaînes d’information continue. Il y a aussi l’évolution des mentalités : d’une part, l’instantanéité transforme notre rapport à l’actualité. D’autre part, la nouvelle force de consensus . . .
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Sébastien Bohler : le défi de survivre
Sous couvert de nous expliquer le rôle du cortex cingulaire dans l’évolution de l’humanité, l’auteur, dans Où est le sens ?1, se livre à un plaidoyer implacable sur la nécessité de revoir nos modes de vie actuels si nous voulons continuer d’exister en tant qu’espèce. Soyez averti, il y a beaucoup de « repentez-vous-la-fin-est-proche » dans l’essai de ce polytechnicien, docteur en neurosciences et rédacteur en chef du magazine Cerveau & Psycho.
D’abord, deux mots sur le cortex cingulaire. « Il s . . .
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Les anticorps de la vie
Je suis la Nuit ! Non pas la nuit des temps présents ;
Mais l’obscurité morne, insondable et livide,
Qui, bien avant les jours, et bien avant les ans,
Planait sur le grand Tout, et remplissait le vide.
Louis Fréchette, extrait du poème « La nuit »Quand je cherchais à paraître…
J’ai toujours adoré la lecture, à la recherche du dépassement nécessaire à l’évasion de l’espèce. J’ai toujours aimé et respecté les vrais poètes, ces « horribles . . .
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Un abécédaire pour Gilles Hénault
Gilles Hénault est un de nos grands poètes. Pour souligner le centième anniversaire de sa naissance, on vient de faire paraître une vaste rétrospective de l’œuvre poétique1. Près de 400 pages, dont plus d’une centaine de textes inédits.
Né le 1er août 1920 à Saint-Majorique, Gilles Hénault a été journaliste, syndicaliste et directeur du Musée d’art contemporain de Montréal.
En 1946, il fondait, avec Éloi de Grandmont, « Les cahiers de la file indienne », une superbe collection de poésie (très recherchée . . .
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Pierre Nothomb (1887-1966), chantre de la nature et des arbres
Écoutez ici la version audio de cet article lu par Daniel Luttringer
Lorsqu’il disparaît en décembre 1966, Pierre Nothomb a derrière lui une double carrière d’homme politique catholique et d’écrivain-poète qui a connu la consécration littéraire. Si son parcours politique . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
La beauté
C’est la lettre de Melina Cornejo qui remporte le premier prix du festival Octobre le mois des mots dont le thème était cette année la beauté. Les membres du jury ont récompensé un texte « qui se démarque par la délicatesse de sa touche » et dans lequel « l’apaisement de la nature fait contrepoids à la noirceur d’un monde qui se décompose ». Premier événement littéraire de Sorel-Tracy, fondé en 2017, le festival a pour objectif de rendre la littérature plus accessible au grand public par l’organisation d’activités de qualité et d’envergure (rencontres d’écrivains, tables rondes, spectacles, concours littéraires…) et de positionner la région comme une destination littéraire.
Rose,
Le silence des outardes ne ment pas. Le vent qui me frôle les cheveux et qui tombe quelque part derrière moi. Le lac et sa brume. Quelque chose de spécial dans l’immobilité. C’est ici, sur cette terre, que je veux mourir, Rose. Ici que je voudrais qu’on m’enterre. Ou dans le lac, avec la brume. Avec les outardes et leurs mélodies. De l’autre côté de tout. C’est surtout ici que je veux vivre.
Les derniers mois, je me suis sentie comme dans une boîte d’allumettes. Toujours à deux doigts de prendre en feu entre deux murs noirs de carton. La noirceur de mon appartement me promettait des jours meilleurs. Et je priais en silence pour oublier. Dans ma tête, je t’entends rire, et ça me fait du bien. Ce rire simple et vrai. Tu me rappelles que je ne crois en rien, et je te réponds que ce n’est pas ça l’important. Je te réponds que j’essaie d’éviter l’incendie en dedans.
On revient au lac. Je veux que tu viennes ici avec moi. Que tu voies ce que je vois. Une beauté fragile. De celle qu’on a peur de perdre à jamais. La beauté d’une toile au musée qu’on fixe sans arriver à partir. La beauté des dimanches matin d’octobre passés à se raconter les dégels de nos lacs translucides. Tu sais de quelle beauté je parle. Tu la connais. Je veux t’y amener, avec mes mots pour te sortir de ta boîte d’allumettes personnelle.
C’est le genre d’endroit où tu t’imagines atterrir quand tu tombes dans le terrier du lapin. Un endroit qui appartient à un autre monde. Je l’ai découvert en marchant l’autre jour. En essayant de sortir d’entre mes deux murs. La beauté de dévier du chemin habituel. Et de tomber sur quelque chose qui ressemble à l’après. Presque irréel dans son mouvement fixe.
Je viens souvent ici depuis le début du désastre. J’essaie de changer de décor, de peinturer ma vie avec les plus belles couleurs pour remplacer celles que tu m’apportais. Mais tu es toujours un peu là, dans le canevas de mes journées éteintes. Dans mes tentatives de tout mettre en blanc et de recommencer à zéro. Je t’imagine t’allonger dans le lac glacé comme dans un lit. Te faire enrober du froid et aimer ça.
Rose, je t’écris pour te faire savoir que je trouve le moyen de rêver, même quand le monde autour de moi se décompose. Je veux que tu saches que la brume du lac m’apaise. Peut-être pour que ça t’apaise un peu aussi. J’espère que tu trouves ton lac, là où tu es. Je te souhaite de pouvoir te laisser caresser par le vent froid sans peur. Comme hypnotisée par le temps qui s’arrête.
Je t’attends, toujours,
S.
Gisèle Halimi. Une vie sur le droit fil
« Monsieur le président, messieurs du Tribunal, déclara-t-elle, il m’échoit aujourd’hui un très rare privilège. »
Dans une langue claire et fière, maître Gisèle Halimi expliquera à la Cour, lors de l’ouverture du procès de Bobigny demeuré dans les annales aussi bien juridiques que politiques, qu’elle prendra la parole en tant que défenderesse de la cause et en tant que femme, dans un parfait accord entre un métier qui lui est accroché au cœur et une condition humaine qui l’est au corps. La cause : une . . .
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Revenir de loin. N. Scott Momaday et Stephen Markley
Le canevas est aussi simple que souple : un homme – ou une femme – revient chez lui après un long détour. Il prend la mesure des changements survenus durant son absence. Le décalage entre passé et présent le remue, au point de parfois lui faire revivre une sorte de second exil.
Depuis son retour à Ithaque, Ulysse a engendré une généreuse descendance. À moins que ce ne soit le fils prodigue de la parabole biblique. Ou Césaire poursuivant, par-delà le bout du petit matin, son souvenir de la Martinique. Quelle que soit, en fait . . .
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Robert Lévesque : lecteur impuni, critique intarissable
Qui d’autre que Robert Lévesque pourrait amorcer un article en faisant à la fois référence à Proust, à Lénine, à Breton, à Hitler et à Kafka, en établissant entre chacun un lien, tout en respectant le cadre temporel dans lequel interagissent ces témoins appelés à la barre, et ce, dans une même phrase ?
D’entrée de jeu, le « lecteur impuni » qu’est Robert Lévesque, qui a réuni sous ce titre1 un ensemble d’articles d’abord parus dans la revue Liberté, annonce ses couleurs : il aime les chats, Bernard Frank . . .
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Louise Desjardins et les ciels d’Abitibi
La liberté, ma jolie, la liberté de choisir ma vie.
Et sa mort.
Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux« Le ciel est si grand et si bleu, l’été, un ciel de Provence1. » Quand Louise Desjardins parle des ciels d’Abitibi, elle ajoute avec émotion : « [C’]est grand, c’est immense, je suis dans ma respiration, je suis comblée ». Toute son œuvre en sera imprégnée.
L’écrivaine est née à Rouyn-Noranda en 1943. Elle a étudié la . . .
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Dire et ne pas dire. Quatre essais sur la liberté d’expression et ses limites
Récemment, la rectitude politique mettait à sa main l’un des monstres sacrés de la littérature policière occidentale. Oubliez les Dix petits nègres d’Agatha Christie (Ten Little Niggers / Ten Little Indians / And Then There Were None) ; dorénavant, vous pourrez lire, en lieu et place du classique, Ils étaient dix. La plus récente version française de l’ouvrage, réédité par les éditions du Masque, a aussi été expurgée de ses 74 occurrences du N* word. Au même moment . . .
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André Major. Les pieds sur terre, un carnet et un crayon
« En relisant le journal ou les carnets d’un écrivain de qui je me sens proche, j’ai le sentiment d’entretenir avec lui des liens d’une amitié profonde », confie André Major dans Les pieds sur terre. Carnets 2004-20071, son plus récent carnet. C’est un peu le sentiment que j’éprouve lorsqu’à mon tour j’emprunte les mêmes sentiers.
Le sentiment d’amitié, ou sans doute plus justement nommé de complicité, repose avant tout sur une certaine communion de pensée, d’esprit, sur le fait de se . . .
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Louis Haché : le chantre de la Péninsule acadienne
Il est des écrivains qui, sans faire de vagues, construisent leur œuvre d’un livre à l’autre sans trop se soucier de leur impact, tout en étant persuadés que leur prise de parole répond à un besoin. Le leur, bien évidemment, mais surtout celui de leur peuple.
Ainsi en est-il de Louis Haché.
Il publie Charmante Miscou, son premier ouvrage, en 1974. Il a alors 50 ans. Cette entrée tardive dans la littérature peut s’expliquer en partie par l’absence de maisons d’édition en Acadie : depuis . . .
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Sylvie Nicolas. En voie d’apparition
L’écriture comme une arme pour rester debout fait contrepoids à la grande mélancolie qui parcourt les plus récents livres de poèmes de Sylvie Nicolas, tous deux parus au printemps dernier. Fragments de lecture d’une poésie aussi salvatrice qu’indomptée.
« Ta peau sur l’échiquier du réel »
Dans Aucun mot n’est tenu au miracle1, les poèmes se déploient comme à travers les pages éparses d’un carnet où se joue le récit d’une rencontre marquante. Nicolas s’applique à en garder les . . .
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Un voyage d’hiver. Rencontre avec Pierre Chatillon
Pierre Chatillon, né à Nicolet en 1939, est un poète libre. Il poursuit, à l’écart des kermesses poétiques et depuis plus de 60 ans, une œuvre singulière et riche. Il n’a jamais cessé de créer de la beauté en écrivant poésie, romans, nouvelles et essais, mais aussi en composant de la musique.
Son père, optométriste, redonnait en quelque sorte des yeux neufs à des gens dont la vue avait diminué. Et si Chatillon avait continué la profession de son père ? Car n’est-ce pas également un des rôles du . . .
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Le garçon qui raffolait des chasse-neiges. Entrevue avec Sébastien L. Chauzu
Natif de Brive, dans le sud-ouest de la France, l’enseignant qui réside au Nouveau-Brunswick depuis une dizaine d’années publie chez Grasset un premier roman où crime, sexe, humour et neige sont de la partie.
Patrick Bergeron : Vous êtes originaire de la Corrèze, en France, et vous vivez au Nouveau-Brunswick depuis dix ans. Vous enseignez le français dans une école secondaire de Hampton. Quand avez-vous fait le choix de vous installer au Canada ?
Sébastien L. Chauzu : J’ai fait ce choix il y a dix ans pour accompagner . . .
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Odette Dulac, une divette romancière
Chanteuse réputée, actrice de talent et célèbre artiste de son époque, Odette Dulac (1865-1939) est demeurée connue après sa mort principalement pour ses interprétations musicales. Elle avait pourtant rapidement abandonné la scène pour se consacrer à la vie littéraire.
On la disait pleine d’entrain, étourdissante de verve et élégante. Plusieurs journalistes voyaient en elle une étoile montante de Paris, appréciant sa voix, son charme et ses prestations. Or, à l’étonnement de tous, Odette Dulac disparut pendant plusieurs années de la scène, malgré sa célébrité grandissante, réapparaissant en 1908 pour publier son premier roman, Le droit au plaisir. Celui-ci a été suivi d’un corpus respectable : l’autrice a publié à un rythme régulier sept romans, dont l’un écrit en collaboration. On lui doit aussi une biographie, plusieurs pièces de théâtre et un essai, Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France (1929), où elle conseille sa nièce Manon en lui faisant part de plusieurs de ses théories sur le sujet. La sculpture et la peinture sont d’autres cordes ajoutées à son arc : elle a exposé notamment au Salon de la Société nationale des Beaux-arts. Au début de sa carrière d’écrivaine, l’ancienne chanteuse a rédigé des nouvelles et plusieurs contes, publiant principalement dans le Gil Blas, le Journal de Montélimar et dans Le Journal. Élue sociétaire de la Société des gens de lettres le 18 décembre 1922, active dans le milieu littéraire, elle a publié des chroniques, notamment dans le Gil Blas, Le Matin et Le Madécasse. Engagée dans plusieurs causes, l’autrice a donné plusieurs conférences, comme « Toutes les chansons » aux Vendredis de Femina et « Les Hommes par la légende », une causerie humoristico-féministe. Féministe engagée, qui se déclarait comme telle, elle a aussi participé à des soirées littéraires et à des débats.
Le début d’une carrière
Dans son autobiographie En regardant par-dessus mon épaule1, publiée en 1929, Odette Dulac relate son enfance et les embûches qui se sont dressées sur son chemin. Née un 14 juillet dans le Sud-Ouest de la France, elle et son frère sont confiés à un oncle et une tante qui étaient jadis dans l’enseignement. Pour motiver son frère André à étudier, ils décident de punir Odette : « Quand tu ne sauras pas ta leçon, ou que tes devoirs seront nuls, c’est ta sœur qui sera privée de dessert, de dîner, de promenade ou de musique. Comme tu as un cœur charmant, tu ne voudrais point prendre la responsabilité de notre injustice…2 » Son frère étant très indifférent à l’injustice en question, Odette doit mettre les bouchées doubles et travailler plus fort, apprenant tout le latin et le grec qu’il refuse d’assimiler, lui soufflant les réponses à l’heure des cours et contrefaisant son écriture dans les devoirs. Après la mort de son père, la famille manquant de ressources, la jeune femme doit travailler en tant qu’ouvrière dans une faïencerie, où elle se heurte à d’abjectes propositions, qui ont probablement inspiré son deuxième roman, Le silence des femmes (1911). Elle entre au couvent des Ursulines pour poursuivre ses études après que son frère eut trouvé un bon emploi, mais elle est confrontée à la hiérarchie bourgeoise et à la richesse, thèmes qui seront aussi récurrents dans ses écrits.
Sa carrière musicale commence dans le désespoir : celle dont le véritable nom est Jeanne Latrilhe raconte dans l’Excelsior avoir choisi O. Dulac après avoir songé au suicide : « Je me suis précipitée sur la scène afin de ne pas me jeter dans la Seine […]3». Pour l’arracher à une mort potentielle, une vieille dame la recommande à l’agence de théâtre Pontus à Anvers, où elle débute le 1er janvier 1893 comme première chanteuse d’opérette dans Serment d’Amour. Elle est ensuite remarquée à la Gaîté, au théâtre des Capucines, aux Bouffes-Parisiens dans Les p’tites Michu et aux Folies-Dramatiques, avant de devenir l’une des célébrités de la Boîte à Fursy. Elle est ainsi déjà connue et louangée pour son talent de divette lorsqu’elle publie Le droit au plaisir (1908), où deux amies de couvent, la chanteuse Prelli et la marquise de Rouvrey, se racontent leurs aventures sentimentales, sans savoir qu’elles sont amoureuses du même homme. Bien accueillie par la critique, l’œuvre lance la carrière d’Odette Dulac en tant que romancière. Ses autres romans seront aussi majoritairement bien reçus par la plupart des journalistes, mais ceux qui s’opposeront à elle seront féroces dans leurs commentaires. On lui reprochera d’avoir abandonné sa carrière de chanteuse au profit de la plume. C’est que la plume en question est acérée : Odette Dulac mentionne ouvertement plusieurs injustices, revendique des changements et critique une société qui laisse peu de place aux femmes.
Briser le silence et combattre les injustices
C’est sans filtre que l’autrice s’en prend à divers problèmes sociaux, n’hésitant pas à dénoncer des tabous et à donner son avis, tant dans ses romans que dans ses chroniques. Les lois injustes, le mariage, l’enfance et le droit de cuissage sont des sujets qui lui tiennent particulièrement à cœur et qui reviennent dans plusieurs de ses œuvres. Ainsi, dans Le silence des femmes, elle dénonce ce que doivent subir celles qui se cherchent un travail, à travers un personnage indépendant et fonceur qui tente de se bâtir un avenir convenable. Fille d’un bourgeois ruiné, Gisèle Vinay est contrainte à travailler et découvre les « concessions » que doivent faire les ouvrières pour conserver leur poste. Elle refuse les avances de plusieurs patrons, mais a finalement un enfant du fils de son employeur, qui l’abandonne après de belles promesses pour épouser une femme plus fortunée. Gisèle bâtit alors sa propre fortune, pour offrir un futur respectable à son garçon. Le discours de l’autrice rachète la fin un peu cliché du roman, car elle n’hésite pas à exposer le tabou du droit de cuissage, bien présent à l’époque, mais rarement montré dans les romans, tout en dénonçant une société qui condamne un fils illégitime et une mère qui n’est pas mariée.
Odette Dulac poursuit ses accusations dans plusieurs de ses chroniques, où elle aborde des sujets souvent exposés dans ses œuvres : « Dès sa première lutte avec la vie – ou morale ou matérielle – la femme éprouve douloureusement la brutale griffe sociale […]. Quand elle perçoit qu’elle est surtout un objet de transaction, d’inutiles révoltes l’agitent un moment ; mais la nature et la loi forment ensemble de solides tenailles et elle se résigne au sort commun. Celui-ci est d’être une affaire pour le preneur si elle est riche, ou pour le vendeur si elle est pauvre ; il y a aussi l’exploiteur si elle est belle4 ». Dans un autre article publié en 1923, « Les débuts de la comtesse et la mortelle illusion », Odette Dulac reprend le thème du droit de cuissage pour dénoncer le traitement que doivent subir certaines comédiennes, obligées de se donner tant aux employeurs qu’au public : « Je voudrais bien savoir, par exemple, quelle supériorité peut bien se manifester dans le fait de jeter par contrainte une femme pauvre dans la fange ? Le silence des victimes permet ensuite aux bourreaux de poursuivre la série de leurs crimes, voire même de s’en flatter […]5 ». D’autres sujets reviennent fréquemment sous sa plume, comme l’union libre, l’ignorance des filles, la bassesse de l’argent, les veuves et l’hypocrisie des mœurs. Très impliquée socialement, participant à plusieurs bonnes œuvres, elle s’intéresse beaucoup aux ouvrières et ouvriers, aux ménagères et à la question financière. En 1917, elle propose, dans une lettre ouverte adressée aux membres du Parlement, de créer un Livret Maternel qui comporterait sept articles, visant à accorder de nouveaux droits aux femmes6. Elle participe à la Ligue française pour le Droit des Femmes en parlant des souffrances vécues par les ménages où le salaire de l’homme est insuffisant et, en 1922, elle fait campagne pour que des « Maisons d’Enfants » soient organisées à Paris, où des travailleurs pourraient faire élever gratuitement leur bébé7. Celle qui est réputée pour son franc-parler8 enchaîne les dénonciations fortes et lapidaires, abordant continuellement des sujets peu évoqués, comme dans L’enfer d’une étreinte (1922), un livre qui montre les conséquences que peut provoquer la syphilis dans une famille. Le marquis d’Ossola l’attrape et la passe à la marquise, qui la transmet à leurs enfants. On voit ainsi de désastreuses conséquences chez leurs filles, Lucilia et Monna. Ossola tente quant à lui de dissimuler son mal, ne se traitant que tardivement. Certains ont blâmé l’autrice pour avoir osé montrer une réalité qui reste normalement sous les draps, mais plusieurs l’ont félicitée d’avoir abordé en profondeur le sujet. Or, pour Odette Dulac, qui prône l’éducation sexuelle par le livre et par l’école, la langue française permet d’exprimer toutes les vérités, sans qu’il faille rougir soit de leur fond, soit de leur forme9.
La Première Guerre mondiale
L’implication littéraire de l’autrice pendant et après la Première Guerre mondiale est consistante : elle écrit deux chansons pour le journal de tranchées L’Écho des gourbis : « La musette du Poilu10 » et « La valse de l’espoir11 ». Elle rédige aussi des chroniques et des contes sur le sujet et publie deux romans : La houille rouge (1916) et Faut-il ? (1919). Le second roman raconte l’histoire de Madeleine Lifert, qui veut épouser un amputé de guerre, l’ex-lieutenant Marcel Cornier. La houille rouge présente quant à lui des thèmes majeurs tels l’avortement, le viol, les otages et le patriotisme. Le lecteur y suit les parcours divergents de six femmes. Deux sont violées par les Allemands et tombent enceintes, une ancienne « faiseuse d’anges » devient folle, l’une perd son mari, l’autre ses fils, tandis que la dernière voit revenir ses enfants gravement blessés. Si Odette Dulac reprend un discours nataliste et moralisateur très fréquent à l’époque (notamment en ce qui concerne l’avortement et la puissance du nombre), elle présente cependant les effets de la guerre d’un point de vue rarement montré. Plusieurs des personnages féminins sont engagés dans des luttes médicales, voient des blessés, souffrent et perdent des enfants. La société et les hommes qui poussent les femmes à l’avortement sont critiqués, tout comme la mauvaise organisation des soins et les vieux qui ont voté contre le crédit de guerre en 1870.
L’autrice décède à Barbizon le 3 novembre 1939, son départ étant très peu mentionné par les journaux de l’époque. Ceux qui abordent sa mort omettent sa carrière littéraire – pourtant notable –, ne parlant que de la divette de jadis. Les rares qui écrivent au sujet de son statut de romancière le font avec mépris : « Notre confrère Robert Kemp nous rappelait hier le titre d’une chanson qui l’a rendue jadis célèbre : J’suis bête. Mais Odette Dulac n’était pas bête du tout, pas du tout ! Elle n’a eu que le tort de se croire un talent de romancière12». Reléguée au rang de chanteuse, son talent d’écrivaine lui étant soudainement dénié, l’autrice qui a tant dénoncé est ainsi ramenée au silence : la plupart de ses romans ne sont d’ailleurs trouvables qu’à la BnF, mis à part La houille rouge, disponible en ligne.
Odette Dulac a publié :
Le droit au plaisir, Paris, L. Theuveny, 1908 ; Le silence des femmes, M. Bauche, Paris, 1911; La houille rouge, Eugène Figuière, Paris, 1916 ; Faut-il ?, Calmann-Lévy, Paris, 1919 ; L’enfer d’une étreinte, Société mutuelle d’édition, Paris, 1922 ; Les désexués, avec Charles-Étienne, Curio, Paris, 1924 ; Tel qu’il est !, J. Snell, Paris, 1926 ; Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France, Eugène Figuière, Paris, 1929 ; En regardant par-dessus mon épaule, Imprimerie de la Seine, Paris, 1929.* Odette Dulac vers 1903, photo : Reutlinger.
** Odette Dulac, photo : Reutlinger.
1. Odette Dulac, En regardant par-dessus mon épaule, Paris, Imprimerie de la Seine, 1929.
2. « La vie d’une artiste », Le Ménestrel, n˚ 48, 29 novembre 1929.
3. « Pourquoi donc avez-vous pris un pseudonyme ? », Excelsior, n˚ 467, 25 février 1912.
4 .« Sois charmante et tais-toi! », Le Matin, n˚ 9769, 26 novembre 1910.
5. « Les débuts de la comtesse et la mortelle illusion », Le Madécasse, n˚ 284, 5 avril 1923.
6. L’Heure, n˚ 593, 22 septembre 1917.
7. « Plus de grand’mères! », L’Ouest-Éclair, n˚ 7680, 14 octobre 1922.
8. « L’autre danger », La Lanterne, n˚ 16542, 14 novembre 1922.
9. « L’enfer d’une étreinte », L’Œuvre, n˚ 2595, 8 novembre 1922.
10. « La musette du Poilu », L’Écho des gourbis, no 5, 1er juillet 1915.
11. « La valse de l’espoir », L’Écho des gourbis, n˚ 17, 1er juin 1916.
12. « Odette Dulac », L’Œuvre, n˚ 8808, 14 novembre 1939.EXTRAITS
Quinze jours !!! il me fallut résister aux assauts que Schiller me fit subir ! quinze jours j’ai repoussé ses grosses mains boudinées et velues, j’ai fui sa bouche lippue et flétrie. Oh ! la terreur de voir se pencher vers les vôtres, deux lèvres aux commissures saliveuses. Avec quelle rage on essuie les traces humides des baisers imposés ! De quel rire homérique on voudrait souligner les phrases protectrices de ces potentats aux jambes écartées, aux bajoues congestionnées !
Le silence des femmes, p. 36.C’était le chaos !… un chaos qui stupéfia les femmes et diminua leur admiration séculaire. Quelques-unes osèrent de timides réflexions et ce fut une explosion de colère martiale. Comment ?… les infirmières se permettaient de protester alors que les blessés mâtés par la souffrance et la discipline acceptaient les pires privations ? Les officiers avaient toutes les compétences : toutes les infaillibilités : c’était dans le règlement ! Silence dans les rangs rompez ! Et les dames de la Croix Rouge ne dirent mot, afin qu’on les laissât au chevet des parias de la défaite.
La houille rouge, p. 219.N’écoute aucun de ses arguments. Ils ont fait dire aux hommes, que les femmes n’aiment que ceux qui les font souffrir. Sois donc ferme et logique, dès que tu le pourras. Rien ne te protège en France ; ni loi, ni opinion ; fais ton bonheur toi-même, et si tu ne le réussis pas à la première expérience, recommence-le sans cris, ni protestations. Tu seras heureuse si tu le veux : si tu obliges ton esprit à trouver son plaisir, là où la matière et le sentiment peuvent avoir leurs aises.
Leçons d’amour à l’usage des jeunes filles de France, p. 143-144.Le désir de la vie
Il est plus facile d’admettre la mort quand on observe les étoiles.
Andrée A. Michaud, Rivière TremblanteDans mon village natal, je vivais heureux entre deux temps diluviens mais bien à l’étroit dans un espace euclidien. Pour ma vie aléatoire, cela suffisait : j’étais alors riche de rêveries et ravi par les traces objectives des anciennes vies relevées au hasard de la réalité.
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Mères endeuillées
Deux récits, deux mères endeuillées, l’une de Margot, un fœtus de dix-huit semaines, l’autre d’un nourrisson de presque un mois prénommé Paul. Deux pertes d’autant plus douloureuses qu’elles étaient imprévisibles. Les mères inconsolables racontent le difficile processus de leur deuil dans Ci-gît Margot1 et Le marcassin envolé2.
La « mort-naissance de Margot », vue en direct sur l’écran à l’échographie, tourne dans la tête de la mère dévastée, un an encore après l’amniocentèse fatale. À l’affliction se mêlent colère et ressentiment. Elle accuse la gynécologue d’infanticide, car l’autopsie confirme que l’amniocentèse était la cause du décès du fœtus-fille de 300 grammes. Elle n’ira pas devant les tribunaux, non. « Ce livre est le procès de Céline », prénom qu’elle donne à la spécialiste qui a maladroitement planté l’aiguille dans son ventre. Celle-ci a alors vu Margot se tasser brusquement dans l’utérus et le sang se répandre. Et elle se sent coupable d’avoir voulu vérifier si le bébé à venir était normal. Ses jours et ses nuits sont envahis par ce cauchemar. Les images lui reviennent en boucle.
À peine deux mois après la catastrophe, la narratrice, déjà mère de deux jeunes garçons, tombe à nouveau enceinte. Lors de l’échographie du premier trimestre, on constate la mort du Bébé-espoir. Il survivra en elle sous le prénom d’Albert. Elle parlera de son « ventre-cimetière » dans lequel il lui arrive encore de sentir bouger ses bébés la nuit. Sa souffrance aiguise sa solidarité avec les mères et grands-mères de sa lignée dont les accouchements ont parfois été difficiles, voire à risque élevé, qui ont pleuré la mort d’un premier bébé ou encore subi des fausses couches, le fœtus jeté dans le poêle à bois. Au moins, les restes de Margot iront au cimetière, dans l’emplacement du Berceau des anges. Inhumation à laquelle Albert n’aura pas droit, n’ayant vécu que 12 semaines in utero.
Chez Typhaine Leclerc, il s’agit de la disparition d’un premier enfant. Deux autres sont nés depuis la mort de Paul en 2014. La narratrice a noté les événements relatifs au décès de son « petit marcassin » et son mal-être dans son journal pendant six ans avant d’en faire un livre. La déception de la naissance par césarienne, plutôt qu’un accouchement naturel à la maison de naissance pour lequel la jeune femme s’était préparée, est amoindrie par la présence d’un bébé en santé, un bébé chéri et dorloté par ses parents et leurs proches. Quand l’irréparable se produit, c’est la fin du monde. Incompréhension, douleur, culpabilité. Paul aurait-il eu trop chaud dans le porte-bébé lors de la dernière sortie ? Les causes de sa mort restent nébuleuses. L’hypothèse la plus probable serait le syndrome de mort subite du nourrisson qui peut survenir quand le bébé a trop chaud, dit-on.
Les semaines, les mois passent et la mère souligne l’âge qu’aurait Paul, imagine les étapes de ses apprentissages, énumère les choses qu’elle avait projeté de faire avec lui. Si la douleur s’émousse avec les années, le couple alimente le souvenir de Paul, toujours présent dans la famille. On crée un rituel pour commémorer son bref passage : l’arbre de Paul. Un arbre à la campagne où le couple et ses deux enfants se rendent accompagnés des proches, à chaque anniversaire. On y accroche menus objets, dessins, messages d’amour.
Les deux récits se rejoignent pour témoigner du processus fluctuant du deuil. Un rien peut fait ressurgir la peine, ressentir le manque, imaginer ce qu’il ou elle serait devenu(e). Si les deux mères ont réappris à vivre, elles affirment que leur deuil ne sera jamais achevé.
Marielle Giguère a publié en 2019 Deux semaines encore, roman consacré à l’histoire d’une famille. Pour sa part, Typhaine Leclerc, en plus de s’intéresser notamment au récit comme moyen de guérison, est autrice de maints textes sur le deuil et la parentalité.
1. Marielle Giguère, Ci-gît Margot, L’instant même, Longueuil, 2020, 137 p. ; 19,95 $. L’autrice a modifié les noms des personnes réelles dont elle parle, ce qui explique que Ci-gît Margot soit classé comme un roman.
2. Typhaine Leclerc, Le marcassin envolé, Pleine Lune, Lachine, 2020, 154 p. ; 21,95 $.Une éducation incomplète
Écoutez ici la version audio de ce texte lu par Daniel Luttringer
Quelques années après l’effondrement de l’Union soviétique, ma grand-mère maternelle a atterri à l’aéroport de Mirabel avec, dans ses valises, les vestiges de son ancienne vie et des manuels d’histoire et de grammaire russes. Elle venait de prendre sa retraite comme institutrice ; moi, j’avais atteint l’âge scolaire, et elle était bien décidée à faire mon éducation. Deux ans auparavant, mes parents, ma sœur et moi avions émigré à Montréal de Saint-Pétersbourg – jusqu’à récemment connue sous le nom de Leningrad – et à présent, mes grands-parents s’y installaient à leur tour. Nous accusions déjà un an de retard sur le programme pédagogique, et baboulia était pressée de rattraper le temps perdu. Chaque fin de semaine, je m’asseyais donc près d’elle à sa table de travail et récitais, à la lueur d’une lampe verte comme celles d’une bibliothèque, des déclinaisons, des poèmes de Pouchkine ou de Lermontov et les dates de la christianisation de la Rus’ de Kiev. C’est ainsi que dans un appartement de Côte-des-Neiges, j’ai reçu une éducation digne d’une parfaite petite Soviétique – à quelques exceptions près.
Après le souper, une fois les tasses de thé noir vidées jusqu’aux rondelles de citron, c’était l’heure du programme cinéma. À l’affiche, un film que mon grand-père avait gravé sur une cassette à partir de la chaîne de télé russe qu’il captait par la magie du satellite. C’étaient tantôt des films patriotiques, tantôt des comédies ou des adaptations d’œuvres littéraires, comme la Partition inachevée pour piano mécanique, rapiécée de Tchekhov, ou encore le somptueux Guerre et paix de Sergei Bondartchouk. De cette série de huit heures, je ne retiens aujourd’hui qu’une seule scène, que je revois clairement – la salle de bal éclairée aux chandelles, le tourbillon des danseurs, les yeux bleus pleins d’eau de Natacha et la superstition de Bolkonski, tandis qu’il la regarde s’éloigner : « Si elle s’approche d’abord de sa cousine, puis de l’autre dame, alors elle sera mon épouse ». Malgré la dévotion de ma grand-mère, c’est à cette scène que se résume essentiellement ma connaissance de l’œuvre maîtresse du « miroir de la révolution russe », pourtant une lecture obligatoire pour tous les écoliers soviétiques. Car dans les lectures éperdues de la fin de mon enfance, pendant cette période d’envoûtement que Barthes appelle « l’adolescence liseuse », si j’ai suivi fiévreusement les déboires de Raskolnikov et souffert tout mon saoul avec Anna Karénine, j’ai levé le nez sur la grande œuvre de Tolstoï et n’ai jamais valsé avec le prince Bolkonski.
*
Après la mort de baboulia, j’ai récupéré certains objets qui lui avaient appartenu – une bague avec une pierre d’ambre, un châle d’Orenbourg, de la vaisselle en bois peint, un ensemble de thé de la manufacture de Lomonossov, quelques livres, la fameuse lampe verte et la statuette de Pouchkine qui avait trôné sur une tablette de sa bibliothèque. En vidant l’appartement, dans un tiroir du bureau où j’ai appris à écrire le cyrillique en lettres attachées, ma mère a découvert deux journaux intimes. Le premier, un cahier d’écolier aux pages jaunies et gondolées, est une chronique de 1953, l’année où ma grand-mère termine ses études en histoire et se marie. Elle s’inquiète des longs départs et des trop rares permissions de mon grand-père, ingénieur de la Marine, sort à la symphonie et au théâtre, fait de la propagande dans les usines, se réjouit de nouvelles robes, désire un enfant… C’est aussi l’année de la mort de Staline, qu’elle pleure à chaudes larmes, tout comme, pense-t-elle alors, l’ensemble de la nation. L’autre carnet, beaucoup plus récent, est un grand cahier Clairefontaine à carreaux, où elle a consigné pendant une quinzaine d’années sa vie montréalaise, ne notant souvent que quelques lignes par jour, le noircissant des détails de son existence réglée au quart de tour. Mon grand-père et elle, n’ayant jamais renoncé aux habitudes inculquées par le Komsomol, observaient une discipline rigoureuse : exercices le matin, leçons de français et d’anglais l’après-midi – une tâche titanesque pour deux retraités qui n’avaient eu pour langue seconde que le yiddish oublié de leur petite enfance.
Dans un rare moment d’épanchement au milieu de cette litanie de faits et gestes, ma grand-mère dresse une sorte de bilan de ce qu’elle lègue à ses descendantes (nous sommes une lignée matrilinéaire). Elle déplore le fait que, contrairement à ce qu’elle a su faire pour ma mère et ma sœur aînée, elle a échoué à m’inculquer le goût de la lecture. Ma mère et moi, en lisant ces lignes dans sa chambre, avons éclaté d’un grand rire sonore, qui a dû faire sursauter les voisins et amis qui s’affairaient à vider le salon. C’est là la dernière chose que l’on puisse me reprocher : j’ai consacré une douzaine d’années aux études littéraires, et toute ma vie tourne autour des livres. Mais je me rends compte aujourd’hui que si ma grand-mère faisait ce constat amer, c’était parce qu’à l’époque, je rechignais à lire certains classiques russes, et notamment Guerre et paix.
Je me souviens de son désarroi quand je lui racontais, à sa demande, mes cours de français à l’école. « Toujours aucun auteur russe ? », demandait-elle sur un ton dépité. « Encore la littérature française ? » J’avais beau lui expliquer que c’était là le cursus scolaire, puis le titre du programme auquel j’étais inscrite, puis l’objet de mes recherches – rien n’y faisait. La déception était palpable. Quant à la littérature québécoise, elle doutait fortement de l’existence même d’une telle chose. Ma grand-mère voyait l’immigration comme une perte de la culture, de la langue, une dissolution de mes origines qu’elle s’était donné pour mission d’endiguer et qui était malgré tout en train de s’opérer sous ses yeux.
*
Je pense à la bibliothèque de mon enfance, à toutes ces collections d’œuvres complètes, des volumes reliés en cuir d’une même couleur, avec leurs lettres d’or gaufrées traçant les signatures des grands écrivains le long de dizaines d’épines – Boulgakov. Essénine. Gogol. Akhmatova. Dostoïevski. De ces livres transportés dans nos bagages, qu’ont lus ma grand-mère, ma mère et ma sœur, quelques-uns accumulent chez moi la poussière, drapés dans un silence chargé de reproches. Sur mes tablettes, loin de former des rangées strictes aux tons harmonieux, ces monuments déchus occupent un petit coin, voisinant les Folio usagés et les livres québécois – ceux de la vieille garde, qui imitent la sobriété blanche des français, et ceux des jeunes éditeurs, rivalisant de couleurs vives. À côté, il faut pencher la tête dans l’autre sens pour lire les titres – ce sont les livres en anglais, surtout de la littérature américaine, toutes époques confondues. Il y a même, auprès de quelques romans tchèques, une petite section en espagnol, qui rappelle les fois où j’ai péché par excès d’optimisme, enhardie au retour d’un voyage.
Cette bibliothèque bigarrée, souvent déménagée, élaguée, puis regarnie, avec ses enthousiasmes et ses désamours, peut sembler chaotique en regard de la bibliothèque ordonnée de mon enfance, toute en autorité impérieuse. Mais si mon éducation ne sera jamais complète, si je ne serai jamais l’élève modèle dont rêvait ma grand-mère, celle qui a lu tous les classiques de sa mère-patrie, ma culture fragmentaire, assemblée au gré de mes passions changeantes, est loin de représenter une dissolution – elle ressemble plutôt à ce patchwork dépareillé, à ce joyeux désordre qui règne sur mes tablettes. Là où ma grand-mère voyait une perte, je vois au contraire un métissage fructueux. Grâce à la langue qu’elle m’a transmise – ma langue grand-maternelle, en quelque sorte –, je peux toujours revisiter à ma guise les grandes œuvres russes, et m’attaquer un jour à Guerre et paix. Mais grâce à notre émigration, je peux étendre plus loin encore mes desseins de lectrice dans les deux langues qu’a absorbées comme par osmose mon cerveau d’enfant.
Sans ce déplacement, je n’aurais sans doute jamais, par ailleurs, pratiqué le métier de traductrice, qui a fini par s’imposer à moi avec une clarté désarmante et qui me permet de poursuivre ce va-et-vient linguistique incessant. C’est un métier qui est, lui aussi, préoccupé de trajectoires de migration et de ce qui, entre deux cultures, se perd au moment de la traversée. À ce sujet, la traductrice Corinna Gepner écrit : « Si j’en reste à une vision myope de la perte, elle m’apparaît trop lourde. Si je la considère à l’échelle du texte dans son entièreté, elle s’inscrit dans un ensemble de pertes et de gains, de déplacements, d’appauvrissements et d’enrichissements qui échappe à toute comptabilité1 ». Il en va de même pour la translation de l’immigrant. Ce qu’on laisse derrière et ce qu’on acquiert de l’autre côté relève d’une algèbre obscure qui se passe d’équivalences.
1. Corinna Gepner, Traduire ou perdre pied, La contre allée, Lille, 2019.
En mal d’œstrogène, en mal d’oxygène. Thérèse Lamartine
En ces temps de pandémie, et partant d’incertitude, on constate sans étonnement que les femmes sont davantage touchées par la crise que leurs compagnons. La calamité mondiale n’a-t-elle pas été baptisée She-cession, ou récession au féminin ? Un terme percutant qui résume combien est (re)devenue inégale et injuste la répartition des revenus entre les sexes, tout comme le partage des tâches et des responsabilités familiales ou scolaires.
Dans son dernier livre, Une planète en mal d’œstrogène1, l’écrivaine féministe Thérèse Lamartine ne traite évidemment pas de la pandémie puisqu’elle a écrit l’essai avant que celle-ci n’éclate, mais elle y aurait certainement intégré − et magistralement défendu − qu’en ces temps difficiles, plus de femmes que d’hommes mettent leur carrière et leurs aspirations en veilleuse afin d’assumer davantage d’obligations domestiques.
Adieu autonomie, bonjour foyer et rôle traditionnel.
Les multiples écoles de pensée féministe varient, modulées entre elles par de grandes ou de subtiles différences. Même pour qui ne partage pas la version du féminisme « radical et universe2 » de Lamartine3, revoir la présente situation des femmes permet de réfléchir aux moyens de bâtir « un solide traité de paix et de liberté entre les hommes et les femmes du XXIe siècle », tel qu’il est formulé en quatrième de couverture.
France Théoret souligne dans la préface avec quelle pertinence Thérèse Lamartine « reformule la nécessaire et difficile marche à la liberté des femmes ». La poète et romancière soutient en outre « [qu’]en troquant la liberté pour l’égalité, le mouvement [féministe] a perdu une partie de son âme », une opinion que ne partagent pas nécessairement toutes les chapelles féministes.
La réflexion que développe l’essayiste Lamartine en quelque 300 pages porte sur l’impérieuse nécessité pour les femmes de poursuivre leur quête, résumée en une image-synthèse : « Tant que la planète sera en mal d’œstrogène, elle sera en mal d’oxygène ».
Divisé en quatre parties, l’ouvrage explore la situation des femmes « après 3 000 ans de gestion des affaires humaines », analyse l’actuelle condition des femmes, puis celle des hommes et propose enfin quelques pistes de solution.
L’autrice conclut : « Ce que nous voulons, c’est la chute de l’empire patriarcal. Rien de moins. Rien de plus ».
« LA VIOLENCE DE L’ARGENT »
Quand Thérèse Lamartine aborde le sujet de l’économie dans le chapitre « La violence de l’argent », elle ne peut qu’établir un accablant constat : « On ne se surprendra pas d’apprendre que les femmes sont de plus en plus surreprésentées dans les emplois les moins sûrs et les moins rémunérés ». Ceci expliquant cela, il est facile de comprendre les raisons sous-jacentes à la présente She-cession, puisque ce sont les femmes qui se retrouvent les premières sans emploi et qui, souvent monoparentales, font des miracles pour assurer logement, scolarisation et nourriture à leurs enfants.
L’essayiste a fait le choix de développer une vision globalisante de la problématique économique et elle préfère parler d’environnement, de mondialisation, d’immoralité financière et du système économique mondial que de micro-économie. Elle analyse et condamne « un système qui crée un maximum de pauvres et un minimum de riches ». Elle n’est pas sans savoir que l’autonomie des femmes passe par l’accès et le contrôle de leurs ressources financières, clés indispensables à leur liberté. Plus loin, n’affirme-t-elle pas d’ailleurs : « Cet accès [au marché du travail] est le passage royal vers l’indépendance des femmes, car sans le sou, il y a forcément sou-mission ».
L’autrice évoque une mesure susceptible d’apporter un peu d’espoir et de fraîcheur dans cet affligeant état des lieux : « Un constat fait dans 162 pays révèle que ‘plus le pouvoir des femmes était grand, plus florissante était l’économie de pays’4 ». Il ne faut pourtant pas oublier à quel point, dans tous les pays et sous tous les types de gouvernement, il semble extrêmement difficile de passer à l’action.
« INFAMANTES PROSTITUTION/PORNOGRAPHIE »
Tout de go et sans gants blancs, Lamartine aborde un sujet brûlant dans « Infamantes prostitution/pornographie ». « Si la prostitution est un métier normal, pourquoi le taux de mortalité des femmes prostituées est-il 40 fois supérieur à celui de la population en général5 ? » La féministe porte un jugement sans appel sur l’attitude des hommes face à la prostitution : « La duperie de la posture patriarcale s’appuie sur le libre choix des hommes qui veulent avoir des vagins ou autres réceptacles féminins à leur disposition. […] Pour ce faire, ils détiennent le pouvoir et le pouvoir de l’argent ». Elle affirme « qu’en regard de sa population, Montréal est la ville qui vend et consomme le plus de femmes en Amérique du Nord ». Aucune citation n’étaye cependant l’énoncé.
L’écrivaine proclame sans équivoque à quel point le corps féminin est souvent, et depuis longtemps, violé, torturé, humilié et réduit à l’esclavage. Elle dénonce, tout en demeurant réaliste et pragmatique : « N’oublions pas. Il devait y avoir un avant et un après-11 Septembre. Il devait y avoir un avant et un après-DSK6. De même, le discours dominant aura-t-il tenté d’imposer l’idée […] qu’il y aura un après-Weinstein […]. Il n’y aura pas d’après-Weinstein, ni d’après-Rozon au Québec […]. Ce que l’on peut attendre en revanche est une accélération des dénonciations, à Hollywood et partout ailleurs dans toutes les sphères d’activités ».
Lamartine a vu juste. Elle n’hésite pas à se référer à Andrea Dworkin : « [c]elle dont l’authenticité et la quête de vérité n’ont d’égales que son courage et son audace, fouette nos peurs dont nous sommes quelquefois les orfèvres. Le féminisme exige précisément ce que la misogynie détruit chez les femmes : une bravoure sans faille pour affronter le pouvoir masculin ».
Depuis quelques années naissent des prises de position contre les violences faites aux femmes, des mouvements qui ont entre autres noms Femen, Pussy Riot, Hyènes en jupons ou #MoiAussi. Récemment, les dénonciations d’agressions présumées se sont multipliées au Québec sur Instagram.
« TUER DIEU POUR NE PAS MOURIR »
« Aucune religion monothéiste, ni aucun mouvement spirituel ou philosophique n’a accueilli les femmes dans ses premières loges », exprime clairement l’essayiste dans « Tuer Dieu pour ne pas mourir ». Elle pourfend les religions monothéistes − christianisme, islam et judaïsme −, là où « les femmes sont jugées trop impures pour se voir reconnaître le droit de consacrer leur vie au sacré ». Elle n’est guère plus tendre avec d’autres religions, tels le bouddhisme, l’hindouisme ou le sikhisme, ou encore avec « la dictature de l’actionnariat ». Elle conclut : « [S]i l’humanité veut survivre, il lui sera essentiel d’explorer une troisième voie7, où convergeront la parité des sexes, un réel partage de la richesse […], une quête inlassable […] vers l’égalité des chances ».
Dans le même chapitre, Lamartine condamne l’islam avec énergie sinon âpreté. Elle considère que « [l]’islam est sans contexte le seul système politico-religieux contemporain qui, au nom de sa foi, répand le sang partout sur la planète ».
Elle poursuit sa démonstration dans « Les femmes en islam » en expliquant à quel point, selon elle, « [l]a morale musulmane, censément façonnée dans la bonté et la piété, s’accommode à la perfection des délits les plus ignobles contre les femmes ». Elle donne de nombreux exemples de crimes et d’horreurs advenus au nom de l’islam autant au Québec qu’ailleurs sur la planète et affiche son désarroi : « La force militante de son idéologie fallacieuse laisse stupéfaite ».
Lamartine ne peut que conclure son plaidoyer par une affirmation forte : « Résumons. Plus les femmes se tiennent loin des religions, mieux se porte leur liberté ».
« JAMAIS SANS LES HOMMES »
L’écrivaine demeure confiante dans une possible évolution des relations entre hommes et femmes. Elle est convaincue qu’il y aura un changement, lequel peut paraître impossible et improbable à première vue. Elle résume son espoir et sans doute son rêve : « [E]st-ce utopique de juger que la parité parfaite entre les sexes, conjuguée à une égale liberté, devrait favoriser un rééquilibrage des forces, et nous éviter les excès et démesures qui ont émaillé l’histoire humaine sans discontinuer ? »
Inspirée par Andrea Dworkin qu’elle cite à nouveau dans « Pour la suite de la liberté et du monde », Lamartine revendique l’arrêt des violences contre les femmes, qui sont, hélas, d’une brûlante actualité, violences d’ailleurs accrues en ces temps de pandémie. Selon Dworkin : « Nous devons empêcher les hommes de faire mal aux femmes dans la vie quotidienne, dans la vie ordinaire, à la maison, au lit, dans la rue et à l’École polytechnique8 ».
Dans « Jamais sans les hommes », l’essayiste tend la main à ces derniers : « Quand les hommes lucides admettront-ils ce constat simple : leur gestion du monde ne va pas. La question qui en découle : est-ce que d’en avoir exclu la moitié du monde a quelque chose à y voir ? » Elle persiste et signe dans « I have a dream » : « [L]’abolition du patriarcat, nous le savons aujourd’hui, n’adviendra qu’avec le concours des hommes qui comprennent très bien qu’une poignée d’entre eux seulement assujettissent et dominent la majorité des êtres humains ».
Si l’essai de Thérèse Lamartine peut parfois pécher par manque de fluidité et si le lecteur peut quelquefois s’égarer dans les constats et les redites, l’audacieux et exhaustif travail de recherche et d’analyse qu’on y observe débouche bel et bien sur un grand traité de paix entre femmes et hommes. Osons en tirer profit.
* Photo : Pierre Beauchesne
1. Thérèse Lamartine, Une planète en mal d’œstrogène. Femmes et hommes du 21esiècle, M éditeur, Saint-Joseph-du-Lac, 2020, 305 p. ; 28,95 $.
2. Féminisme radical : « Qui va à la racine dans le but d’éradiquer le patriarcat et les systèmes d’oppression et de hiérarchie qui s’en inspirent tels que le capitalisme, l’hétérocentrisme, le racisme ou l’impérialisme » (sisyphe.org).
3. Selon l’écrivaine et poète féministe France Théoret, qui signe la préface d’Une planète en mal d’œstrogène.
4. « Les femmes sont-elles plus morales que les hommes ? », Catherine Portevin, Philosophie magazine, 2012.
5. Une culture d’agression, Richard Poulin, M éditeur, 2017.
6. Dominique Strauss-Kahn (DSK), dont l’ascension professionnelle et politique s’est arrêtée en 2011, lors de son arrestation pour tentative de viol sur une employée d’hôtel à New York.
7. Une troisième voie, soit : « entre les fous de Dieu et les fous de la finance ».
8. Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, Andrea Dworkin, Remue-ménage et Syllepse, 2017.EXTRAITS
Tombent les femmes au lit ou au travail, sur la rue, au sein de l’armée, dans la maison familiale, voire dans la maison d’hébergement où elles ont trouvé refuge. Impossible de décliner tous les lieux où elles se trouvent en danger. De fait, partout. Depuis quelques années, il ne se passe pas un mois sans qu’une figure masculine connue, influente sur la scène internationale, ne soit accusée d’agression ou de harcèlement sexuel, de viol, de pédocriminalité ou de meurtre à l’endroit d’une ou de plusieurs filles et femmes. Aucun champ d’activités n’est épargné.
p. 31Elle n’a pas de frontières. Ni géographiques ni culturelles. La misogynie règne partout depuis des temps si lointains qu’elle a été fusionnée dans nos corps et nos vies, et que sa démonstration s’avère aujourd’hui encore des plus ardues, et si difficilement crue. Des hommes en sont atteints au plus haut degré. Des femmes aussi.
p. 104Je rêve du jour où les hommes qui partagent nos volontés de liberté et nos luttes prônant la paix, la justice, la parité se rangeront à nos côtés. Je rêve du jour où les hommes qui, de leurs multiples lieux de pouvoir, observent des comportements contraires à l’éthique humaine, rompront le silence et divulgueront leurs secrets de médecin, de juriste, d’ouvrier et de courtier, de politique, de professeur, de journaliste, d’économiste ou d’artiste.
p. 167Le féminisme demeure l’unique antidote connu pour contrer cette sévère névrose collective qu’est la misogynie. À l’évidence, contrer n’est pas abolir et jusqu’ici, les succès féministes sont invariablement suivis d’un ressac qui en réduit l’effet positif. C’est dire qu’un antidote ne suffit pas. La preuve est accablante et démontre qu’il est temps de donner de la hauteur à la politique de l’égalité. Au-delà de l’égalité, bien au-delà, il nous faut non pas revendiquer, mais prendre notre liberté.
p. 249Suzanne Jacob : Feu le soleil et réédition de Fugueuses
En 2019, huit ans après la parution du recueil de poésie Amour, que veux-tu faire ?, Suzanne Jacob faisait paraître Feu le soleil1. Au même moment, Boréal rééditait son plus récent roman, Fugueuses2 (2005), dans la collection « Boréal compact ». D’un ouvrage à l’autre, le lecteur reconnaîtra de nombreuses lignes de convergence de l’œuvre jacobienne : la force et la complexité du monologue intérieur, l’importance accordée au poids des mots et l’intérêt . . .
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De Waswanipi à Trapper’s Rock
Pandémie oblige, les frontières ont été fermées, nos déplacements restreints. Cloués au sol, les avions pointent inutilement vers des tarmacs déserts où l’herbe déjà repousse. Bientôt, des chasseurs y débusqueront à nouveau des lièvres. On peut rêver. En attendant, la collection « L’œil américain », que viennent de lancer les éditions du Boréal, s’annonce comme un lieu ouvert aux aventures dans un monde sauvage de plus en plus menacé. Emprunté au poète Pierre Morency, son titre annonce ses couleurs : assumer pleinement notre américanité, s . . .
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Lettre à Jean-Noël Pontbriand
Né en 1933 à Saint-Guillaume-d’Upton, Jean-Noël Pontbriand a publié de nombreux recueils de poésie et des essais importants sur la création littéraire. Porteur d’une culture poétique et philosophique exceptionnelle, il a pris sa retraite après 60 ans d’enseignement, dont une quarantaine au Département des littératures de l’Université Laval. Il a profondément marqué le paysage littéraire de la grande région de Québec. La liste des auteurs qu’il a accompagnés, même s’il ne s’en est jamais vanté, est impressionnante. Des poètes, de différentes générations, ont pu cheminer en poésie grâce à lui. Je suis un de ceux-là.
Voici qu’il nous offre un nouveau livre riche et fascinant intitulé Laissez passer l’ombre le cheval suivra1, publié aux Écrits des Forges. Un recueil, en vers et en prose, qui se présente comme une synthèse de ses réflexions sur le langage et de l’évocation poétique des origines.
Monsieur Pontbriand,
Il y a près de trente ans, vous commenciez ainsi un de vos poèmes : Il me vint une lettre… Vous le savez, j’ai lu tous vos livres, et chacune de vos nouvelles parutions me fait entendre le chant solitaire, amoureux et vrai d’un homme « perdu dans la temporalité du monde ». De vos terres de Sainte-Brigitte-de-Laval, vous nous rapportez les mots d’une nuit qui parle encore et que nous ne savons plus écouter. Et comme le bois de marées sur les plages, vos lecteurs ramassent les mots et les rassemblent. J’aime croire que lire vos poèmes soulève un feu qui durera.
Parfois, nous nous percevons comme l’ombre d’un être plus réel que nous-mêmes. Ne parlez-vous pas dans votre recueil de cette « distance qui nous sépare de nous-mêmes » ? Lire est peut-être cette rencontre entre l’inconnu et soi.
Au centre de votre recueil, au beau titre énigmatique qui s’éclaircit au fil des pages, on trouve une quête infinie du poème et une lumière qui « sourd des profondeurs » (un autre nom pour dire poème), qui ne cherche, à aucun moment, à éblouir. « Homme ravagé de foudre », vous portez « le langage au bout de lui-même ».
En nous « les mots engendrent des réseaux / ouverts aux courants muets / éclairant les choses du noyau de leur présence ». Trop souvent, les mots ne sont-ils pas « tenus en laisse par peur de l’inédit » ? L’étonnement que donne l’écriture ou la lecture « permet au langage de rompre ses écluses ». Alors on peut entendre « les voix secrètes qui engendrent l’être ». Comme si l’alphabet était « rendu à son mystère ».
La poésie est une recherche exigeante, sans fin, et le poète doit le plus humblement possible, mais de façon impérieuse, y consacrer sa vie.
Votre recueil est un véritable manuel (à la manière d’Épictète) pour les jeunes poètes. Vous dites : « Ne laisse pas le troupeau éclabousser tes paroles ». Plus loin vous écrivez : « Ce qui t’habite est plus important que ton discours ». Aussi : « Qu’importe les mots que tu alignes, si la parole n’est pas l’origine et la fin ». Et finalement, comme en écho avec le Rilke des Lettres à un jeune poète : « Contente-toi d’écouter ce qui parle lorsque tu réussis à te taire, et transcris-le, même si personne n’est intéressé à l’entendre ».
Je pense souvent à votre vie de professeur-poète et tout ce temps consacré à l’écoute et à l’écriture des autres. Nous sommes nombreux à avoir partagé des moments importants dans votre bureau à l’université. Travailler avec vous les poèmes, en raturant des mots ou en déplaçant des vers par exemple, ce n’était pas s’amuser à faire de la littérature. Nous découvrions plutôt la sensation extraordinaire de plonger nos « mains remplies de feu » dans l’existence et le réel, dans le mystère de la parole, dans quelque chose de beaucoup plus vaste que nous.
Une grande partie de votre œuvre peut sembler en apparence invisible. Pourtant, elle est vivante, dispersée chez les nombreux étudiants qui ont assisté à vos séminaires. Votre travail a multiplié votre voix.
Il me vint une lettre… ce sont les premiers mots du très beau livre Il était une voix, que vous avez publié en 1992. Vous entremêliez, dans ces poèmes, votre voix et celle de votre mère. J’ai pensé que je pourrais terminer avec un court texte où se noue votre poésie (en italique) et la mienne.
L’enfant sonore
qui osera ouvrir les vannes
dans les mains du poète
en quelques lignes
rejoindre le soleil perdu
une voix inconnue qui résonnait
au fond de mon silencequi sait
on me tend peut-être la main
attendue depuis si longtemps
la terre attise ses fourneaux
portant le langage à ébullitioncomme si mon visage
n’était plus le mien
et que je me reconnaissais enfin
je descends au fond de ma mémoire
rencontrer l’enfant sonore
1. Jean-Noël Pontbriand, Laissez passer l’ombre le cheval suivra, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2020, 118 p. ; 16 $.
EXTRAITS
Patience la lumière finira par paraître
sur le pas de ta porte le vent qui passe
parle d’elle en mots inconnus.
p. 62T’en souviens-tu ?
C’était l’enfance et nous jouions dans la lumière des peupliers posés comme des cierges autour de l’innocence. Les anges y séjournaient que nous voyions danser dans l’ombre engendrée par le soleil sur les arbres qui palpitaient au bout de nos regards. La journée s’est terminée trop vite, mais nous n’en savions rien, blottis que nous étions contre l’esprit qui nous révélait la présence d’une solitude créatrice qui nous habite encore.
p. 101Elle fut grande jadis, cette belle peau de chagrin
On le sait, il fut une époque où le français était la langue internationale de la diplomatie. Ce qu’on sait moins, c’est qu’elle fut aussi longtemps la lingua franca des relations entre Blancs et Autochtones dans toute l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, ben…
C’était au temps où la rivière Yellowstone, dans le Wyoming, s’appelait la rivière Roche jaune. Au temps où les quelques milliers d’habitants de Saint-Louis, au confluent du Mississippi et du Missouri, parlaient français. Au temps où l’Iowa était peupl . . .
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