Auteur/autrice : Alain Lessard

  • Mon cœur et Douglas Adams à San Francisco

    Mon cœur et Douglas Adams à San Francisco

    « – Une vie nouvelle s’étend devant vous.
    – Oh non. Pas une autre. »
    Douglas Adams

    Je suis intransigeante.

    Il y a des livres que je refuse tout bonnement d’ouvrir.

    Les livres religieux, par exemple. Il fut un temps où j’étais sensible à l’idée qu’il faut lire la Bible, le Coran ou la Torah pour comprendre et tolérer le « phénomène de la croyance », mais plus j’ai lu, moins j’ai admis que des êtres dotés de raison puissent s’abreuver de principes et de . . .

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  • La SMCQ, le Québec et sa musique contemporaine

    La SMCQ, le Québec et sa musique contemporaine

    Contre vents et marées, l’essor de la musique contemporaine au Québec s’est souvent heurté à l’incompréhension du public et à l’incapacité de la critique locale de comprendre et d’interpréter cette avant‑garde musicale.
    Pourtant, ce ne sont pas les artistes et les compositeurs de talent qui ont manqué au Québec : Pierre Mercure, Jacques Hétu, Serge Garant, Gilles Tremblay, Walter Boudreau et tant d’autres. Avec La Société de musique contemporaine du Québec1, Réjean Beaucage raconte une partie importante d’un parcours méconnu . . .

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  • D’un biscuit à l’autre : 60 biscuits chinois / 60 Chinese cookies

    D’un biscuit à l’autre : 60 biscuits chinois / 60 Chinese cookies

    En quelques traits, comme en quelques mots, les vérités les plus simples peuvent être esquissées, énoncées, traduites, et nous séduire par la finesse, justement, de leur simplicité. Et par leur humour. Le cycle de la vie est circulaire. Faut-il pour autant toujours tourner en rond ? Le premier segment aurait fort bien pu se retrouver cuit à l’intérieur d’un biscuit chinois, et le second aurait sans doute nécessité d’en rompre un deuxième.

    Devant la promesse d’un tel buffet, il est difficile de rester sur sa faim. Aussi bien l . . .

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  • Atiq Rahimi : Un regard distancié

    Avec l’obtention du prix Goncourt en 2008 pour Syngué sabour, Pierre de patience, l’auteur franco-afghan Atiq Rahimi a fait une entrée fracassante dans les milieux littéraires mondiaux.

    Alors que l’écrivain, exilé en France depuis 1985, avait déjà publié trois textes en perse d’une grande qualité dans l’indifférence totale, son passage à la langue française devient son passeport vers la reconnaissance, la célébrité. On l’a vu sur les listes de best-sellers, dans les journaux, à la télévision, finaliste au Prix des libraires, son roman Syngué sabour . . .

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  • Maudit soit Dostoïevski d’Atiq Rahimi

    Maudit soit Dostoïevski d’Atiq Rahimi

    Dostoïevski est partout présent dans ce livre. « Arrête de te prendre pour le personnage de Dostoïevski, s’il te plaît, lance le pénétrant Parwaiz à Rassoul.

    Son acte à lui a un sens dans sa société, dans sa religion. » De fait, Rassoul parodie Raskolnikov en tuant lui aussi une antipathique usurière, mais il ne partage que bien peu les motifs du personnage russe. Rassoul, en effet, n’a rien de l’énorme orgueil qui, en Raskolnikov, place les humains aux ambitions impériales au-dessus des lois et les absout des crimes propices à leur mise en orbite. Rassoul, Afghan aux aspirations modérées, éprouve le poids du jour, mais il tue en pensant à ses proches, fiancée, mère et sœur. En outre, les crimes des deux personnages ne sont pas parallèles : Raskolnikov tue une antipathique usurière, mais aussi Élisabeth l’innocente. Rassoul s’arrête au premier crime.

    Les deux meurtriers diffèrent plus encore par la rumination qu’ils font de leurs crimes. Raskolnikov est rongé par la culpabilité et le lecteur est prié de le comprendre. Rassoul, qui ne regrette rien, tient à être jugé. S’il y a procès, il saura s’il fait encore partie de son univers, ce dont il doute. « Personne ne veut me juger. Cet acquittement, qui lave la conscience de tous, me dépossède de mon crime, de mon geste, de mon existence. » Ainsi, se boucle une étrange boucle. Raskolnikov appartenait à une Russie en mutation, secouée et tentée par l’influence des monstres à la Napoléon. Rassoul subit, dans sa chair et son pays, une rupture aussi profonde, mais différente. « Ce livre [Crime et châtiment] est à lire en Afghanistan, un pays autrefois mystique, qui a perdu le sentiment de responsabilité. » Dans l’Afghanistan nouveau, Rassoul reçoit malgré lui sinon l’absolution, du moins l’édulcoration de son crime. Il a tué, lui dit-on, mais l’usurière méritait la mort. D’ailleurs, les pouvoirs publics n’ont rien à dire : à la famille de voir ce qu’elle réclame de Rassoul comme compensation. Contrairement à Raskolnikov, Rassoul ne parvient donc pas à mettre la justice en branle ; autour de lui, l’Afghanistan mystique est remplacé par une société capable de toutes les banalisations. « Oui, c’est ça, je suis victime de mon propre crime. Et le pire dans cette histoire, c’est que mon crime non seulement est banal et vain, mais qu’il n’existe même pas. Personne n’en parle. Le cadavre a mystérieusement disparu. » Rassoul a de quoi maudire Dostoïevski : que signifie le crime à ce point privé de châtiment qu’il semble disparaître ?

     


    1. Atiq Rahimi, Maudit soit Dostoïevski, P.O.L, Paris, 2011, 317 p. ; 33,95 $.

     

    EXTRAITS

    Dostoïevski, oui, c’est lui ! Avec son Crime et châtiment, il m’a foudroyé, paralysé. Il m’a défendu de suivre le destin de son héros, Raskolnikov : tuer une deuxième femme – innocente celle-ci ; emporter l’argent et les bijoux qui m’auraient rappelé mon crime…
    p. 16

    Aujourd’hui, ce qui te tourmente donc, ce n’est pas l’échec de ton forfait ni d’en avoir mauvaise conscience ; tu souffres plutôt de la vanité de ton acte. Bref, tu es victime de ton propre crime. Ai-je raison ?
    p. 230

    C’est une leçon fulgurante. Si, aujourd’hui, chacun de nous, à l’instar de cet homme, remettait en question ses actes, nous pourrions vaincre le chaos fratricide qui règne aujourd’hui dans le pays.
    p. 297

     

     

  • René Laporte (1905-1954)

    René Laporte (1905-1954)

    « Je travaille à un roman, je l’élève, je le bâtis comme un mur, pierre à pierre », disait René Laporte (1905-1954), romancier d’une œuvre lucide et tourmentée, poète admirateur de Guillaume Apollinaire et des surréalistes, mais aussi fondateur, en 1925, des éditions des Cahiers libres, membre du cabinet de Jean Giraudoux au Ministère de l’Information, en 1939, et résistant, sous l’Occupation, notamment chargé de la surveillance de Radio Monte-Carlo, alors sous contrôle allemand. Laporte a publié une quinzaine de romans et autant de recueils de poésie . . .

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  • Didier Leclair : Territoires paralysés de l’ailleurs

    Didier Leclair : Territoires paralysés de l’ailleurs

    On imagine assez facilement les rues scintillantes d’une grande ville nord-américaine. Les gratte-ciel ne sont plus que de vastes béances inassouvies. Que veulent donc ces trois jeunes femmes qui s’avancent insouciantes dans la nuit ?

    Que font-elles à cette heure où l’inquiétude règne ? On imagine encore les quadrilatères sales et blafards d’une petite ville nordique au-delà du soixantième parallèle. Devant l’unique restaurant, trois policiers en uniforme observent les quelques passants du matin sous cet éclairage étrange qui ne s’éteint jamais. Que font-ils si loin de leurs amours dans ce territoire paralysé, saisi par la lumière ? On imagine une dernière fois l’immigrant africain, homme ou femme, dans les rues de Tanger, en marche vers la lueur orangée des villes du Nord, obsédé par cette traversée qui l’attend et dont il ne reviendra peut-être pas. Quelle est cette frontière de l’attente qui accueille et efface l’itinérance ?

    Toronto, je t'aimeL’œuvre du romancier et journaliste franco-ontarien Didier Leclair a pour point d’ancrage les multiples territoires de la désillusion. Depuis la parution de Toronto, je t’aime, roman qui lui a valu le prix Trillium en 2001, l’écrivain fait enquête sur la marginalité intrinsèque des êtres en déplacement au sein d’une modernité occidentale aux reflets interlopes. Né à Montréal de parents rwandais, Didier Leclair (de son vrai nom Didier Kabagema) quitte très tôt le Québec pour le Bénin et éventuellement le Gabon. Cette enfance africaine fera de lui une sorte d’immigré à rebours. Nombreuses sont les terres d’accueil pour celui qui ne cessera de partir et de revenir ! À 19 ans, refaisant le voyage initial de ses parents, Leclair rentre au Canada et s’installe à Toronto où il travaille éventuellement comme journaliste à la radio. Si les personnages de ses romans sont tous en quelque sorte des « passeurs » désabusés, à bout de souffle tels des « suspects en fuite », leur déracinement fait d’eux des hommes et des femmes dépourvus d’intériorité, habités par la vacance de leur histoire et par le doute.

    Dans Toronto, je t’aime, Raymond Dossougbé, fraîchement de retour dans son pays natal devenu pour lui terre d’immigration, ne dispose guère de repères qui lui permettraient de baliser même temporairement la ville multiculturelle. Pourtant la métropole regorge de gens comme lui dont le quotidien reste marqué par la conscience de l’étrangeté. Pourquoi le hasard de ceux qu’il croise dans la rue crée-t-il chez l’arrivant africain un tel sentiment paroxystique de la différence ? Dans Toronto, je t’aime, Leclair propose une américanité post-urbaine où la solitude existentielle de l’immigrant se résoudrait dans les figures inattendues de l’entraide et de la proximité. Car l’accueil appartient aux héritiers du déracinement, à ceux qui ont subi « l’ablation du pays ancestral » : Noirs d’Amérique, itinérants, Africains sans possibilité de retour, voilà ceux que la ville appelle. En aucun cas la fragilité de leur position ne pourra être interprétée comme un douloureux exil. Au contraire, cette fragilité de l’immigrant est, chez Leclair, la garantie de son besoin vital de tendresse et d’amitié. C’est par ce paradoxe, dont Toronto est pour lui l’exemple multiplié, que le narrateur renoncera à une « fraternité des opprimés » qu’il considère comme stérile.

    Ce pays qui est le mien

    Toutefois, dès la publication d’un second roman en 2003, cet optimisme semble s’être épuisé. Certes, Ce pays qui est le mien pose à nouveau la question de la terre d’accueil. Mais le romancier est désormais aux prises avec une angoisse d’ordre éthique. On y reconnaît encore Toronto et sa diversité culturelle, raciale et linguistique. Cette fois, pourtant, la métropole est pulvérisée par l’errance de ses habitants déclassés et sans espoir. Alors que, dans le premier roman, Raymond Dossougbé avait pu trouver réconfort dans les nuits illuminées de la cité, dans le second récit, les personnages dispersés, et en particulier le médecin Apollinaire Mavoungou, voient leur départ du pays d’origine comme un profond « naufrage » du sens et crient leur impuissance à qui veut les entendre. Le narrateur lui-même semble incapable de réguler un récit qui s’éparpille dans toutes les directions, se résumant parfois à la leçon de morale et au didactisme. Deux ans après Toronto, je t’aime, la ville multiculturelle est paralysée par son inaptitude à créer une logique de l’enracinement, comme si « la fraternité des opprimés » s’était reformée à l’insu de tous, contaminant ainsi toute chance d’émancipationUn passage vers l'Occident. L’alternance de passages de fiction et de reportages quasi journalistiques (sur le chômage des immigrants à Toronto, par exemple) révèle l’impuissance du narrateur à réaliser l’unité formelle d’un récit nécessairement disjoint.


    De plus en plus, le romancier se penche sur le geste même du départ et surtout sur les puissants désirs qu’il met en œuvre. C’est pourquoi il n’est pas étonnant qu’un troisième roman publié en 2007 ramène le lecteur aux frontières mêmes où les naufragés en partance, obsédés par le désir de l’ailleurs, ont négocié leur identité et leur vie. Si Angélique, l’héroïne congolaise d’Un passage vers l’Occident, parvient à atteindre la côte espagnole, elle reste fascinée par le silence de ceux que la traversée a emportés dans la mort. À l’image du désir d’Angélique qui « se cognait contre les parois de ses tempes, comme un fou en camisole de force », le roman de Leclair explore les violentes pulsations du voyage migratoire avant même l’entrée de l’immigrant dans le chaos du pays d’accueil.

    Enfin, Le soixantième parallèle, paru en 2010, confirme l’épuisement de la problématique africaine chez DidierLe soixantième parallèle Leclair. Cette œuvre, dont le cadre est la petite ville fictive de Misty River sur les rives emblématiques du Grand Lac des Esclaves, ne délaisse pas pour autant la question du départ, mais la traversée sera celle de l’espace continental tout entier. Travaillant pour la Gendarmerie royale du Canada, Mark ressasse ce qui l’a amené à quitter la banlieue torontoise de Scarborough pour Misty River. Élevé par une mère adoptive de race blanche, il s’interroge sur le départ définitif de son père pour sa Jamaïque natale. La ville nordique, paralysée par le commerce des drogues, est le reflet des disjonctions de la métropole du sud. Imitant le ton de l’enquête policière, le récit ne cesse de ramener le lecteur à la question fondamentale du départ, ici reportée sur la figure du père. Peut-être le Grand Lac des Esclaves, l’une des mers intérieures les plus profondes au monde, porte-t-il d’ailleurs en son nom la quête identitaire de tous les personnages mis en scène par Didier Leclair. Car le délaissement du pays d’origine a d’abord pris la forme d’une disjonction catastrophique, au cœur de l’être de l’esclave, et c’est ce mal absolu que l’immigrant africain, toujours à la recherche du lien, voudrait pouvoir cautériser une fois pour toutes dans les lieux mêmes où il a été pensé.

     


    Didier Leclair a publié :
    Toronto, je t’aime, Prix Trillium 2002, Vermillon, 2001 ; Ce pays qui est le mien, Finaliste au Prix du gouverneur général du Canada, Vermillon, 2003 ; Un passage vers l’Occident, Vermillon, 2007 ; Le soixantième parallèle, Vermillon, 2010.

     

    EXTRAIT

    Misty River n’est pas une ville. Du moins, pas pour un citadin comme moi. C’est un bourg de près de quatre mille habitants situé juste au-dessus du soixantième parallèle. La petite agglomération n’a que deux immeubles, chacun de sept étages. […] Misty River est construite sur les rives du Grand Lac des Esclaves qui lui-même se déverse dans le fleuve Mackenzie. Ce fleuve aboutit à l’extrémité du nord-ouest canadien et rejoint la mer de Beaufort dans l’Arctique. Misty River compte quatre feux de circulation et quelques taxis. Il n’y a aucun transport public.
    Le soixantième parallèle, p. 9.

     

  • Daniel Dugas

    Daniel Dugas

    J’aime les mots. J’aime les agencer, les croquer, les regarder. J’aime le bruit qu’ils font quand on se les met en bouche. J’aime quand ils jaillissent comme une source vivifiante. Daniel Dugas les aime aussi, j’en suis sûr, lui qui s’amuse tantôt à leur donner une coloration personnelle sans pour autant trahir l’originale, tantôt à les faire résonner pour le simple plaisir de les entendre.

    Mais pour Daniel Dugas les mots sont aussi – surtout – porteurs de sens. Sa poésie est un des actes par Le bruit des choseslesquels il s’engage, dénonce, commente la société. Ses préoccupations sociales nourrissent également ses productions artistiques et on pourrait analyser les nombreuses correspondances entre les différents « supports » qu’il utilise.

    En arts visuels, il se consacre à la vidéo, aux nouveaux médias, tout en préservant l’installation et la peinture, comme en témoignent la page couverture de son premier livre pour enfants, Rocco, qui est également son premier ouvrage écrit en anglais, langue qu’il utilise dans certaines de ses productions visuelles, ou encore le tableau qui sert d’illustration à la pièce musicale « Vitreous-worlds », qu’il a composée et enregistrée et qu’on retrouve sur la première page de son site Internet (daniel.basicbruegel.com). Site dans lequel les différentes facettes de son travail sont bien mises en relief.

    J’ai toujours eu l’impression qu’il était un explorateur des arts, mais aussi de la conscience humaine. Il creuse, fouille, ouvre, puis tente de comprendre et enfin partage ce qu’il a trouvé. Il y a une vingtaine d’années, lui et sa conjointe Valérie ont créé la Galerie Trunk. Le regardeur s’approchait du coffre de leur vieille voiture qui était stationnée à proximité d’une galerie où il y avait un vernissage (ou d’une autre activité culturelle), payait un droit « d’entrée » d’un dollar pour ainsi obtenir la possibilité de regarder la miniexposition qui reposait dans le coffre. Une aventure fantaisiste qui interrogeait à sa façon la place de l’art dans la société.L'Hara-Kiri

    Son premier recueil, L’hara-kiri de Santa-Gougouna (1983), confronte la vision que l’on a des pays lointains et déchirés par des guerres au calme, mais critiquable Canada rebaptisé pour l’occasion Santa-Gougouna en hommage aux célèbres gougounes, sandales d’été par excellence, mais qui, au singulier, peuvent prendre le sens de niais, d’idiot. Santa-Gougouna, le pays de la stupidité ? Pourquoi pas.

    Si ce premier recueil tient plus du cri que de la poésie, il n’en demeure pas moins que là est l’assise de la parole de Dugas. Déjà, son impertinence s’affiche : « Un jour je serai / pigeon blanc bleu / je pourrais alors sans crainte / faire caca sur toutes vos nobles statues / construites en services rendus ».

    Cet homme, grand, élancé, aux yeux incandescents, bouscule les valeurs établies en s’attaquant aux icônes de la société, que ce soit indirectement ou, comme c’est le cas dans IcônesHé! (la seconde partie de Hé !, 2010), directement. Dans tous les cas, sa parole est franche et déterminée : « Je redispose l’histoire en appelant mégalithes / les vieux scrapbooks / où nos images sont bien alignées », écrit-il dans le premier poème des Bibelots de tungstène (1989). Ce recueil qui décrit une atmosphère de fin du monde est habité par l’urgence dans une quête « à la recherche des Hommes pour pouvoir connaître / la fin des solitudes éternelles / qui nous habitent éternellement ».

    C’est avec Le bruit des choses (1995) que le poète réussit à transposer la colère de l’homme, sans que celle-ci perde sa force et tout en reprenant l’image des « choses », déjà présente dans le premier recueil. Ces choses sont aussi bien les objets que les animaux, les hommes et les actes dans une fusion cosmique, chacun y allant de son bruit (ou ses bruits), mais tous enchaînés dans un monde dont le poète ne veut plus : « Je ne brosse plus mes cheveux / C’est la seule révolte possible / dans le monde amorphe où je vis ».

    La dérision se mêle à l’humour caustique et à l’ironie. La recherche de la vérité devient « l’étude scientifique / des gommes à mâcher / sur les trottoirs / des sacs de chips / poussés par le vent ». Les recueils qui suivent continuent dans cette voie, cette façon de regarder et d’analyser le réel.

    La limite élastique (1998) est sans doute le plus « coloré » tout en étant d’une certaine aridité, comme siLimite Élastique l’auteur avait voulu éliminer tout lyrisme, toute fioriture pour ne retenir que l’essentiel. Les mots pèsent et le poème devient lieu de pensées sur l’homme, sur la vie, sur le rapport entre les « choses ». Parfois même, la poésie devient philosophie et la maxime naît : « Étoffer le futur c’est souvent immobiliser / tout ce qui tente d’y accéder ». Et elles sont nombreuses, ces petites phrases qui nous font hésiter sur la page, la tête pensive et le crayon dans les airs.

    À partir de ce recueil, Dugas a trouvé un style, son style, qu’il va peaufiner dans les deux recueils suivants. Le regard devient franchement politique, le ton, cinglant, ironique, sarcastique.

    Même un détour serait correctMême un détour serait correct (2006) nous entraîne dans un mouvement qui débute par une vision globale de la société et des abus qu’elle subit, et se termine par un mince, mais réel espoir fondé sur la capacité pour l’homme de réagir et de modifier le cours des choses. Le premier poème nous présente les « monstres » qui seront mis en scène et qui ressemblent étrangement à trop de dirigeants politiques ou autres. Le portrait est noir, longue énumération de mensonges et de violences qui, malheureusement, reflètent la situation mondiale. Le point de vue de Dugas embrasse l’ensemble de la terre : tout est lié, et nous ne pouvons pas faire comme si notre situation privilégiée nous permettait de nous dire que tout va bien. Il nous faut donc agir, comme le suggèrent les verbes d’action qui servent de titres aux poèmes.

    Hé ! suivi de Icônes (2010) poursuit la démarche, s’attaquant dans la partie Icônes à neuf entreprises Au large des objets perdussymboles de notre société et surtout de notre façon de vivre : l’Agent Glad, Betty Crocker, Monsieur Net, Malboro, le Géant Vert, Michelin, le Chef Boyardee, Dixee Lee et le Colonel Sanders y sont joyeusement malmenés. Dans Hé !, chaque poème prend appui sur l’interjection choisie comme titre. Ce jeu lexical qui pourrait ressembler à un exercice d’improvisation vire en cauchemar, en souhait, en espoir, en amour et en différents sentiments contrastés. Ces oppositions créent d’un texte à l’autre – et parfois même au sein d’un même texte – des frictions qui expriment les états d’âme de l’auteur. Sa colère contre la société qui s’exprime par l’engagement de son écriture l’aide à faire face à ce qui pourrait mener au désespoir : « [J]e trace dans le désir d’exister / dans cette frontière élastique / l’importance du moment / là où le bonheur existe / assurément ».

    D’un recueil à l’autre, Daniel Dugas reprend les mêmes thèmes, les modulant différemment, mais toujours dans un désir de trouver une façon de préserver un espoir en l’homme.

     


    Biographie 
    Daniel Dugas est né le 29 octobre 1959 à Montréal. Ses parents, tous deux Acadiens, s’installent à Moncton en 1973. Il obtient un certificat en service social à l’Université Sainte-Anne de Pointe-de-l’Église (1980) puis un baccalauréat en arts visuels de l’Université de Moncton (1986). Il fait sa maîtrise en arts visuels au School of the Art Institute de Chicago (1993). S’il publie des recueils de poésie à partir de 1983, ce sont les arts visuels qui orientent sa démarche artistique. Peintre, graveur, vidéaste, performeur, il expose et intervient dès 1983. Il participe comme vidéaste à la Course autour du monde de Radio-Canada en 1983, et représente le Nouveau-Brunswick aux Jeux de la Francophonie de 1997. Il a enseigné au Media Arts and Digital Technologies Department de l’Alberta College of Art and Design de Calgary. Aujourd’hui, il vit à Moncton.

    Daniel Dugas a publié, entre autres :
    L’hara-kiri de Santa-Gougouna, Perce-Neige, 1983 ; Les bibelots de tungstène, Michel-Henri, 1989 ; Le bruit des choses, Perce-Neige, 1995 ; La limite élastique, Perce-Neige, 1998 ; Même un détour serait correct, Prise de parole, 2006 ; Hé ! suivi de Icônes, Prise de parole, 2010 ; Au large des objets perdus, Prise de parole, 2011.

     

    EXTRAIT

    […] je guette
    la limite qui se plie
    l’horizon suspendu
    le dernier droit des voyageurs
    la dernière dérive de la liberté
    derrière
    le cul-de-sac trompe-l’oeil du voyage
    devant
    la route temps-moderne
    où Chaplin marche avec Goddard
    Au large des objets perdus, p. 17.

     

  • Tenaces racines du racisme

    Tenaces racines du racisme

    Aminata1 est un vaste roman qui décrit la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Son chemin de croix laisse une traînée sanglante en Afrique de l’Ouest, aux États-Unis, en Nouvelle-Écosse, en Sierra Leone et en Angleterre. Au cœur du récit, une fillette, Aminata, capturée par des vendeurs d’esclaves et monnayée au gré de propriétaires partageant, à défaut d’une même nationalité, une commune inhumanité.

    Dès le départ, Lawrence . . .

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  • Stefan Zweig, la montée de l’ombre

    Stefan Zweig, la montée de l’ombre

    Stefan Zweig a connu tous les privilèges de la naissance, de la fortune, de la culture, des amitiés prestigieuses, du succès littéraire et de la renommée mondiale. En 1939 son monde s’écroule, « le monde d’hier ». Sa foi humaniste a été vaine, le service de l’esprit un échec. Devenu apatride, Zweig l’Européen en plein désespoir se donnera la mort trois ans plus tard.

    Venant après d’autres biographies, celle de Dominique Bona1, riche et passionnante, qui coïncide avec la réédition de plusieurs nouvelles (dont le troublant Joueur . . .

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  • Pantanellasque !

    Pantanellasque !

    S anatomique
    S anatomique

    Il y a fort à parier que Marc Pantanella1, qui vient de faire paraître Typographie inusuelle d’aucune aide pour les gens qui rédigent & fabriquent des imprimés de toutes sortes soit un adepte de la défunte Rubrique-à-brac de Gotlib. Ou, s’il est du genre à préférer à la présence de ses semblables celle d’animaux de compagnie, le chat sévissant sous le pinceau de Geluck doit assurément avoir détrôné cette pauvre Milou (les exégètes tintinophiles assurent aujourd’hui qu’il s’agit bel et bien d’une brave chienne : l’a-t-on en effet jamais vu[e] lever la patte arrière ?) dans les choix qui s’offraient à lui. À quoi tout cela rime-t-il ? On (pronom bien utile en certaines occasions) se le demande, on se le demande. Sinon que de présenter de façon tout aussi inusuelle un ouvrage qui mérite plus qu’un détour. De l’un et de l’autre des auteurs précédemment nommés, Marc Pantanella partage la relecture fantaisiste des bases de notre culture, et dans le cas qui nous intéresse de notre alphabet bicaméral latin, avec la griffe humoristique de chacun. Le plaisir se décline ici tout autant en majuscule qu’en minuscule, sans accorder de préséance à l’une ou l’autre des lettres revisitées ni aux signes diacritiques ou typographiques qui ponctuent nos lectures de manière à en faire jaillir le sens.

    Mais revenons à Marc Pantanella et à son abécédaire illustré. Né en 1962, il a « fait les Beaux-arts » (c’est lui qui guillemette) à Marseille avant de devenir graphiste et après avoir tâté de divers métiers artistiques (ou l’inverse) : livreur de boucherie, paysagiste. De la première expérience professionnelle, on peut en déduire qu’il en a retiré la capacité de disséquer le caractère épineux de certaines lettres (le S anatomique) ; de la seconde, qu’elle a aiguisé une vision parfois bucolique de certaines autres (le C en grappe) ; de l’addition des deux, une joyeuse collection de queues de rechange pour le Q !

    E peigne
    E peigne

    L’exercice, pour aussi gratuit et désintéressé qu’il paraisse, dénote un profond respect du métier de typographe qui, s’il n’est encore en voie de disparition, se voit aujourd’hui relégué à une catégorie marginale de « livres d’art » (on souligne cette fois). Il ne suffit pas de mettre à la portée de chacun des catalogues condensés de polices de caractères existants. Encore faut-il savoir les utiliser à bon escient. L’ouvrage de Marc Pantanella est un véritable petit bijou de la première à la dernière page. Si l’on ne craignait de paraître précieux, on le qualifierait certes de soigné. Comme quoi lorsqu’on se donne le peigne de bien faire les choses, l’intelligence et le plaisir nous réservent de bien belles surprises. L’on ne saurait insister davantage : faites-vous plaisir en mettant la main sur cet abécédaire pantanellasque !

     


    1. Marc Pantanella, Typographie inusuelle d’aucune aide pour les gens qui rédigent & fabriquent des imprimés de toutes sortes, L’Oie de Cravan et Finitude, Montréal/Bordeaux, 2011, non paginé. ; 14 $.

  • Millénium, Stieg, Eva, et les autres

    Millénium, Stieg, Eva, et les autres

    L’histoireest connue. Et banale. À tel point que l’on pourrait se demander si elle ne s’inscrit pas dans la suite de la trilogie qui s’est vendue à plus de quarante millions d’exemplaires dans le monde (après tout, ne devait-il pas y avoir sept tomes à l’aventure Millénium ?).

    Mais rappelons les faits : Stieg Larsson, journaliste suédois qui peine à vivre de son métier (on lui refusera même à plusieurs reprises des postes de journaliste sous prétexte qu’il n’écrit pas . . .

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  • Le dernier exil de Stephan Zweig, Correspondance 1932-1942

    Le dernier exil de Stephan Zweig, Correspondance 1932-1942

    À la fin de son roman M. (L’instant même, 2010), Hans-Jürgen Greif évoque une photographie qui a été conservée au musée historique de Vienne. On y aperçoit Stefan Zweig et sa femme Lotte étendus sur le lit d’une chambre à Petrópolis en 1942, après leur suicide. Zweig, malgré une tenue décontractée, est élégant, comme à l’accoutumée : complet sport, cravate noire, chemise marron. Lotte Altmann étreint le cou de son époux « dans un geste de mauvaise tragédienne », écrit Greif. Zweig, résolu de . . .

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  • Émancipation et décimation : Le VLB nouveau quitte les ornières nationalistes

    Émancipation et décimation : Le VLB nouveau quitte les ornières nationalistes

    Antiterre, tel est le titre du remarquable nouveau roman de Victor-Lévy Beaulieu. Avec Bibi, publié en 2009, Antiterre forme un diptyque qui vient clore, apparemment, les aventures d’Abel Beauchemin inaugurées il y a une quarantaine d’années avec Race de monde !

    Il y a deux grandes périodes romanesques chez Beaulieu. La première va de Don Quichotte de la démanche (1974) aux trois volumes de Monsieur Melville (1978) en passant par N’évoque plus que le désenchantement de ta ténèbre, mon si pauvre Abel (1976). La seconde a été entam . . .

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  • Hélène d’Œttingen, dite Roch Grey (1887-1950)

    Hélène d’Œttingen, dite Roch Grey (1887-1950)

    Pour ceux qui fréquentèrent son salon du 229, boulevard Raspail, tels Modigliani, Picasso, Cendrars et Max Jacob, elle était la baronne Hélène d’Œttingen. Or, une seule vie ne suffisait pas à cette mystérieuse aristocrate ukrainienne, car elle s’inventa trois alter ego masculins. Sous le nom de Léonard Pieux, elle écrivait des poèmes. Sous celui de François Angiboult, elle était peintre. Sous celui de Roch Grey, elle signa des romans d’une remarquable facture poétique.

    À ces identités fictives, toutes trois masculines, on peut . . .

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  • Darwin et la liberté humaine (L’origine des espèces)

    Darwin et la liberté humaine (L’origine des espèces)

    J’écris pour tenter d’appréhender le grand mystère de la vie. Dans un désir irrépressible de saisir le monde tout en l’embrassant, je cherche un ordre dans le grand désordre des astres. La plume à la main, je me sens aspiré par le vide cosmique. Le ciel, éclairé de mille feux, envahit l’espace.

    La terre, pourtant, me retient comme un aimant. Bien ancré sur ma chaise, je reviens donc à notre planète.

    Darwin
    Caricature et citation tirées de Darwin, 1809-1882 : autobiographie, Belin, 1992, p. 109.

    J’en arpente les monts, les vals, les forêts. Je m’affaire à sonder l’immense étendue de nos racines. Une vie ne me suffira pas : la terre est vaste, l’horizon, inaccessible et le silence, vertigineux.

    Qu’est-ce que cela signifie qu’être humain ? Espérant l’improbable révélation, je reste immobile, silencieux, aux aguets, tous les sens en alerte. L’éblouissement, cependant, ne vient pas, comme s’il ne pouvait surgir dans l’attente. Je devrai lui forcer la main, comme le fait un romancier en inventant, puis en laissant vivre, ses personnages. Mais par où faut-il commencer ma quête ? Tout autour de moi, il y a le ciel muet. Plus près, comme un écran, je vois des champs, des bois, des rivières, des animaux, « toutes choses inutiles », comme l’écrivait Paul Morand.

    Des choses bien inutiles… J’aurais dû y penser plus tôt. C’est par ces éléments a priori futiles, sans objet apparent, que j’aurais dû débuter. Toutes les civilisations de la planète n’ont-elles pas commencé par là ? Le monde animé, le fétiche tutélaire, l’animal des songes : femme-poisson et femme-faucon, homme-grenouille, homme-léopard… homme-singe !

    Je n’ai pourtant même pas lu L’origine des espèces1 de Charles Darwin. Pour quelqu’un qui, comme moi, aime à se réclamer de la biologie, c’est plutôt embarrassant. C’est un peu comme si un théologien de la chrétienté avouait n’avoir jamais lu la Bible. Certes, cela ne signifie pas pour autant que ce que l’on trouve dans l’ouvrage du grand naturaliste anglais me soit totalement inconnu. Parmi tout ce que j’ai feuilleté dans ma vie, je ne compte plus les manuels didactiques, les périodiques scientifiques, les articles de vulgarisation qui y faisaient référence. Je me suis passionné, adolescent, pour les récits d’éthologues comme Karl von Frisch, Konrad Lorenz et Jean-Henri Fabre. Plus tard, je me suis intéressé aux écrits des néo-darwiniens, de la théorie neutraliste de l’évolution à celle des équilibres ponctués, de la sociobiologie au néo-lamarckisme, sans oublier tout ce qui concerne la sélection culturelle. Comptes rendus éclairants sur l’œuvre, jugements critiques, mises au point, précisions, amendements ; apologies et dénonciations : bientôt, j’en vins presque à prétendre que la science de l’évolution n’avait plus aucun secret pour moi. Pourtant, je n’ai jamais lu L’origine des espèces !

    On me répliquera que cela n’est pas bien grave. Pourquoi chercher chez un naturaliste un quelconque éclairage sur notre existence quand tant de grands hommes et de femmes admirables, théologiens, philosophes, sociologues, anthropologues ont eu à ce sujet des commentaires édifiants ? Même si je n’arrive plus à me concevoir sans cette part de biologiste en moi, peut-être par la faute de ces grands lacs aux eaux sombres de la forêt boréale qui ont forgé mon identité – goût de l’eau, odeur de sapinière, plainte du huard à collier, et ces becs-scies qui vont à la queue leu leu, les gamineries de la loutre, un orignal qui s’ébroue, des herbes plein la gueule –, ne puis-je pas me satisfaire de Henry David Thoreau ou de Robert Lalonde ?

    D’ailleurs, s’agit-il bien de littérature que ce pavé dans la mare qu’a jeté Darwin ? Je n’entrerai pas ici dans des débats esthétiques ou moraux où je ne saurais que me ridiculiser. Admettons tout de même ceci : comme dans les plus grandes œuvres de fiction – car nous savons tous qu’il n’y a pas que la raison pour nous aider à saisir le monde : il y a aussi le son, le rythme, la rime, et la palette, la texture, le motif, la ligne des pinceaux –, on trouve dans le livre de Darwin, du moins selon ce que je retiens des commentaires de ceux et celles qui l’ont lu, un certain nombre d’intuitions particulièrement remarquables sur ce que c’est, fondamentalement, qu’être humain.

    Darwin, pourtant, aura longuement hésité à appliquer la théorie de l’évolution au domaine des comportements humains. Il finira même par retirer de son livre tout ce qui faisait mention de façon trop explicite à notre propre évolution. Sans doute tenait-il à sa peau. Il ne souhaitait pas finir au bout d’une corde, lynché par une foule en colère : certaines vérités, trop lourdes de sens, sont difficiles à entendre. Cependant, il aura beau être resté évasif, on aura vite compris certaines implications de son œuvre : il suffit pour cela de jeter un coup d’œil à toutes ces caricatures qui le dépeignent avec un corps de singe… L’être humain tombait de haut !

    Il s’est relevé depuis en tentant d’oublier qu’il appartient à la communauté animale, d’autres diraient en niant sa nature animale. Vacillant, chancelant, mais toujours debout, avec la fierté obstinée de celui qui ne veut surtout pas se laisser arrêter, il marche droit devant : un cheval fourbu ne finit-il pas par accepter ses ornières et devenir complètement angoissé lorsqu’on les lui enlève ? Il est toujours rassurant de se trouver devant une route rectiligne, même si c’est la courbe qui nous habite : on préfère souvent ne pas trop savoir ce qu’il y a en nous, ce qui motive nos actes, de quel bois on est fait.

    Il est pourtant certaines évidences. L’air qui m’entoure ne se trouve pas à l’extérieur de moi : il est en moi et je suis donc fait de l’air que je respire comme cet air est issu de moi. L’eau dans laquelle je me détends en nageant quelques brasses fait partie de la moindre de mes cellules ; je suis constitué de l’eau que je bois et, quand y déferle une marée noire, elle se déverse en moi. Mais l’animal ? Et la raison à laquelle nous nous accrochons pour pouvoir mieux nous en distinguer ? La drôle de bête qui fut notre ancêtre, anthropopithèque, australopithèque ou pithécanthrope, en arborait-elle déjà les commencements, de premiers balbutiements ?

    Cette éventualité entraîne à sa suite un certain nombre de questionnements qui sont parmi ceux qu’il nous plaît de qualifier de fondamentaux. Si même la raison n’est pas étrangère à ma nature animale, d’où provient – si elle existe – ma liberté ? Il nous a plu de croire que c’était la raison qui faisait de nous des êtres libres – délivrés de nos pulsions, de nos envies, de nos désirs –, que c’est d’elle que dépendait un libre arbitre inséparable, depuis saint Augustin, de la volonté. Pourtant, il y a aussi, chez les grands singes, prohibition de l’inceste, et si certains d’entre eux assassinent leurs semblables, il serait difficile de prétendre qu’ils le font dans l’indifférence générale. Faudrait-il porter un peu plus d’attention à nos cousins animaux pour mieux saisir ce que signifie qu’être libre ? La liberté humaine, plus que jamais, est insaisissable.

    On jugera peut-être que je m’éloigne ici un peu trop du livre de Darwin. Après tout, si je ne m’abuse, celui-ci n’a jamais abordé de plein front, ni même de biais, la question de la liberté. Tel n’était pas son propos. Mais quel était-il ? Qu’en sais-je : je ne l’ai pas lu ! Tout ce que je peux en dire, c’est ce qu’en ont dit d’autres que moi ; ou ce que j’aimerais y découvrir le jour où je me déciderai à le lire…

    J’espère bien sûr y trouver des arguments pour réfuter l’opinion trop largement répandue selon laquelle la théorie de l’évolution par sélection naturelle est une apologie de la « loi du plus fort ». Comme s’il n’y avait pas également, dans cette théorie, la loi de celui qui court le plus vite, qui est parfois un redoutable prédateur, mais est aussi, à l’occasion, un incorrigible poltron ; la loi de l’expert en guet-apens, mais aussi de celui qui découvre le meilleur refuge pour se protéger ; la loi du plus visible, du m’as-tu-vu, ou de son contraire, celui qui sait se camoufler ou se faire tout petit pour ne pas être repéré ; et leurs multiples versions sans cesse remaniées : loi du plus gros, du plus petit, du plus long, du plus court, du pressé, de l’attentif… Ne serait-ce pas d’un hommage à la diversité, finalement, qu’il s’agit ? Plus encore que les sociologues ou les anthropologues, les biologistes l’ont compris : la mère de l’adaptation, c’est la diversité. Cultivons nos différences, soignons nos particularités, accordons du prix à ce qui nous distingue les uns des autres. Si nous voulons survivre, préservons cette diversité qui est la nôtre !

    Si la théorie de l’évolution est un hommage à la diversité, elle pourrait bien être de surcroît, malgré ce que certains ont voulu nous faire croire pour leur propre bénéfice, un hommage au « vivre ensemble ». Partout, les êtres vivants coopèrent. Dans tous les lieux, par tous les temps, ils se partagent la planète et ses ressources en s’appuyant mutuellement : des plantes et des bactéries s’associent au sein de symbioses rhizobiennes ; des algues et des champignons s’unissent pour former des lichens. Leur relation est parfois si intime que même muni du plus puissant microscope électronique, on peine à distinguer à qui appartient telle ou telle cellule. « Je ne sais pas où tu commences, tu ne sais pas où je finis », chantait Moustaki dans ce qui aurait bien pu être une célébration de la symbiose mycorhizienne. Trop souvent, nous n’envisageons l’interdépendance des êtres vivants qu’en songeant à la chaîne alimentaire où les uns se nourrissent aux dépens des autres. Avons-nous pourtant bien saisi toutes les implications du fait que c’est à l’abeille que de nombreuses espèces de plantes ont confié la réussite de leur propre reproduction ? Les voilà à présent partenaires inséparables d’un processus de coévolution. Est-ce là le résultat d’une lutte acharnée pour survivre ? Ou bien simplement le fruit du hasard ? Darwin penchait plutôt, semble-t-il, pour la première explication ; mais son œuvre n’a pas totalement fermé la porte à la deuxième : il se pourrait même que hasard et sélection naturelle agissent bien souvent de concert. J’ai encore le privilège de pouvoir me dire que je jouis d’un certain espace de liberté, tout en étant soumis aux aléas de l’existence.

     


    1. Charles Darwin, On the origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in the struggle for life, John Murray, Londres, 1859.

     

    EXTRAIT

    « Où s’arrêteront les magnificences de l’Hippodrome ? On y parle de l’engagement du célèbre Darwin qui viendrait fournir la preuve de sa généalogie en exhibant l’agilité prestigieuse qu’il tient de ses aïeux (les singes). – M. Littré, qui partage la foi et les ancêtres du savant anglais, le seconderait dans ses exercices. » (J.-L. Charmet)