Auteur/autrice : Alain Lessard

  • La fois où j’ai aimé une œuvre comme une personne

    Chaque jour, chaque heure est une bonne occasion de découvrir ou de redécouvrir Réjean Ducharme et son œuvre, qu’ils soient au centre d’un festival littéraire ou non.
    Quand on parle de lui, on évoque volontiers la publication inattendue de L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966 et « l’affaire Ducharme » qui s’ensuivit, ou encore l’aura de mystère qui enrobe cet écrivain invisible, volontairement absent de l’espace public. Mais outre tout cela, il y a un ensemble d’œuvres, qui sont souvent éclips . . .

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  • Charlotte Laurier : Les bons débarras trente ans plus tard (entrevue réalisée en 2011)

    Charlotte Laurier : Les bons débarras trente ans plus tard (entrevue réalisée en 2011)

    MANON – (À sa mère.)
    Si tu m’aimes pas, si j’peux pas t’gagner, j’vas t’voler.

    Film-culte, Les bons débarras réunit dès sa genèse les ingrédients qui en assurent le succès. Comment en effet rater la cible lorsqu’un scénario de Réjean Ducharme est réalisé par Francis Mankiewicz1 et sa photographie confiée à Michel Brault2 ? Depuis sa sortie en 1980, l’histoire de jalousie, de passion exclusive et de survivance entêtée brille au firmament des grands films québécois et canadiens.

    Charlotte Laurier dans Les bons débarras ©Yves Ste-Marie / Collection Cinémathèque québécoise (tous droits réservés)
    Charlotte Laurier dans Les bons débarras
    ©Yves Ste-Marie / Collection Cinémathèque québécoise (tous droits réservés)

    Les bons débarras, la saga d’un amour absolu qu’une enfant éprouve envers sa mère, remporte sans surprise huit récompenses aux prix Génie 19813. Non seulement le film obtient-il le prestigieux trophée du meilleur film, mais le travail exceptionnel de l’équipe, dont celui des Ducharme, Mankiewicz et Brault4, est aussi récompensé.

    Et que dire des acteurs ? Rarement un film québécois a-t-il vu deux protagonistes en nomination au Génie de la meilleure actrice. Les bons débarras réussit ce doublé avec Charlotte Laurier, une enfant de onze ans, et Marie Tifo, une comédienne alors quasi inconnue, qui remporte le prix. L’inoubliable Louise Marleau complète la distribution féminine.

    Quant aux comédiens masculins, on se souvient entre autres des Jean-Pierre Bergeron, Léo Ilial, Roger Lebel, Gilbert Sicotte, Serge Thériault et surtout, de Germain Houde, jeune interprète encore peu connu du grand public, qui obtient le Génie du meilleur acteur de soutien.

    Charlotte Laurier, enfant-vedette

    Trente ans plus tard, Charlotte Laurier est une artiste polyvalente, une belle femme dans la quarantaine. Nuit blanche l’a rencontrée dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve, au cœur de l’ancienne usine Grover fréquentée par des créateurs et des artisans. Après une montée en soubresauts dans un antique monte-charge, l’entrevue a lieu dans les locaux des Films Vespera que Charlotte Laurier dirige avec son mari.

    Depuis le tournage de 1978, la comédienne a conservé son exemplaire du scénario des Bons débarras, aujourd’hui jauni et quelque peu effacé. Elle le prête généreusement à Nuit blanche pour préparer l’article, ainsi que la copie racornie des Hauts de Hurle-Vent d’Emily Brontë4 que Manon, son personnage d’enfant, lit dans le film. Elle s’amuse de la coïncidence : « C’est le seul scénario que j’ai toujours conservé précieusement ! »

    Née le 18 novembre 1966, septième enfant d’une fratrie de neuf5, la petite Charlotte est une enfant sage et sérieuse : « J’étais introvertie, plutôt passive. Solitaire aussi, j’aimais jouer toute seule ». La légendaire préadolescente du film coup-de-poing a été choisie parmi 200 autres enfants. « Je suivais alors des cours d’expression corporelle. J’habitais Longueuil et une tante m’accompagnait toutes les semaines à Montréal. Un jour, une agente de casting est venue rencontrer les élèves de mon cours, pour faire du recrutement ; ses bureaux étaient situés dans le même immeuble que Prisma, les producteurs des Bons débarras. On m’a conseillé de tenter ma chance. Je me souviens des nombreuses séances d’audition où je lisais des extraits du scénario. » L’habituel système de la sélection en « entonnoir » a scellé son destin.

    Lors du tournage, toute l’équipe prend soin d’elle. Charlotte Laurier constate aujourd’hui : « C’était merveilleux, je le vivais comme un jeu. Lise Abastado, la première assistante, me guidait bien et m’aidait à préparer mes scènes. J’ai vécu un moment privilégié et magique ».

    Le public retient de l’enfant-vedette ses grands yeux noirs intelligents et son visage expressif de jeune madone, qui dominent dans le film. Sa présence est intense, à la fois fragile et passionnée. Parfois retenu, parfois tout en éclats, le personnage est celui d’une enfant, certes, mais prend parfois des allures de jeune adulte d’une étonnante maturité.

    Mythique Réjean Ducharme

    Toute jeune, Charlotte Laurier a été séduite par l’écrivain-scénariste : « Je suis née la même année où Ducharme a publié L’avalée des avalés. Il m’a mise au monde et je le considère comme mon père spirituel. Je ne l’ai jamais rencontré, il n’est jamais venu sur les lieux du tournage, mais la vie nous a vraiment donné rendez-vous ».

    GAÉTAN – Qu’est-ce qu’a fait là ?
    MANON – Mon possible.
    GAÉTAN – À pied ?
    MANON – Ça marche mieux. 

    MANON – La grosse amour…
    La grosse musique…
    La grosse peinture…
    La grosse lecture…
    Sont gras dur, ça a pas d’allure.

    GAÉTAN – Manon, fais-tu une dépression, hein ?
    Manon, as-tu l’estomac dans les talons, hein ?
    Te sens-tu mal ? Sens-tu un motton quand t’avales, hein ?
    Veux-tu que j’t’enlèves les amygdales ou une poignée de peanuts en écales, hein ?
    […]
    Tu veux que j’tire une balle, hein ?
    Tu veux que j’me tire une balle…
    Non, non, réponds-moi pas, réponds-moi par la malle.

    MANON – On sortirait ensemble […].
    Puis on aurait un accident […].
    Ton sang se mélangerait avec
    le mien… dans l’asphalte.
    Puis il pousserait une fleur…

    L’artiste est encore sous le charme de la beauté de la langue, de la musique des dialogues de Ducharme : « J’ai eu la chance de côtoyer son univers, d’en apprendre le langage ; sa capacité à mettre en mots des émotions d’une grande richesse et à exprimer des sentiments tellement complexes me bouleverseront toute ma vie ».

    En relisant récemment L’avalée des avalés, l’une des œuvres les plus importantes du Québec littéraire, elle a voulu en partager un extrait avec les lecteurs de Nuit blanche : « Mon âme, dans un grand cri, d’une seconde à l’autre, va partir de moi : je deviens folle. Il faut que je retienne ma raison à deux mains, que je lui torde le cou pour qu’elle ne se débande pas, pour qu’elle reste, pour qu’elle ne se volatilise pas, pour qu’elle ne s’enfuie pas de moi comme le gaz d’un ballon qui se fend. J’ai envie de faire des drames ».

    Depuis toujours, Réjean Ducharme exige l’anonymat et demeure loin des projecteurs. Dans une des rares entrevues que sa mère a accordées6, elle parle de son fils : « Il n’aime pas la société [et il est] contre l’injustice sous toutes ses formes, parce que l’injustice entrave la liberté ».

    Et c’est bien ce qui se dégage du scénario des Bons débarras. Écrit en 1977, le film demeure une tragédie classique, une légende mystique dont l’enjeu est la possession totale et complète de l’être aimé. Dans un univers à la fois violent, tendre et poétique, une enfant asociale et intransigeante veut s’approprier tout l’amour de sa mère et, pour y réussir, est prête à éliminer ceux qui s’interposent entre elles.

    Les membres de la famille Desroches, la mère Michelle (Marie Tifo), son frère mentalement déficient Guy (Germain Houde) et sa fille Manon, gagnent leur vie en coupant du bois de chauffage qu’ils vendent à de riches familles. Michelle essaie de faire face à ses obligations. Elle est responsable de la maisonnée à qui elle doit fournir travail et argent. La jeune femme n’a rien d’une défaitiste et s’occupe avec vaillance de son insaisissable enfant et de son frère handicapé dont elle a la charge.

    Les personnages sont au cœur d’un drame dont ils ne maîtrisent pas le déroulement et qu’ils ne comprennent pas. Il serait tentant de décrire les Desroches comme une famille dysfonctionnelle dans un milieu défavorisé. Charlotte Laurier corrige le tir : « Il n’y a rien de misérabiliste dans ce film ; en fait, ce sont des êtres forts, des survivants. Autant la mère que la fille dégagent une telle énergie, une telle vitalité ».

    Manon Desroches

    Lors du tournage, la petite Laurier a onze ans, un an de moins que le personnage décrit par Ducharme : « […] tout le caractère possessif, protecteur, passionné de sa mère, mais en secret, en sourd, en dur, en pur, en double, en trouble ». Et il définit Michelle comme « un mélange imprévisible, explosif, de femme mal aimée et de mère qui aime trop ».

    Manon est une enfant tyrannique, autoritaire. Elle commande autant à sa mère qu’à son oncle. Son quotidien est lourd et elle est « tannée des mongols », mot qu’elle répète souvent, démontrant le peu d’estime qu’elle a pour les adultes qui l’entourent.

    De temps en temps, elle s’amuse. Elle rit même aux éclats, surtout avec le personnage de Gaétan (Gilbert Sicotte), dépeint par Ducharme : « […] la face pleine de plaisir, la tête folle, le cœur vif ». À titre d’exemple, elle va patiner à l’aréna municipal avec ce même Gaétan et sa mère adorée, où ils rient et font les fous avant que n’éclate le drame.

    Le personnage de Manon est rebelle, marginal. Elle manipule son entourage, à qui elle ment aisément. Elle déteste l’école et vole quand ça lui plaît. Elle fume des joints et des cigarettes, boit de la bière et des shooters8. Les autres enfants ne l’intéressent pas.

    Charlotte Laurier commente : « Bien sûr, il a fallu que je change mon accent, on ne parlait pas comme ça à la maison, car mon père est français. Il a fallu que je répète, que j’apprenne à utiliser ce ton, ce langage parfois dur, qui n’étaient pas les miens. En un mot, il m’a fallu apprendre à jouer, mais j’étais très bien guidée ».

    Manon sait aussi être câline et affectueuse. Ducharme a écrit pour le personnage des monologues empreints d’une grande poésie, que l’enfant murmure à sa mère lors de leurs rares moments de tendresse. Manon exige l’amour exclusif de Michelle : « J’t’aime tout le temps ». Elle ne tolère pas la présence de Ti-Guy, qu’elle méprise. Méchante, elle se donne même le droit de le punir : « Ça t’apprendra à me désobéir ». Elle poussera implacablement son oncle au suicide.

    L’enfant fera aussi fuir l’amant de sa mère, Maurice (Roger Lebel), de qui celle-ci est enceinte, en inventant une histoire d’attouchement sexuel. Charlotte Laurier se souvient : « Mankiewicz m’avait demandé de sourire légèrement à la fin de la scène des aveux. Je ne comprenais pas pourquoi il me demandait cela. Je l’ai compris beaucoup plus tard. En visionnant aujourd’hui le film, mon propre sourire me donne froid dans le dos ».

    Les bons débarras, le film

    Dès sa sortie, la qualité du film rallie critiques et public. Tous apprécient l’atmosphère menaçante qui domine le drame, basculant peu à peu dans l’horreur. Le réalisateur Mankiewicz donne à son œuvre une beauté sombre, qui fait encore mieux ressortir l’omniprésence du mal.

    Quant à la photographie de Michel Brault, elle est froide, précise et quasi chirurgicale, donnant au film une ambiance feutrée, nordique. Les cadrages du cinéaste centrent les personnages, qu’il installe au cœur de l’intrigue. Des critiques ont comparé les images impeccables du directeur photo à la lumière et à la solitude qui se dégagent des tableaux de Hopper, peintre de l’exclusion et de la mélancolie9.

    Comme les personnages du grand artiste américain, ceux des Bons débarras peinent à exprimer leurs émotions. Dans les moments de crise, cependant, Michelle et Manon savent faire éclater leur colère. À l’inverse, Manon est capable de douceur lorsqu’elle veut charmer sa mère.

    La musique de grands compositeurs classiques ponctue les moments forts du film, telle la séquence où Ti-Guy ne voit plus d’issue possible à son amour pour madame Viau-Vachon (Louise Marleau). C’est en écoutant l’opéra Gianni Schicchi de Puccini qu’il fera le saut dans le vide. L’aria prémonitoire d’« O mio babbino caro » (« Ô mon papa chéri ») ne se termine-t-il pas par les mots funestes : « O Dio, vorrei morir ! Babbo, pietà, pietà ! » (« Ô Dieu ! je voudrais mourir ! Papa, pitié, pitié ! ») ?

    Les bons débarras est un film phare de la cinématographie québécoise et canadienne. En 2003, un sondage de La Presse le proclame le plus grand de tous les films du Québec. Au Canada anglais, le Toronto International Film Festival (TIFF) sonde régulièrement le public, qui place toujours Les bons débarras parmi les dix meilleurs films canadiens.

    LES PERSONNAGES DU FILM TELS QUE DÉCRITS DANS LE SCÉNARIO ORIGINAL

    GUY DESROCHES (Germain Houde) : 25 ans. Lourd. Un ours. Mal léché. Mal tourné. Bien mal tourné. Avec, encore un peu, en ruines touchantes, le charme de la force tranquille qu’il aurait pu être. Avec des restes de la candeur de son âge mental, de l’enfance de son cerveau mal guéri d’une méningite… mais pas assez mal guéri pour échapper aux coups que donnent les rapports de la vie de famille, de village, d’hôtel, de la “vie normale”. Quand il a bu et qu’il fait l’homme, il cache derrière des lunettes fumées ses yeux qui trahissent sa peur d’animal qui se sait atteint, mutilé.

    MICHELLE DESROCHES (Marie Tifo) : 30 ans. Sa soeur. Et son ange gardien depuis la mort des parents. Elle prend soin de Guy comme d’un enfant. De son enfant. De son plus petit. Elle lui donne tous les droits et lui pardonne tout ce qu’il fait avec. Impulsive, nerveuse, sûre. Mélange imprévisible, explosif, de femme mal aimée et de mère qui aime trop. Mince, brune, jolie.

    MANON DESROCHES (Charlotte Laurier) : Fille de Michelle. 12 ans. Une vraie enfant : rien encore de la femme. Tout le caractère possessif, protecteur, passionné de sa mère, mais en secret, en sourd, en dur, en pur, en double, en trouble.

    MAURICE (Roger Lebel) : 50 ans. Amant de Michelle. Grand. Gras. Un bel homme qui s’est laissé aller. Chef de police de Val-des-Vals. Triomphant dans la médiocrité. Pitoyable dans le sérieux.

    GAÉTAN (Gilbert Sicotte) : 25 ans. Tout le contraire de Maurice dont il est le rival auprès de Michelle. Cheveux aux épaules, la face pleine de plaisir, la tête folle, le coeur vif, vigoureux. Il travaille au garage et conduit un mini-bus scolaire.

    LUCIEN (Serge Thériault) : Copain de Gaétan. Mêmes occupations. Même genre bohème.

    FERNAND (Jean-Pierre Bergeron) : Copain de Guy. Débile lui aussi, mais dans le genre rêveur, passif, soumis, féminin. Une belle chevelure blonde qu’il soigne, comme le reste de sa tenue. Concierge au bureau de poste et à l’hôtel de ville.

    MADAME VIAU-VACHON (Louise Marleau) : Cliente fortunée des Desroches. Une belle femme de trente-cinq ans. Parle riche, marche riche, s’habille riche. Mais sans affectation. Blonde. Un rien provocante.

    PRINCESSE (Henri) : Copine de Manon. Une vielle chienne. Bâtarde. Mal faite. Tapageuse. Toujours attachée à côté du perron, devant sa niche.

     

    Bronte HurleventLes hauts de Hurle-Vent

    Dans Les bons débarras, Manon lit partout son roman favori, Les Hauts de Hurle-Vent : en faisant la vaisselle, dans son bain, dans son lit, sur un banc de parc, dans le camion familial ou dans l’auto de Gaétan. L’enfant le dévore et plonge avec bonheur dans un monde irréel. Elle s’en fait donner un exemplaire de luxe par madame Viau-Vachon, quand elle le remarque dans la bibliothèque de celle-ci.

    Ducharme n’a pas choisi le roman au hasard. Les bons débarras et Les Hauts de Hurle-Vent partagent une intrigue comparable de passion, de jalousie, de vengeance, de liens familiaux malsains et d’un fol amour exclusif. Tout comme Ducharme, Emily Brontë10 décrit un univers impitoyable, sans respect aucun des conventions morales et sociales. Les landes désolées du Yorkshire – appelées moors – où évoluent les personnages du livre correspondent aux forêts et vallons sauvages du Québec où se passe l’action du film.

    L’unique œuvre de l’Anglaise paraît à Londres en 1847 et est vite reconnue comme chef-d’œuvre de la littérature mondiale romantique11. Sa structure littéraire « à tiroirs » – ou de poupées russes – est impeccable et le livre demeure un modèle du genre, car Brontë raconte une histoire, dans une histoire, dans une histoire.

    Étonnant livre écrit par une jeune femme quasi recluse et n’ayant jamais connu l’amour. L’écrivaine décrit pourtant à merveille de brûlantes passions et des sentiments portés à leur paroxysme. Les Hauts de Hurle-Vent décontenance le lecteur par la violence de plusieurs scènes et par la noirceur de certains personnages.

    Charlotte Laurier raconte : « Je n’ai lu Les Hauts de Hurle-Vent qu’à l’âge de 30 ans. Pendant le tournage, quand j’étais enfant, je n’avais pas idée de ce que je lisais, un paragraphe à la fois ; j’ai ensuite doublé ces passages en voix hors champ. C’est beaucoup plus tard que j’ai compris l’histoire et surtout les liens existant entre les deux sagas ».

    Les intrigues du film et du livre se déroulent en parallèle, comme indiqué dans le scénario de Ducharme. Les événements du film se synchronisent avec les moments forts du livre. Tel un chœur grec, la lecture de Manon ponctue le film et aide le spectateur à mieux en comprendre l’action.

    Jusqu’au bout, les deux récits s’interpellent. Dans la scène finale, lorsque Manon règne enfin sans partage sur sa mère, elle lui lit à voix haute les dernières pages du livre, pour l’endormir. Les mots des Hauts de Hurle-Vent résonnent une dernière fois. « Je m’attardai autour de ces tombes, sous un ciel si doux […]. Je me demandais comment quelqu’un pouvait imaginer que ceux qui dormaient dans cette terre tranquille eussent un sommeil troublé. »

    Charlotte Laurier Photo : ©Pascal Courchesne
    Charlotte Laurier
    Photo : ©Pascal Courchesne

    Les bons débarras propulse la jeune Laurier de l’anonymat à la gloire. Elle accompagne Mankiewicz à New York et à Berlin, où le film est en nomination12. « J’ai eu la chance par contre de ne pas être médiatisée ; mes parents et Lise Abastado ont veillé à ce que je ne me transforme pas en ‘icône vivante’, ce qui aurait été terrible. »

    Tôt révélée au grand public, la jeune fille connaît une carrière de comédienne qu’elle mène en parallèle avec sa vie d’adolescente et d’écolière. « Ça n’a pas toujours été facile, je dérangeais et je pouvais susciter un peu de jalousie, surtout à l’école secondaire. Je tournais beaucoup, j’étais souvent absente, ce qui faisait de moi un être à part. Je suis devenue encore plus esseulée. Même si je me suis sentie coupable d’avoir autant reçu, de la chance que j’avais eue, je ne me suis jamais sentie une victime du star system. »

    Dans la vingtaine, Charlotte Laurier se retire à la campagne, avec son mari et ses trois filles, aujourd’hui des jeunes femmes. « Des guerrières, des passionnées », confie leur mère. L’artiste diversifie ses talents. Elle peint et elle écrit, elle fait des incursions dans le monde du cinéma et de la télévision. Elle est en nomination au Génie 1986 de la meilleure actrice pour La dame en couleurs (Claude Jutra) et au Jutra 1999 de la meilleure actrice pour 2 secondes (Manon Briand).

    Aujourd’hui, Charlotte Laurier travaille comme scénariste, réalisatrice et actrice, au théâtre et au cinéma. En 2003, elle monte Capharnaüm au Théâtre La Licorne, sa première pièce d’auteure et de metteure en scène. En 2005, elle présente Autopsie femme à la Société des arts technologiques, dont elle est aussi la conceptrice et dans laquelle elle joue. En 2007, elle écrit, coréalise et coproduit avec son mari un long métrage, Les plus beaux yeux du monde, dans lequel elle tient le rôle-titre et joue en compagnie de ses filles Carlotta, Stella et Pialli.

    À l’été 2011, Charlotte Laurier peaufinait de nouveaux projets cinématographiques, sur lesquels elle travaillait fébrilement. Demeurons discrets…

    RETOUR AU DOSSIER RÉJEAN DUCHARME

     


    * Charlotte Laurier dans Les bons débarras, ©Yves Ste-Marie / Collection Cinémathèque québécoise (tous droits réservés).
    1.
    Né en 1944, Francis Mankiewicz est mort en 1993 ; il a réalisé entre autres Le temps d’une chasse et Les portes tournantes.
    2. Né en 1928, Michel Brault est aussi réalisateur (Pour la suite du mondeLes ordres, etc.) ; il a reçu de nombreux prix et récompenses pour son travail ; il est directeur de la photographie de, entre autres films, À tout prendreEntre la mer et l’eau douceKamouraskaLe temps d’une chasse et Mon oncle Antoine.
    3. Depuis 1980, l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision honore les artisans du cinéma canadien.
    4. Meilleur réalisateur, Francis Mankiewicz ; meilleur scénario original, Réjean Ducharme ; meilleure photographie, Michel Brault ; meilleur montage, André Corriveau ; meilleur son, Henri Blondeau et Michel Descombes. En nomination, outre Charlotte Laurier : Michel Proulx, meilleure direction artistique ; Diane Paquet, meilleurs costumes.
    5. Collection « Le Livre de Poche », édition 1975, traduction de Frédéric Delebecque.
    6. La famille Laurier compte plusieurs artistes, dont Lucie, autre actrice-vedette de grand talent, et leur sœur Angela, contorsionniste reconnue.
    7. Michel Saint-Germain, L’Actualité, 1er octobre 1994.
    8. Petits verres de liqueur.
    9. Edward Hopper (1882-1967), particulièrement le tableau intitulé Chop Suey (1929).
    10. Emily Brontë (1818-1848) a deux sœurs : Charlotte (1816-1855), surtout connue pour son roman Jane Eyre, et Ann (1820-1849), aussi écrivaine.
    11. Le roman sort sous le pseudonyme d’Ellis Bell et sous le titre de Wuthering Heights. La romancière meurt l’année qui suit la publication de son livre.
    12. En nomination pour l’Ours d’or au Festival international du film de Berlin de 1980.

     

     

     

     

     

  • Ducharme, beaucoup de mots, peu d’entrailles

    Peut-on jeter un regard non encenseur sur cette œuvre, précisément au moment où le festival Québec en toutes lettres consacre l’écrivain ? Peut-on bousculer la manière dont, depuis près de cinquante ans, ont été reçus ses romans par l’institution littéraire québécoise, notamment par son instance critique, exaltée par le succès de l’auteur en France ?

    Iconoclaste née, je continuerai de l’être ici, sans, bien évidemment, minimiser l’originalité de l’œuvre ni son envergure qui tient dans son exceptionnelle inventivité verbale et dans la . . .

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  • Ducharme, parolier en cinq chansons marquantes

    Ducharme, parolier en cinq chansons marquantes

    Depuis 1970, Réjean Ducharme a signé les paroles de plusieurs chansons importantes de Robert Charlebois, mais aussi de Pauline Julien. Retour ponctuel sur un parcours parallèle et méconnu d’un écrivain célébré.

    Sur le plan musical et culturel, la chanson québécoise contemporaine doit énormément à Robert Charlebois, et de ce fait à ses nombreux paroliers : Mouffe, Claude Péloquin, Marcel Sabourin1, Gilles Vigneault, Daniel Thibon, mais aussi Réjean Ducharme. Naturellement, on pourrait aussi ajouter à cette liste de paroliers le nom de Charlebois lui-même, qui a écrit les paroles de « Demain l . . .

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  • Alors Réjean Ducharme !

    Alors Réjean Ducharme !

    Alors que Borges s’enfonçait peu à peu dans la cécité, Ducharme s’est d’emblée soustrait à la vue. Né-cessité oblige si l’on veut demeurer à l’abri du tapage médiatique. Et être à l’affût. D’un son, d’un objet, d’une image. Longtemps, une seule fut jetée en pâture aux médias, qui le lui ont bien rendu, l’enfantôme tenant son pari envers et contre tous. De force tout autant que de gré, car pour tenir pareille position, il n’y a qu’un seul degré qui vaille, qui n’est pas celui du zéro de l’écriture. Aucune compromission, voilà tout. Quitte à voir se dérober sa propre identité sous les traits d’un critique établi, voire d’une comédienne. Seule la littérature compte. Tout le reste n’est que division, soustraction, multiplication de malentendus.

    Renaud Longchamps, qui ne se dit pas d’humeur ici à ducharmiser, secoue le mythe : « Quand on veut se cacher du monde, on se retire complètement, on ne le trouble pas avec des livres tordus et des sculptures vagues ». On croirait entendre Holden Caulfield pérorer sur l’œuvre de Salinger ! Le désamour n’est jamais que l’envers du même élan, fût-il ou non d’Amérique. Longchamps ne vise pas moins juste : « Ducharme est intemporel tandis que nous avons peur du temps. De celui qu’il fait comme de celui, surtout, qui nous défait ». La relecture de L’hiver de force nous ramène ici devant le miroir de notre clandestinité, celui d’un peuple sans cesse en marge de son ombre. Les dernières élections fédérales, nous rappelle Longchamps, ne semblent avoir été tenues qu’à cette seule fin : Jack, Jack, Jack, Jack disaient les canards, les perdrix et les sarcelles, Monologue disait le vent…

    Si la composante ludique est omniprésente dans l’œuvre de Ducharme, elle n’est pas pour autant naïve, comme nous le rappelle Pierrette Boivin ; elle s’inscrit dans l’autodérision et la critique sociale, toutes choses qui nous font, encore aujourd’hui, cruellement des faux espoirs collectifs : « L’hiver de force nous ramène à la période de la montée du nationalisme québécois et du débat linguistique, de l’accession du joual dans la création artistique avec Les belles-sœurs, de la contre-culture, des manifestations syndicalistes et féministes, bref au cœur d’un bouillonnement social sans précédent au Québec ». Et sans suite, serions-nous tenté d’ajouter pour demeurer dans l’esprit ducharmien. Dans les idées comme dans les actions.

    Ce bouillonnement, qui trouverait écho dans l’œuvre de Ducharme, ne devait toutefois plus surprendre le lecteur puisque l’auteur avait affiché ses couleurs avec force dès la parution de L’avalée des avalés en 1966. Dès lors, comme le rappelle avec justesse Patrick Bergeron, il ne serait plus possible d’imaginer la littérature québécoise sans Bérénice Einberg. Pas plus qu’Holden Caulfield, elle ne vieillirait ; et autant que ce dernier elle se moquerait des caractéristiques qui font de L’avalée des avalés un chef-d’œuvre.

    L’inimitable écriture de Réjean Ducharme, souligne pour sa part Laurent Laplante qui s’attarde aux personnages de Dévadé et de Va savoir, réside dans le fait qu’il se sert du creuset de l’humour pour y broyer notre faillite collective autant qu’individuelle. « L’autodérision, à ne pas confondre avec le misérabilisme larmoyant, exorcise le tragique tout en le gardant présent. » Humour et foudroyants raccourcis donnent aux personnages de ces romans une texture qui peut, à certains moments, rappeler les personnages d’Émile Ajar, comme en témoigne Bottom dans Dévadé : « J’ai vieilli vingt ans plus vite que moi ».

    Judy Quinn, relisant vingt ans plus tard Le nez qui voque, confronte sa lecture d’hier avec celle d’aujourd’hui en s’interrogeant sur le pouvoir qu’un tel imaginaire peut exercer sur le lecteur qui se risque dans une telle œuvre. Car, comme le souligne Catherine Renaud, lire un Ducharme prend du souffle, de la détermination. Chose certaine, on n’en sort pas indemne, mais largement indemnisé pour les efforts consentis. Alain Farah se penche quant à lui sur la réception que peut connaître une œuvre comme celle de Ducharme dans un milieu littéraire où l’institution, comme toute institution qui se respecte, se doit de définir la courbe d’intérêt : « Si le projet de Ducharme est ‘d’aller loin dans la niaiserie’, c’est qu’il s’agit de la seule posture que peut adopter l’écrivain qui vit cruellement l’arbitraire du monde et des langues, surtout dans un temps qui valorise une littérature de maîtrise, faite par des gens intelligents, qui cherchent à dire des choses très importantes ». Avec des gros mots, bien entendu.

    Tout en reconnaissant à Réjean Ducharme une énergie verbale et un style qui puise à une vaste culture, Andrée Ferretti constate qu’elle ne se souvenait d’aucune de ses premières lectures. Relisant Ducharme, elle résume son apparente amnésie littéraire à une formule choc : beaucoup de mots, peu d’entrailles. La question qu’elle soulève mérite toutefois qu’on s’y attarde au-delà d’un article ou d’un festival : peut-on jeter un regard non encenseur sur l’œuvre de Ducharme ?

    Michel Peterson relate quant à lui avec quel enthousiasme, voire avec quelle témérité, il s’est lancé dans l’aventure de traduire Gros mots en portugais. L’enjeu était de taille : « […] il fallait prendre l’air et abandonner toutes les savantes bêtises autour de la fidélité et de la trahison ; il fallait déplacer et tordre la langue pour oser ‘aller, selon l’expression de Jacques Derrida, vers le penser impensé de l’autre langue’ ». Sous l’angle de la traduction, Michel Peterson témoigne de l’importance de l’action poétique dans l’œuvre de Ducharme, que sans elle le récit s’apparenterait davantage à un récif. Pour relever ce défi, quatre mains n’auront pas été de trop. Ce qui a sans doute fait sourire le régent du royaume bérénicien. Toujours sous l’angle de la traduction, Özdemir Ergin, qui a traduit Ducharme en turc, évoque comment il a été happé par son écriture bouillonnante propre à créer « une communauté de lecteurs électrocutés par le plaisir de lire et motivés à débattre des questions qu’elle pose ».

    L’univers de Ducharme a brillamment été porté à l’écran par Francis Mankiewicz et Michel Brault, qui ont su mettre en images le scénario des Bons débarras sans jamais affaiblir l’action poétique – et ici dramatique – qui sous-tend les liens entre les personnages de Manon et de sa mère, tout aussi bien que de Ti-Guy et des personnages secondaires de cette inoubliable saga familiale. Depuis sa sortie, le film a su se maintenir au rang des dix meilleurs films jamais réalisés en ces terres gouvernées par un premier ministre qui n’a sans doute jamais lu une seule ligne de cette œuvre phare. Dans une entrevue avec Charlotte Laurier, Michèle Bernard souligne avec justesse à quel point le réalisateur a su rendre la beauté sombre de l’univers de Ducharme et la force de la composition dramatique qui n’est pas sans rappeler, par moments, celle des tragédies grecques.

    Enfin, Yves Laberge et Gérald Alexis s’intéressent le premier au parolier et le second au plasticien Roch Plante, au rapport que le sculpteur de mots entretient avec le sculpteur d’objets, aux correspondances qui s’établissent, mais pas toujours, entre les uns et les autres. Faut-il, demande Alexis, mêler l’un et l’autre, l’un à l’autre pour élucider cette énigme sociale ayant pour double patronyme Ducharme-Plante ? Mais est-ce vraiment nécessaire ?

    Ne peut-on se contenter d’apprécier la démarche plurielle d’un créateur ?

    Ce à quoi vous invite le présent dossier de Nuit blanche.

     


    Ils ont apporté leur précieuse contribution à ce dossier spécial. L’équipe de Nuit blanche les remercie chaleureusement : Gérald Alexis. Jean-Paul Beaumier. Patrick Bergeron. Michèle Bernard. Pierrette Boivin. Özdemir Ergin. Alain Farah. Andrée Ferretti. Yves Laberge. Laurent Laplante. Renaud Longchamps. Michel Peterson. Judy Quinn. Catherine Renaud.
    De même que : Charlotte Laurier. Manouane Beauchamp. Annie Gascon du TNM. Yves Renaud. Martine Bouchard.
    Merci également à Dominique Garon et à France Plourde du Festival Québec en toutes lettres.

     

  • Anna de Noailles (1876-1933)

    Anna de Noailles (1876-1933)

    La vie d’Anna de Noailles ressemble à un conte de fées qui commencerait par « il était une fois… »
    C’est effectivement une princesse, d’ascendance roumaine par son père et turque par sa mère, qui vit le jour à Paris le 15 novembre 1876. Anna grandit dans un environnement très aisé où la culture et le savoir constituaient des repères et des valeurs fondamentales.

    De ce fait, autour de cette famille gravitait une prestigieuse coterie cosmopolite. Écrivains et artistes (Marcel Proust, Frédéric Mistral, Ignace Paderewski, Edmond de Polignac – ami de Georges Bizet . . .

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  • Que sont les niaiseux devenus ?

    Que sont les niaiseux devenus ?

    1
    Je n’ai presque rien lu. Ça ne me fatigue pas, au contraire : je me garde des livres à lire pour le jour où je me serai calmé.

    2

    C’est toujours cette phrase qui me vient à l’esprit, quand je pense à la masse informe qu’on appelle littérature : « Il y a tant de livres à lire que c’est comme s’il n’y en avait aucun ». Louis Scutenaire parle. C’est lui, le poète belge qui convainc René Magritte d’abandonner, pendant quelques semaines, ses tableaux surr . . .

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  • Lise Gaboury-Diallo : Les figures inépuisables du lointain

    Lise Gaboury-Diallo : Les figures inépuisables du lointain

    Épuisée par le décalage horaire, une femme descend de l’avion à l’aéroport de Dakar au Sénégal. Dans la cohue indescriptible de l’aéroport, elle n’ose plus avancer. Elle a terriblement peur qu’on l’abandonne. Elle marche d’un pas hésitant vers la foule bigarrée qui semble l’attendre.

    Comment aurait-elle pu se prémunir à son départ de Winnipeg contre cette ardeur et cette bienséance transfigurées par la chaleur ? Pourtant, le continent africain l’habite depuis longtemps. En réalité, chaque fois cet aller-retour entre Winnipeg et Dakar a su faire

    1 Gaboury subliminales

    d’elle une spectatrice interdite, une miraculée de la distance.

    Plus tard, de retour dans son Manitoba natal, elle se rappellerait encore avec gratitude les femmes sénégalaises assises devant les cases bien rangées et, au-delà de leurs regards, « le temps immobile, presque éternel1 » comme un prolongement de l’espace. Dans son écriture, elle chercherait souvent à évoquer de manière allusive ces scènes d’étrangeté et d’accueil. La poésie serait alors une exploration lumineuse du départ, de la distance et surtout de la rencontre.

    Depuis les premiers poèmes de Subliminales en 1999 et de Transitions en 2002, Lise Gaboury-Diallo interroge les figures inépuisables du « lointain ». Pour cette écrivaine dont les œuvres poétiques et les

    2 Gaboury Transitions

    journaux de voyage sont au cœur de la littérature franco-manitobaine actuelle, la culture francophone minoritaire ne se laisse penser que dans le cadre d’une saisie presque ritualisée du dépaysement. Si, dans ses farouches retranchements, la petite ville de Saint-Boniface est le quadrilatère où tout a commencé, conférant à l’écrivaine une perspective unique, ce territoire étroit de la naissance ne se lit désormais que par les yeux diffractés de l’autre. Radicalement ouverte, parfois jusqu’à l’extrême fragilité, la culture minoritaire est donc, sans le savoir, la substance même de la différence.

    Dans les premiers recueils de Lise Gaboury-Diallo, comme dans le grand intertexte de Gabrielle Roy, le Québec vu de loin est d’abord la plus grande énigme. Qu’il est difficile de ne pas en être, de ne pas même y être née ! Ce Québec qui s’affirme et s’affiche reste, pour la communauté franco-manitobaine, la forme première de l’intelligibilité, « ce qui demeure tout juste hors de notre portée et qui ramène à ce qu’il y a de plus essentiel à 3 Gaboury poste restantesoi2 ». Du même souffle, entre Winnipeg et Montréal, la distance semble s’être fracturée.

    Dans la poésie de Gaboury-Diallo, l’ici se fait distanciation et manque. Un sentiment de vide s’installe, qu’il faudra combler autrement, en faisant appel à d’autres déplacements, d’autres voyages. Car « comprendre ce qui est hors de soi » est un projet de tous les instants au cœur même de l’identité minoritaire. Dans ses interventions publiques, lors de colloques notamment, Lise Gaboury-Diallo insiste sur la nécessité fondamentale de l’ouverture vers les autres. Ainsi, certaines scènes récurrentes se donneront à lire comme des clés : l’arrivée dans un pays étranger, la crainte de ne pas se faire comprendre, l’inévitable faux pas de l’invitée, la générosité de l’accueil, la sagesse du retour.

    Or, s’il a été la première énigme, le Québec a vite fait place au continent africain dans l’imaginaire poétique de Gaboury-Diallo. C’est d’abord dans Poste restante, cartes poétiques du Sénégal en 2005, puis surtout dans les pages magnifiques de Lointaines, un premier recueil de nouvelles, que l’Afrique s’impose comme un espace discursif majeur où se jouera désormais le travail de l’écriture.

    Arrivant à Dakar au Sénégal, dans le pays natal de son mari, la narratrice manitobaine de Lointaines découvre littéralement un monde de
    différences. Incommodée par la chaleur intense et la poussière, souvent épuisée par la difficulté des déplacements, elle s’attarde pourtant avec minutie et tendresse à rendre compte des femmes et des hommes qu’elle croise et qu’elle cherche à comprendre malgré les écarts parfois insurmontables de langue et de culture. Que disent ces femmes assises dans la poussière ? Que veulent-elles au juste ?

    4 Gaboury Diallo Lointaines

    Au début, l’observatrice se réserve le droit de parole et les paysages africains nous apparaissent de l’extérieur, comme dans un journal de voyage. Au gré des récits, cependant, la narratrice finit par s’effacer complètement, faisant place à une réalité complexe éclairée par les personnages eux-mêmes. Écrire, c’est alors accepter une invitation, faire là-bas acte de présence. Les quinze nouvelles de Lointaines sont donc autant d’étapes vers la découverte d’une Afrique à la fois familière et insaisissable. Chacune de ces vignettes nous offre le portrait d’hommes et de femmes dont la vie est marquée par la résilience et le doute. Le récit se déroule toujours avec parcimonie et circonspection. La vérité est alors une forme de l’hésitation. Dans la rue, la poussière définit l’espace. Tout est fait d’observations fines et de détails. Originaire du Mali, le narrateur du « Village de Fama », l’une des nouvelles les plus frappantes de Lointaines, sait que les conteurs de son enfance avaient vu juste et que le monde est peuplé de « zones intermédiaires » que chacun ne cesse d’interroger. Cette quête du sens est ce qui lie toute l’espèce humaine, car les vieilles oppositions ne permettent jamais d’exprimer la richesse des lieux de rencontre.

    Comme dans Subliminales et surtout dans Homestead (2006), ce sont les figures féminines qui intéressent Lise Gaboury-Diallo, en particulier celle d’Amy qui traverse tout le livre, ou encore de Kady, cette jeune femme de Tombouctou frappée par la folie. Il s’agit parfois de petites filles que nous suivons à l’école du village ou ailleurs d’une adolescente peule que sa famille cherche à marier. Des femmes en viennent aux coups sur le trottoir du village sous le regard amusé des hommes qui restent à l’écart. Plusieurs d’entre elles sont victimes de violence aux mains d’un oncle ou d’un fiancé. Tous sont interpellés par une lutte intérieure entre le respect des traditions africaines et le modernisme venu de l’Occident. La nouvelle, comme un fragment de lumière, éclaire pendant quelques instants ces tensions qui perturbent la vie quotidienne.

    À la manière d’Aimé Césaire, le « cahier du retour au pays natal » aura su évoquer les fragments vivants de la rencontre avec le lointain, ce plus loin du plus loin qui définit aujourd’hui l’observatrice et dont il ne reste que des « efflorescences » portées par le souvenir. Entre la fiction et la réalité, Lointaines, comme les textes poétiques qui l’ont précédé, est bien plus qu’un récit de voyage. Les nouvelles comme les poèmes autant de fenêtres ouvertes sur cette distance révélée entre ici et ailleurs. Pour Lise Gaboury-Diallo, toute réconciliation avec soi-même passe par le risque du dépaysement.

     


    1. Lointaines, du Blé, Saint-Boniface, 2010, p. 17.
    2. Nicole Michaud, « La poésie doit évoquer et non pas décrire », entrevue avec Lise Gaboury-Diallo, Liaison, no 137, 2007, p. 36-37.

    Lise Gaboury-Diallo a publié :
    Subliminales, Du Blé, Saint-Boniface, 1999 ; Transitions, Du Blé, Saint-Boniface, 2002 ; Homestead, De la Nouvelle Plume, Saskatoon, 2005 ; Poste restante, cartes poétiques du Sénégal, Du Blé, Saint-Boniface, 2005 ; L’endroit et l’envers, « Poètes des cinq continents », L’Harmattan, Paris, 2008 ; Lointaines, Du Blé, Saint-Boniface, 2010.

     

    EXTRAITS

    Une lumière blanche, une décharge cataclysmique qui me survolta d’une nouvelle vie. J’ai émergé de l’autre bord de la mort. Voilà comment je suis maintenant devenu à mon tour un membre pratiquant de la société secrète. Sans le savoir, je n’étais qu’un vulgaire python qui s’est fait prendre au piège, attrapé à mon tour en voulant avaler la petite chèvre attachée à un piquet.
    « Le village de Fama », Lointaines, p. 76.

    Je sais que serai chez moi, peu importe où je vais. Car les fanatiques, il y en a partout, n’est-ce pas ? Ces esprits, les initiés de mon royaume, ils brandissent leur faucille invisible. Ils coupent la tête à la vie, sont tapis ici et là. Avec notre menace implacable, nous sommes fous, furtifs et imprévisibles : endémiques telle la peste, réels comme la grippe aviaire, incompris par tous. Je suis la dengue hémorragique, le virus Ébola, le cancer, la crise cardiaque, l’accident mortel, la bombe artisanale et le vieillissement banal. La mort, vous savez, c’est dans vos gènes…
    « Le village de Fama », Lointaines, p. 79.

  • Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974)

    Franc-tireur resté fidèle à l’esprit négateur du mouvement dada, Georges Ribemont-Dessaignes (1884-1974) fut sa vie durant un écrivain marginal. Dans aucune de ses nombreuses activités GRD ne s’est « installé » et il n’a jamais procédé autrement que par ruptures. Avec le milieu paternel de la grande bourgeoisie comme avec l’art officiel dont il n’accepta aucun des compromis mercantiles.

    Après avoir tourné la partition pour Camille Saint-Saëns (sans conviction) et Gabriel Fauré (attentivement) venus en amis taquiner le piano familial, après une formation artistique dans quelque acad . . .

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  • Georgette LeBlanc : Le chant de la langue

    Georgette LeBlanc : Le chant de la langue

    La première fois que j’ai entendu Georgette LeBlanc, c’était au Café Joe Moka à Moncton en un beau 28 avril 2007. Elle venait de publier Alma. Pas vraiment un lieu pour un spectacle, non, un vrai petit café (maintenant fermé) qui attirait la faune artistique du coin et qui, occasionnellement, écartait une table pour laisser place à un banc, un micro et une toute petite chaîne stéréo.

    Elle était là avec sa guitare et son recueil de poésie, tantôt chantant ses compositions toutes en anglais, tantôt récitant ses poèmes écrits dans son français à elle, celui de la baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse. Je pense qu’à ce moment-là, on a tous succombé au charme de sa voix. Parce que c’est sa voix qui était porteuse de ses mots et qui les faisait chanter.

    En trois recueils, tous publiés aux éditions Perce-Neige, elle trace un véritable portrait d’une partie de l’histoire de son monde. Mais elle se défend bien d’être historienne, tout en fondant la trame de ses ouvrages sur une solide recherche… historique. Car ce sont des récits poétiques qu’elle propose. Chacun des recueils se centre autour d’un personnage qui a existé et s’appuie sur une forme spécifique qui allie oralité et poésie.

    LeBlanc Alma Perce neige Grand

    Alma (2006) raconte l’histoire d’Alma et de Pierrot, de leur naissance la même journée, à leur séparation quand l’amour aura disparu, huit enfants plus tard. Lentement, elle prend conscience qu’on abuse d’elle, qu’elle n’a plus les moyens de rêver, que sa vie se limite au travail, à être disponible aux autres. Elle ne voudra plus n’être que la chose de Pierrot, elle sera elle. Alma, c’est la grand-mère de Georgette. C’est Alma qui se livre, quelquefois relayée par un narrateur, dans une suite de courts poèmes qu’ils soient en vers ou en prose, toujours justes, toujours empreints d’une douce retenue. Poèmes, mais aussi récit : nous sommes en présence d’une structure romanesque constituée de petites scènes de la vie quotidienne, de retours sur des événements marquants, de courtes réflexions sur le sens de la vie, de l’amour, de la vie à deux. Dans l’ensemble, tous les textes d’Alma sont écrits au présent, alors que ceux du narrateur sont au passé. L’opposition entre ces deux temps précise la place de chacune de ces prises de parole, et crée un double rythme à la lecture. Dans l’action, dans la mouvance de la vie avec Alma, dans un regard plus distancié du narrateur. Ce narrateur intervient peu, facilitant notre compréhension de l’action, soit par une synthèse des faits qui se déroulent entre deux poèmes d’Alma, soit pour mieux situer ce qui LeBlanc Amede avec bandeau Percese passe.

    Amédé (2010) s’ouvre par un poème dans lequel « Alma raconte » (c’est le titre) d’une façon métaphorique ce qui arrivera dans le cœur du récit, alors que « l’Histoire a braqué dans la nuit ». Amédé, c’est un musicien créole qui a été le premier à enregistrer la musique cadienne et créole. On quitte alors la baie Sainte-Marie pour la Louisiane où se situe l’action et où a vécu pendant sept ans Georgette LeBlanc. Alma conte (du moins on peut le penser) l’histoire d’Amédé et de Lejeune (qui lui aussi a existé) de même que celle du village, jamais nommé, mais dont on sait qu’il borde le fleuve Atchafalaya dans une région cadienne. La première partie commence par un rappel de la Déportation suivi par l’arrivée d’Amédé dans le « Village » et se termine sur l’inondation qui le détruit. La seconde raconte le long périple d’Amédé et de Lejeune au Texas, leur retour dans le village reconstruit et se clôt par la mort violente d’Amédé. La quête est identitaire : Amédé recherche le « Livre » dont lui avait parlé sa grand-mère en lui précisant qu’il le trouverait au « Village ». Il est habité par un « cri », signe extérieur de sa quête : « le cri d’Amédé montit dans la nuit / comme un voyage / comme un très long voyage / qui recommençait ». Le cheminement de Lejeune donne son unité au texte : il sera celui qui écrira en chansons la tragédie vécue par le village et par Amédé.

    Prudent (2013) s’inspire très librement de la révolte des 232 déportés acadiens enfermés dans la cale du voilier Pembroke qu’on veut « livrer » en Nouvelle-Angleterre. Prudent, c’est Prudent Robichaud, l’ancêtre de Georgette. Prudent, le vieux sage de 86 ans, a prêché touteLeBlanc Prudent Perce sa vie la paix, la conciliation avec l’Anglais, allant même jusqu’à accepter qu’une de ses filles épouse un officier anglais. Son fils Joseph a choisi la confrontation et a été tué. Mais là, dans la cale, prisonnier, privé de ses biens, il témoigne de sa vie dans une longue prière qui prend la forme d’une confession publique faite devant ses concitoyens. Il rappelle les étapes de sa vie, son rêve de paix, sa volonté d’être neutre plutôt que de choisir entre les Anglais et les Français. Il en arrive au constat de son échec et comprend le choix de son fils. Il s’insurge, se révolte, suscite l’adhésion des Acadiens qui se libèrent et prennent possession du vaisseau que Prudent mène à la baie Sainte-Marie. Le texte est réparti entre un narrateur et Prudent, le narrateur donnant le contexte et décrivant l’action (en particulier ce qui se passe sur le bateau), Prudent livrant sa réflexion. La volonté est mobilisatrice : l’Acadie de la baie Sainte-Marie peut et veut vivre hier comme aujourd’hui.

    Évidemment, dès qu’on parle de l’œuvre de Georgette LeBlanc, on met en relief sa langue, celle de sa région d’origine dont elle a su transposer l’essence dans ses textes. Cette utilisation du vernaculaire de la baie n’est pas la même d’un recueil à l’autre. Dans Alma et dans Amédé, Alma est une conteuse qui met en scène ses personnages et leur donne parfois la parole. Alma est celle dont la langue est la plus colorée, tandis que Prudent a une langue plus « relevée », plus classique. Ainsi, point de mots anglais qu’on retrouve occasionnellement dans le vocabulaire d’Alma du premier recueil : les époques ne sont pas les mêmes et LeBlanc en tient compte. Même les narrateurs ne « parlent » pas comme Alma.

    Cette subtilité dans les registres ajoute à la vivacité des œuvres. Les mots vibrent, les phrases claquent, les images fusent. Sa tonalité est contemporaine : ce n’est pas un rappel d’une langue d’une autre époque ou d’une époque qui se meurt, mais la poétisation d’une langue vivante comme le font les écrivains monctoniens avec le chiac.

    Ses textes demandent qu’on les lise à haute voix pour que leur poésie s’exprime dans toute son ampleur, pour qu’on en saisisse toute la coloration sonore, toute la force des images. Et, si vous avez la chance d’entendre Georgette LeBlanc, vous découvrirez que sa voix coïncide exactement avec le texte. À croire qu’elle l’a écrit par oreille.

     


    Biographie
    Georgette LeBlanc est née le 27 avril 1977 à Chicaben, un lieu-dit de la baie Sainte-Marie, une région acadienne de la Nouvelle-Écosse baignée par la baie de Fundy. Elle obtient une maîtrise consacrée à l’évolution de la musique traditionnelle de l’Université Sainte-Anne puis un doctorat en études francophones à l’Université de la Louisiane à Lafayette. Elle est chargée de cours à l’Université Sainte-Anne depuis 2007 à Pointe-de-l’Église où elle vit.

    Alma a reçu le prix Félix-Leclerc et le prix Antonine Maillet–Acadie Vie ; Amédé le prix Émile-Ollivier. Georgette LeBlanc a remporté le prix le plus important de sa province, le Lieutenant Governor of Nova Scotia Marsterworks Award, pour ses deux premiers recueils. Son troisième titre, Prudent, est paru en août 2013.

     

    EXTRAITS

    j’ai braqué à écrire des histoires
    ej sais point trop ça qu’elles voulont dire encore,
    mais j’aime de voir mes mains grouiller sur la page
    comme si mon corps et ma tête et mes mains
    étions tous manière de la même personne
    Mame dit qu’ej chus peut-être une miette folle,
    mais elle le dit en smilant
    Pape me dit qu’ej manque de compernure
    pis que bien vite il faudra que j’apprenne la vie du monde
    il me dit ça point tout à fait enragé ni d’une grosse voix
    il me le dit manière
    comme j’ai entendu les hommes de la shop parler
    quand ce qu’un homme mourt
    tu peux point toute le temps avoir ça que tu veux, Alma
    Alma, édition de 2007, p. 47.

    cte samedi soir-là
    le soir des fiançailles de Lejeune et Jolie Brune
    Grosse Tête, le Notaire, avait fait nager la Vigilance
    il l’avait fait boire toute la pleine lune en une bouteille
    Grâce à Grosse Tête
    la Vigilance était si bien groguée
    que même ses chiens pouviont pus marcher
    et les danseurs viriont une miette plus vite
    les skirts du ciel montiont une miette plus hautes
    dans le grand logis du bal
    comme dans le tronc d’un arbre
    le village chauffait sûr, enraciné
    et en même temps, cte samedi soir-là
    dans la même profondeur de nuit
    Amédé franchit l’anse du bois, le madouesse des pins
    sac à farine sur l’échine, il vit le grand logis après fêter
    vit pour la première fois ça qu’il avait jusqu’à ce temps-là rinque rêvé
    entendit le violon, le tit-fer sonner
    et Amédé sentit en lui un cri monter, comme une envie de brailler
    il pouvait presque point en croire ses yeux
    il était finalement arrivé
    Amédé, p. 23.

    Y a pus de coupables.
    Y a pus de Sauvages.
    Y a pus de Red Coats.
    Y a pus de Rebels.
    Y a pus de Robes Noires.
    J’ai maudit les révolutions.
    J’ai maudit les Rebels.
    J’les maudis encore.
    J’croirai plus jamais à la paix.
    Il avait raison de me dire de me réveiller.
    J’suis réveillé, Joseph.
    J’arrive.
    J’allons monter l’escalier.
    La porte s’ouvrira une fois pour toutes.
    Prudent, p. 102.

     

     
  • Une idée de l’université de Michel Seymour

    Une idée de l’université de Michel Seymour

    Une coche mal taillée. Difficile de masquer le résultat de ce printemps érable qui aura fait couler beaucoup d’encre dans les médias, engorgé beaucoup de lignes ouvertes, fait résonner les casseroles dans les rues, rassemblé et divisé tant de gens autour d’une question pourtant simple qui n’a cessé de se complexifier au fur et à mesure que le conflit opposant les étudiants et le gouvernement se transformait en véritable crise sociale : doit-on ou non hausser les droits de scolarité pour la poursuite d’études universitaires ?

    Les prises de position se sont multipli . . .

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  • Une autre révolution tranquille ? : Publics et attraits du tourisme québécois

    Notre époque aime croire qu’elle a inventé le tourisme, mais peut-être n’en a-t-elle que multiplié les adeptes et les périples. Elle se berce aussi de la prétention que les touristes  d’aujourd’hui rivalisent de curiosité fiévreuse et de témérité avec Hérodote ou Livingstone, mais peut-être nos découvreurs modernes obéissent-ils souvent aux conditionnements de la publicité et se bornent-ils au dépaysement compatible avec la sécurité.

    Heureusement, deux équipes d’observateurs de l’activité touristique ont tôt fait de limiter les malentendus . . .

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  • Depuis toujours de Madeleine Gagnon

    Depuis toujours de Madeleine Gagnon

    « C’est dans cette énigme qui m’est totale que j’écris. Elle m’est de plus absolument originale. »
    Madeleine Gagnon, Femmes et écritures

    La poète, romancière et critique Madeleine Gagnon ne publie peut-être pas depuis toujours – titre de son récit1 –, mais depuis plus de 45 ans. Quand même. Elle a à son actif une quarantaine de livres. Lorsqu’en 1969 paraît le recueil de nouvelles Les morts-vivants, elle a à peine trente ans et vient d’obtenir son doctorat à Aix-en-Provence. À l’aube de ses 75 ans, elle écrit encore et continue son œuvre.

    Depuis toujours, en effet, l’ex-professeure de littérature à l’UQAM aborde les mêmes thématiques, celles des femmes, de la politique, de l’amitié aussi, de l’amour. Et puis, la liberté, la générosité, l’ailleurs. Dans chacun des thèmes, elle s’insinue année après année, elle le pénètre, le fouille, en creuse les sillons. Elle glisse doucement des femmes au féminisme, de la politique à la guerre, de la poésie à l’autobiographie.

    Pour les plus âgés, Depuis toujours rappelle leurs vingt ans, leurs luttes, leurs espoirs aussi, et leurs défaites, individuelles ou collectives, le Québec de leur enfance, le Québec d’aujourd’hui. Un véritable devoir de mémoire. Pour les plus jeunes, le livre est un voyage initiatique, aux couleurs et aux accents du passé, riche d’enseignements comme le sont les biographies des êtres d’exception.

    « En écrivant ma vie, je m’accouche de moi-même et de ma propre vie », confie l’auteure.

    Depuis toujoursLa vie de Madeleine Gagnon commence en 1938, à Amqui, là où les eaux s’amusent, en langue micmaque. La petite municipalité est située dans la vallée de la Matapédia, dans le Bas-Saint-Laurent. Là où retournait souvent l’écrivaine, car ses racines sont vigoureuses et son sens de l’appartenance, tenace. Jusqu’à la mort de ses parents, qui a donné lieu à des déchirements familiaux qu’elle n’avait pas vus venir. « Comme dans bien des familles, il y a eu des misères autour de la mort de mes parents, du testament, de la distribution des biens et des sentiments. »

    C’est à Amqui qu’elle désire que sa vie finisse. « Je n’ai qu’un seul désir : retourner à cette terre d’origine quand je mourrai. »

    Dans son récit autobiographique, Madeleine Gagnon a préféré la transparence et l’autoréconciliation. La franchise. Depuis toujours n’est pas complaisant. Bien sûr, l’auteure aura choisi parmi ses souvenirs et conservé ceux qu’elle veut exposer – ou voir éclater peut-être – au grand jour. Bien sûr, elle aura fait le tri parmi ce qu’elle veut mettre au premier plan ou pas. Bien sûr, elle gardera jalousement enfouis ses jardins secrets, qu’elle tait avec pudeur.

    Parfois, elle insiste et revient sur des événements, douloureux ou heureux, comme si elle voulait se persuader que c’est bien ainsi qu’ils se sont déroulés, comme si elle voulait être certaine que sa mémoire ne lui joue pas de vilains tours. Retours en arrière, bonds en avant ou répétitions, le récit avance en circonvolutions, ce qui colore d’autant le témoignage de cette humaniste.

    Depuis toujours va au-delà de l’anecdote et englobe l’évolution d’une nation qui sort doucement de la noirceur des années 1940, pour prendre sa place sous le soleil. Le processus est lent, parfois difficile, mais progresse inexorablement.

    Des années 1950 à l’UQAM

    L’écrivaine évoque la difficulté qu’avaient les femmes en 1950 de faire des études supérieures. Inscrite en philosophie à l’Université de Montréal, elle s’était fait servir les plates inepties d’un dominicain qui avait annoncé « qu’il ne donnerait jamais plus de 70 % au travail d’une fille, quelle qu’en soit sa valeur. […] Parce que tout le monde sait que les filles ne viennent pas en philosophie à l’université pour étudier, mais pour trouver un mari. »

    Madeleine Gagnon raconte l’exil obligé des jeunes voulant poursuivre des études de troisième cycle. Cette lacune sera comblée en 1969 par la création de l’Université du Québec à Montréal. Là où elle enseignera la littérature. « Comment savez-vous que je pourrais être intéressée par un tel emploi ? […] Les doctorats ne courent pas les rues, vous savez. » Elle travaillera avec passion à créer ce nouveau cadre universitaire. « Nous voulions inventer. De nouvelles manières de penser l’enseignement. De nouvelles façons, que nous supposions révolutionnaires, de penser le monde. »

    L’auteure participera aux grands mouvements de contestation, à d’importantes revues, littéraires ou politiques, telles Chroniques (qu’elle a fondée avec Patrick Straram), Liberté, La Nouvelle Barre du jour, Possibles, Osiris, Dérives, Estuaire, La Chambre blanche, Résistance, Urgences, Passages et Actuels.

    Madeleine Gagnon a toujours aimé étudier et elle le fera toute sa vie, suivant le conseil de ses parents : « Si tu veux étudier, et tu dois étudier, le Seigneur t’a donné une intelligence que tu as le devoir de faire fructifier. […] Il faut que tu te rendes jusqu’au bout du chemin de la connaissance que tu auras choisi… »

    Voir ailleurs si j’y suis

    L’écrivaine a toujours su qu’il lui faudrait quitter Amqui, prendre son envol dans une succession d’exils : Rimouski, Québec, Moncton, Sherbrooke, Montréal ou Paris. Ou ailleurs. Elle n’aurait pas le choix.

    C’était ce qu’elle aimait le plus au monde. « Écrire. Et partir. Voir ailleurs si j’y suis. Et l’écrire. » Même si l’ailleurs est parfois douloureux, tel qu’elle l’a vécu à son arrivée à Paris. « J’ai rarement connu aussi grande détresse et aussi grande solitude que celles qui m’étreignirent après le départ du taxi. »

    Madeleine Gagnon a aimé l’exil, comme on apprécie ce qui nous amène plus haut, plus loin. Elle a décidé au début des années 1980 de quitter le confort de l’UQAM pour l’incertitude de la création, pour la liberté. « Je songeais que le temps était peut-être venu pour moi de quitter mon poste de titulaire à l’université, la tâche étant devenue trop lourde pour ce que je voulais accomplir surtout : écrire. »

    Libre et insoumise

    « Parce que c’était elle, parce que c’était moi », raconte Madeleine Gagnon, qui dévoile aujourd’hui qu’elle vit avec une femme, elle qui a longtemps vécu avec des hommes, amoureux, maris ou amants de passage. Elle cite la magnifique phrase de Montaigne : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : ‘Parce que c’était lui, parce que c’était moi’ ».

    L’écrivaine passionnée croit en l’amour. « L’amour, c’est vouloir le bien de l’autre. Tout simplement. » Même si les ruptures font mal et que la solitude blesse parfois.

    Il y eut l’homme des années 1960, le père de ses deux garçons. Il y eut celui des années 1970, puis celui des années 1980. Chaque fois, l’auteure entre « en désamour », avant de retomber amoureuse. Et au milieu des années 1990, il y eut une femme. « Je ne suis ni hétéro, ni homo, ni trans, ni trav. Et, comme tous et toutes, je suis tout ça. »

    Dans le cycle de la vie, l’amour n’est pas éternel et les couples se défont, donnant lieu à des scènes de rupture que Madeleine Gagnon connaît trop bien. « Il s’agit d’une cassure, d’un fracas de l’être, où l’être doit admettre que ce qu’il avait chéri est devenu détestable. Fracas du désir. Mort préfigurant l’autre mort, la vraie, l’ultime au bout du passage. »

    Parmi les écrits de l’auteure, deux livres ont marqué les esprits, tout en jetant un triste éclairage sur la fin d’un millénaire peu reluisant. À la fin des années 1990, à l’occasion d’un voyage en ex-Yougoslavie, puis en Israël-Palestine, Liban, Pakistan et Sri Lanka, Madeleine Gagnon va prendre toute la mesure des horreurs de la guerre et de leur terrible impact sur les femmes. Ce sera le sujet de l’essai Les femmes et la guerre (2000) et du roman Je m’appelle Bosnia (2005).

    Au début de la soixantaine, l’écrivaine n’était pas indifférente aux horreurs que vivaient les peuples des Balkans et de l’Orient. Elle est partie à leur rencontre et a décidé de raconter leur histoire. Les deux livres ont été très bien reçus, autant en France, en Suisse qu’au Québec. « Cet accompagnement sur des terrains plus ou moins dangereux de deux femmes étonna et captiva. Nous fûmes toutes deux surprises de l’accueil enthousiasmé. »

    Madeleine Gagnon, libre et insoumise, a su et sait encore s’indigner face à l’injustice. Et le fait savoir. « Les eaux bouillonnantes souterraines surgissaient, torrentielles. Je venais d’entrer en résistance. Cela durerait longtemps. »

    Si l’auteure conserve des blessures au cœur – « Vous n’aurez jamais la maison, le jardin et le piano de vos rêves » –, elle connaît de grands plaisirs. En 1998, Amqui donne son nom à sa bibliothèque. En 1990, elle reçoit à Rimouski le prix Arthur-Buies. Et en 2002, le prix Athanase-David, plus haute distinction accordée à un écrivain par le gouvernement du Québec pour l’ensemble d’une œuvre.

     


    1. Madeleine Gagnon, Depuis toujours, Boréal, Montréal, 2013, 426 p. ; 29,95 $.

     

    EXTRAITS

    J’ai toujours écrit. Comme mes voyages en pays lointains où même traverser les territoires sans comprendre les langues m’enchante en me perdant, je ne saurais trop dire pourquoi, j’ai écrit comme on se perd dans l’étrangeté, tentant de faire advenir au sens, même obtus, ce qui vient de la nuit même du sens, ce qui n’a pas encore rencontré « les mots pour le dire », car aucun mot courant n’a encore touché cette part de l’énigme du monde.
    p. 297

    Bien sûr, au XXIe siècle, les choses ont changé. Les femmes sont plus libres, du moins dans nos contrées, mais celles qui écrivent ou peignent ou bâtissent des maisons, des ponts, des immeubles ou tout simplement pensent sont seules. […] Et les autres, tous les autres, hommes et femmes qui trouvez que j’exagère, passez votre chemin. Comme l’écrivait Francis Ponge : « Lecteur, si tu m’as suivi jusqu’ici, je te baise sur la bouche. »
    p. 362

    Montréal de la liberté, je la connus quelques années plus tard quand je vins y résider pour étudier d’abord. Pour y vivre par la suite. Cette liberté de Montréal, j’eus beau séjourner en plusieurs capitales, métropoles, villes ou villages du monde, je ne la trouvai jamais autant que là.

    Liberté Montréal, peut-être tout simplement parce que je l’avais choisie, le choix d’une personne ou d’un lieu étant la clé de voûte du bonheur renouvelé de la rencontre.
    p. 62

    Je vois maintenant que les guerres lointaines et étrangères furent, à mon insu d’abord, une façon de comprendre, d’acclimater si je puis dire, les petites guerres toutes proches qui se vivaient au sein de la famille – au plus intime de nous-mêmes. Il aura fallu le déclin, puis les agonies conjointes, puis enfin la mort de nos deux géniteurs, mère et père, pour que le brasier des passions mortifères s’allume. Les guerres surgissent toujours d’une mort annoncée.
    p. 393

    Nous étions toutes ensemble, les vivantes et les mortes, nous toutes, femmes écrivains de ce qu’on a appelé le mouvement des femmes. […] Nous nous promenions, en groupe ou deux par deux et même seules pour quelques-unes. […] Parmi les femmes d’avant, marchant plus lentement que les autres parce qu’en allées depuis longtemps, je reconnus George Sand et Colette, étonnées toutes deux d’être au même jardin en même temps. Puis, les deux Marguerite, Yourcenar et Duras, qui discutaient fort et qui rigolaient. Virginia Woolf, elle, était toute seule.
    p. 413

  • Hollywood Story à la façon de Fabrice Colin

    Hollywood Story à la façon de Fabrice Colin

    Décidément, on ne sort jamais déçu de la lecture d’un roman paru chez Sonatine. Et ce n’est pas Blue Jay Way1 qui trahira cette impression plus que favorable. Pourtant, c’est bien connu, tant d’écrivains français se sont cassé les dents à tenter d’écrire ze roman américain.

    Le Français Fabrice Colin, ici plus proche parent de Brett Easton Ellis ou de James Ellroy que d’une Fred Vargas, arrive avec une maestria étonnante à échafauder un scénario trompe-l’œil tordu dont semblent avoir le secret des cinéastes du calibre . . .

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  • Des zombies et des hommes

    Des zombies et des hommes

    En 2013, les zombies sont partout. Pas seulement dans les jeux vidéo, à la télévision, au cinéma, dans les bandes dessinées ou sur le Web. Ils font également leur apparition au rayon « essais » des librairies. Trois auteurs québécois ont participé au mouvement.

    Chez les Anglo-Saxons, le phénomène n’a rien de nouveau : des essais universitaires tout à fait sérieux sont consacrés à la figure du mort-vivant anthropophage depuis quelques années. Outre-mer, l’ouvrage de 2009 de Julien Bétan et Raphaël Colson, Zombies !, qui vient de susciter une nouvelle édition augmentée, est en voie de s’imposer comme une référence. Au départ, le zombie intéressait les chercheurs en tant qu’icône du cinéma d’horreur. Puis, à l’ère des zombies walks, l’engouement populaire pour ces cadavres ambulants est devenu un véritable phénomène de société. Jusqu’à tout récemment, le Québec était peu touché par la déferlante zombie. Or, avec la parution coup sur coup des ouvrages de Maxime Coulombe, d’Amélie Pepin et de Vincent Paris, force est d’admettre que la contagion a gagné la Belle Province.


    Zombie or not to be

    Des trois ouvrages, c’est Petite philosophie du zombie1 qui présente la plus solide armature théorique. Sociologue et professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université Laval, Maxime CoulombePetite philosophie du zombie s’intéresse aux zombies après s’être penché sur l’imaginaire du post-humain et sur l’univers vidéoludique. S’appuyant sur Kant, Bakhtine, Freud, Warburg, Lacan et Agamben notamment, l’auteur se sert du zombie comme d’un Virgile, c’est-à-dire d’« un guide pour regarder notre société occidentale ». S’ouvrant et se concluant par une scène typique – mais tout à fait inutile – d’un film de zombies, Petite philosophie du zombie promène un regard intelligent sur les morts-vivants et la possibilité, par leur entremise, de « penser par l’horreur ». Certaines affirmations sont discutables, par exemple lorsque l’auteur soutient que « […] Orgueil et préjugés et zombies de Seth Grahame-Smith, largement inspiré du roman de Jane Austen, a connu, malgré sa médiocrité, un succès planétaire ». Non seulement l’auteur émet-il un jugement à l’emporte-pièce, mais il omet d’expliquer que le livre de Grahame-Smith relève de la technique du mash-up, détournement créatif d’un classique littéraire. Jules Verne, Lewis Carroll et Franz Kafka ont eux aussi subi le même traitement. Ce n’est pas la seule entorse du genre. Le livre de William Seabrook (orthographié à tort « Seebrook »), The Magic Island (1929), est qualifié de roman, alors qu’il s’agit d’un document ethnologique. Ces réserves exceptées, le livre de Coulombe reste assez lumineux. « Il n’est de zombies, écrit l’auteur, que sur fond de représentations apocalyptiques de villes en ruines, dévastées. » Guerres bactériologiques, tsunamis, pandémie de SARS ou de H1N1 – le zombie est un puissant symbole de nos grandes inquiétudes.


    Des histoires à mourir debout

    pepin zombie

    Dans son roman Le protocole Reston (Coups de tête, 2009), Mathieu Fortin décrit les efforts d’un professeur de cégep pour repousser une horde de zombies. Geste prémonitoire ? Zombie, Le mort-vivant autopsié2 et Zombies, Sociologie des morts-vivants3 sont tous les deux l’œuvre d’enseignants au collégial. Dans le premier ouvrage, Amélie Pepin part du principe que le zombie n’est pas un phénomène de mode, mais qu’il correspond à des peurs très anciennes tapies en nous. Un premier chapitre esquisse un portrait du zombie à partir de ses origines religieuses, mythologiques et folkloriques. Les trois chapitres suivants se concentrent chacun sur un film-culte : White Zombie (1932) de Victor Halperin, Dawn of the Dead (1978) de George A. Romero et 28 Days Later (2002) de Danny Boyle. Entre les chapitres, Pepin a inséré une rubrique « Un peu de cinéma » dans laquelle elle énumère et critique sommairement une sélection de films de zombies. Liant la fascination paris zombiespour les morts-vivants avec les trois peurs universelles que sont la mort, la fin du monde et la déshumanisation, l’auteure insiste moins que Coulombe sur le caractère foncièrement apocalyptique du zombie. Elle émet un parallèle pertinent avec les westerns, mais sans élaborer. À part un usage lassant de la formule « Traduction libre » à la fin des citations, son livre se lit comme il a sans doute été écrit : vite et bien.

    Il en va autrement de l’ouvrage de Vincent Paris, qui affirme avoir écrit « [c]et essai de sociologie sur les morts-vivants […] pendant le mouvement de contestation étudiante de 2012 ». Pour être gentil, on pourrait dire que seule la dernière partie de cet énoncé paraît exacte. Qualifier cet ouvrage d’« essai de sociologie » est en effet exagéré. À part quelques définitions générales mal intégrées au propos principal, le livre de Paris n’a de sociologique que le titre. Les anecdotes divertissantes abondent, que ce soit au sujet de la « Zombie Research Society », qui réunit aux États-Unis des psychiatres, des politologues et des biologistes, ou encore à propos de Rick Genest, alias « Zombie Boy », ce jeune homme originaire de Châteauguay dont le corps est à 80 % tatoué d’un squelette. Or, sur le plan argumentatif, le livre de Paris accumule les maladresses. Par exemple, la question « D’où sortent les morts-vivants ? » est posée trop tard (p. 83). D’un rapprochement boiteux avec l’affaire Magnotta à la déformation du titre du roman (incontournable ici) de Richard Matheson, I am Legend, rebaptisé I am a Legend, du manque de méthode à l’absence d’une réelle prise de position, cet essai nous laisse sur notre faim, même si l’humour dont l’auteur fait preuve nous rend ce dernier sympathique. La préface de Nicolas Dickner et les illustrations de Kevin Massé sont toutefois une plus-value.

     


    1. Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, Presses Universitaires de France, Paris, 2012, 152 p. ; 24,95 $.
    2. Amélie Pepin, Zombie, Le mort-vivant autopsié, Les Intouchables, Montréal, 2013, 123 p. ; 14,95 $.
    3. Vincent Paris, Zombies, Sociologie des morts-vivants, XYZ, Montréal, 2013, 163 p. ; 21,95 $.
    4. Ibid., p. 18-19. 

     

    EXTRAITS

    Le zombie représente la mort, certes, mais il est également un amalgame des instincts primitifs de l’être humain, tout ce que l’homme tente de refouler. Devenir un zombie signifie à la fois mourir et se voir imposer une errance sans fin dans un corps privé de sa dignité, de son autonomie, bref de son humanité.
    Amélie Pepin, Zombie, Le mort-vivant autopsié, p. 45.

    [L]e zombie, en revenant à la vie, nous force à regarder l’un des grands tabous – peut-être le plus grand – de notre époque : la mort. Si notre époque ne sait plus donner sens à la fatalité et préfère la dénier, la refouler, plutôt que d’en faire une partie et une condition de la vie, le zombie, comme une singulière ironie, comme une vengeance ridicule, incarne ce retour d’une mort insensée et vide. Il nous confronte à ce que nous préférons ne pas voir, et nous amuse en représentant le franchissement d’un interdit. Si notre culture fantasme et s’obsède d’un corps maîtrisé et lisse, jeune et beau, le zombie répond de sa chair horrible et grouillante.
    Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, p. 14.

    Entre le zombie haïtien et le zombie de Romero, il y a, littéralement, un monde. Le zombie n’est plus un vivant que l’on prendrait pour un mort, mais bien l’inverse : il est un mort paraissant vivant. Un presque-vivant. Il erre désormais sans but, laissé à lui-même. Le zombie est toujours cette créature sans esprit, lente et bête, mais désormais sans guide. Il ne sort de son apathie qu’en présence d’un humain, ce n’est qu’alors que son ultime, que sa plus simple volonté surgit : dévorer les vivants.
    Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie, p. 26.

    […] Zombie Boy, en incarnant le mort-vivant, lance une injonction paradoxale qui va à l’encontre du bon sens : je suis mort et je suis vivant à la fois.
    Vincent Paris, Zombies, Sociologie des morts-vivants, p. 82.

  • De la république en Amérique française

    L’ironie veut que cette anthologie de textes républicains1 surgisse au moment où Stephen Harper s’emploie à rapetasser le lien vermoulu entre le Canada et la Couronne britannique.

    Antagonistes dans leurs visées, les deux initiatives se disputent le passé : Harper agit comme si le Canada regrettait le bonheur de sa soumission à l’Empire, tandis que quatre chercheurs – Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey, Stéphane Kelly et Samuel Trudeau – tirent du même passé la preuve que l’idée républicaine vit depuis longtemps au Québec d’une vie drue.

    Libéralisme et république

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  • Cœurs supérieurs, Lac-Mégantic, le mardi 23 juillet 2013

    Des photos. Beaucoup de photos. De jeunes hommes. Tous souriants. Tous confiants.

    Des cœurs. Beaucoup de cœurs. Des cœurs de papier de toutes les couleurs. Pour une communauté frappée par le plus grand malheur. Le malheur de voir ses enfants anéantis et les larmes des parents vaporisées par les flammes de l’enfer.

    Et des mots. Beaucoup de mots écrits sur tous les cœurs épinglés aux grands tableaux dressés face au chœur dans l’église Sainte-Agnès, dont les portes s’ouvrent sur le désert noir du plus profond désespoir. « Dieu n’est pas responsable » est écrit sur un des cœurs. S’Il ne l’est pas, qui le sera ? La bêtise humaine, tout comme la cruauté, est insondable. Infinie. Éternelle.

    Ici, la mort et la naissance sont toujours au rendez-vous. À mon rendez-vous. En cette ville de mes premières cuites mémorables, de mes premiers poèmes hallucinés écrits en 1969 à la source de la rivière Chaudière, adossé à ma moto Honda 125 Scrambler. À deux pas du funérarium où j’ai veillé, quelques années plus tôt, la burka de bois de Nelly Arcan. Là même où j’ai écrit, tout près du parc maintenant calciné, le vendredi 2 octobre 2009, dans un moment de synchronicité prémonitoire : « Je descends la rivière étranglée entre les érablières en flammes1 ».

    Nous sortons de l’église, Charlotte et moi, chargés d’un chagrin indicible et de la sourde colère que nous percevons ici et là dans les regards graves des braves gens du pays. Sur le parvis, il pleut des cordes. Un à un, les parapluies s’ouvrent. Dorénavant les larmes suivront leur chemin sur les visages qui regardent, droit devant eux, les ruines calcinées.

    Sous la pluie battante nous observons un attroupement soumis à la troublante désolation, à la fois muet et atterré. C’est alors que, sur ma gauche, je remarque l’idiot du village qui me dévisage de son long regard ahuri… Stupéfait, je reconnais l’importun qui me suivait, pas à pas, dans le vestibule du funérarium, le 2 octobre 2009, en posant cent questions étranges à un étranger de passage alors que je scrutais, étranglé par l’émotion, « un tableau sur lequel sont épinglées des photos de Nelly Arcan : ses premiers pas, sur son tricycle, à l’école, en patins… Avec partout son sourire aux lèvres minces dans ce qui m’apparaît être une enfance heureuse et sans histoire2 ».

    Je baisse la tête en prenant une profonde respiration. Comme Charlotte connaît mon langage corporel, elle tire sur la manche de mon ciré pour me sortir de mon « songe de chagrin idiot » (Rimbaud). En quittant le parvis, nous voyons les larmes se confondre à l’eau qui s’écoule vers le trou noir où s’agitent de courageux volontaires à la colère rentrée. D’un pas rapide nous nous éloignons de tous ces maux : il y en a trop en ces lieux hantés par ma mémoire.

    Dans une lente théorie d’autos embuées, nous quittons le centre-ville dévasté pour ensuite arrêter au cimetière afin de nous recueillir sur la tombe de Nelly Arcan, seule et bien à l’étroit parmi les gisants souterrains. Près du Calvaire, le cœur gros, nous méditons sur cette pauvre fille qui repose sous nos pas, qui a connu la gloire merdique et médiatique, celle-là même qui a planifié soigneusement sa chute avant sa mise à mort. Nous pensons à la femme au talent gâché par la nature qui n’est jamais la vie, mais une interminable prostitution. Nous soupirons sur l’écrivaine bouffée par la cruauté dérisoire de l’apparence et la dictature d’un monde décervelé. Enfin, nous nous interrogeons sur l’équivoque pays québécois qui veut être reconnu par le monde entier sans respecter au préalable ses auteurs, dont les manuscrits sont de magnifiques enluminures sur lesquelles viennent s’essuyer les bottes boueuses des Chicago Boys et autres laudateurs du money talks. Peut-être existe-t-il, en une autre réalité zébrée de rêves généreux, un cœur supérieur qui pourra libérer l’humanité de l’horrible dictature de l’échange matériel ? Un cœur supérieur dont la grâce occupera tous les pays québécois maintenant en pleine anomie, tout le Québec acculturé monté dans un train en route vers un nouveau désordre mondial peuplé d’insignifiants électrons libres soumis au culte de l’éphémère ?

    Maintenant il pleut doucement sur ma mémoire troublée. Puis je lève les yeux pour m’arrêter, au fond du cimetière, sur des monuments ornés des tributs floraux de récentes funérailles et, surtout, des lots vacants et bien entretenus qui recevront bientôt les futures cendres des enfants du pays morts en vain, morts pour rien. Morts d’un pays étrange en Amérique du Nord, peuplé par les derniers anges charnels et civilisés d’un continent toujours avide de la piastre à faire avant l’apothéose de la culture destroy. Puis je vois enfin les grands pins majestueux au-dessus desquels le peuple québécois souffre sous le souffle brûlant des cannibalistes mangeurs d’âmes en livrée toute libérale, comme il se doit au pays des dormants pourris sous des rails fissurés sur lesquels des trains d’enfer sont toujours en route pour l’enfer.

    C’est ainsi que les salauds radieux en costume-cravate Armani disparaissent dans la nuit noire du pétrole, en fuite et failli comme il se doit, mais en emportant la grande comme la petite caisse vers d’autres paradis fiscaux tandis que plus de quarante jeunes gens, beaux et souriants, se bousculent à la porte d’un autre paradis où saint Pierre s’étonne de les voir apparaître si tôt… avec des cœurs calcinés. Enfin nous quittons la ville où, dans une nuit de juillet, le Ciel s’est marié avec l’Enfer.

    À Nantes, sur le chemin du retour, des wagons-citernes rescapés de la géhenne gisent, bien innocents mais toujours menaçants. Comme une rangée d’énormes oiseaux noirs, ils attendent, immobiles, de foncer sur des proies déjà crevées… ou en voie d’extinction.

    Un esprit chagrin a écrit un jour que « toutes les routes mènent à ce vaste cimetière que l’on appelle la Terre, celle qui a vu tous les pleurs et toutes les souffrances après avoir bu le sang de toutes les batailles ». Mais une planète pleine de vie mérite plus que cette nature défectueuse gérée par des imbéciles heureux, insouciants et irresponsables.

    Maintenant nous savons que le Québec est toujours à l’heure dans ses malheurs. Reste à le libérer de la nature même de ses malheurs.

     


    1. Renaud Longchamps, Dans la nuit noire et blanche, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2012, p. 137.
    2. Ibidem, p. 133.

  • Pardonnez-moi ce long silence : Correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence

    Pardonnez-moi ce long silence : Correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence

    Ce titre s’inspire d’une formule récurrente dans la correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence, les deux femmes s’excusant régulièrement d’avoir mis plusieurs mois avant de répondre. Cela nous rappelle qu’en plus d’être une écriture de l’intime, la correspondance témoigne aussi du rapport au temps.

    Si le temps manque aux deux épistolières qui s’écriront une trentaine de lettres de 1976 à 1983, il n’en demeure pas moins qu’elles créent un riche espace de quotidienneté, d’émulation et de possibles amitiés. Parcourant leur correspondance réunie par Paul Socken, Entre fleuve et rivière1, on se prend à se demander si les auteurs de ce début de XXIe siècle laisseront quelque chose de similaire en héritage.

    L’espace-temps de la correspondance

    Son ancrage dans le moment présent fait de la correspondance un espace particulier pour explorer la quotidienneté. Gabrielle Roy remercie d’ailleurs Margaret Laurence pour « tous ces détails simples et charmants sur [sa] vie quotidienne » qui colorent ses lettres. Il est vrai que les lettres de Margaret Laurence s’intéressent aux détails du quotidien et revendiquent le coq-à-l’âne : « Oserons-nous passer du sublime au ridicule ? […] Bien sûr, pour faire ça dans un roman ou un article, il faudrait ménager les transitions requises, ou du moins s’efforcer d’entrelacer les différents tons de façon à ne porter préjudice à aucun. En tout cas, ceci est une lettre à une amie et vous saurez faire la transition ».

    Comme le démontre ce commentaire, l’échange devient aussi un espace d’émulation marqué par leur préoccupation réciproque pour le travail d’écriture. Elles abordent leurs vies intellectuelles, l’évolution de leurs carrières et leurs publications respectives. Si Gabrielle Roy fait souvent preuve d’une étrange modestie devant le travail de Margaret Laurence – « comme vous êtes jeune, avec pourtant tous ces livres remarquables derrière vous » –, l’une et l’autre se reconnaissent clairement comme des pairs. Si cette appartenance au même monde professionnel permet les premiers contacts, l’amitié apparaît rapidement comme un thème important.

    Rappelons que Margaret Laurence et Gabrielle Roy ne se sont croisées qu’une seule fois lors d’un colloque en février 1978. Ce n’est donc pas dans l’angle mort de la correspondance que naît l’amitié, mais dans l’écriture même. Cela pourrait d’ailleurs faire réfléchir ceux qui décrient de façon unidimensionnelle les nouvelles communications technologiques sous prétexte qu’elles donnent naissance à de « fausses amitiés ». L’humanité n’a tout de même pas attendu les réseaux sociaux pour entretenir des relations émotives à distance !

    Après les premières lettres où perce un enthousiasme pour la plume de leur vis-à-vis, il est émouvant de sentir poindre ici et là les premiers signes d’amitié, entre autres dans l’inquiétude que Margaret Laurence témoigne quant aux problèmes que traverse sa correspondante. Dans une lettre très courte, datée du 19 février 1979, Gabrielle Roy écrit : « Je suppose que votre numéro de téléphone est confidentiel. Voudriez-vous me le donner, Margaret ? Un jour, il se pourrait que j’aie un grand besoin de vous parler ». Cette chute vibrante heurte le lecteur et souligne, plus que n’importe quelle autre lettre, jusqu’à quel point cette relation presque exclusivement épistolaire a donné naissance à un attachement profond.

    Le temps accéléré, l’espace rétréci, la mémoire trouée

    S’il y a une constante propre à notre époque et à celle que décrivent Laurence et Roy, c’est que le temps nous manque. Margaret Laurence s’en plaint souvent. Elle affirme qu’il lui a fallu plus d’un mois pour passer à travers une grosse boîte « d’invitations à aller parler ici et là ». Après m’être étonnée qu’on puisse lancer par courrier régulier une telle invitation, je m’en suis voulu de ce réflexe stupide qui trahit mon âge : je n’aurai jamais été invitée où que ce soit autrement que par courriel…

    Bien que le temps nous manque toujours, le rythme a changé. Je commence moi-même nombre de messages par une version moderne de « Pardonnez-moi ce long silence », mais c’est généralement parce que j’ai laissé traîner quelques jours, au plus une dizaine. L’étiquette actuelle de la correspondance tolérerait mal qu’on laisse passer des mois comme le faisaient les deux écrivaines.

    On dit que nous n’avons jamais autant communiqué par écrit, et dans nos nouvelles formes épistolaires, nous documentons le quotidien, nous créons des amitiés (quoi qu’en disent les esprits chagrins) et nous nourrissons un puissant réseau d’émulation intellectuelle et artistique. Est-ce à cause de l’abondance de ces échanges que nous semblons si peu préoccupés par leur conservation ? Pour ma part, je ne garde presque rien des dizaines d’échanges écrits que j’entretiens chaque jour.

    Lisant Laurence et Roy, j’ai pensé à ce merveilleux message que Fanny Britt m’a envoyé ce printemps et que j’ai pris dans une station-service au bord de l’autoroute. Je l’ai lu en diagonale et, séduite par ses fulgurances, j’y ai répondu sur-le-champ comme l’exige l’air du temps : une ligne pour dire que je n’avais pas le temps de répondre. Voilà qui est efficace ! Comme si me rendre à destination m’aurait obligée à écrire : « Pardonne-moi ce long silence (de deux heures)… » S’en est suivi un échange qui traite de création et témoigne un peu de qui nous étions en ce printemps 2013. Cette correspondance est privée, mais je peux imaginer que dans quelques années quelqu’un qui s’intéresserait à l’œuvre de Fanny verrait là une trace intéressante. Or, cet échange a eu lieu par la messagerie de Facebook et il est probable que le ventre de la bête le digère un jour sans laisser de traces.

    Nous n’avons peut-être jamais autant écrit, mais jamais autant dans l’éphémère. Si Fanny Britt m’avait lancé une invitation aussi passionnée par courrier régulier, je l’aurais glissée dans un classeur sans me poser de question. Sous sa forme actuelle, elle exigerait de moi que je pose un geste conscient d’archivage pour sortir l’échange de sa plateforme éphémère et le transplanter dans un lieu plus sécuritaire. Que je manipule le contenu pour créer notre trace, dans la conscience que je crée notre trace.

    À Margaret Laurence qui promet une vraie lettre subséquente après avoir envoyé une note plus courte, Gabrielle Roy répond : « Je me demande ce qui constitue dans votre esprit une ‘vraie lettre’. » Ainsi, il me semble que ceux qui s’inquiètent de la persistance de la vraie correspondance dans le nouvel univers technologique font fausse route. Les relations épistolaires sont en mutation, mais bien actives. Elles survivront. Mais laisseront-elles encore des traces ? J’ai trop de respect pour ces formes littéraires du quotidien pour imaginer que celles de ma génération ne méritent pas de perdurer quelque part.

     


    1. Sous la dir. de Paul Socken, Entre fleuve et rivière : Correspondance entre Gabrielle Roy et Margaret Laurence, traduit de l’anglais par Dominique Fortier et Sophie Voillot, Des Plaines, Saint-Boniface, 2013, 21,95 $.

     

    EXTRAIT

    [P]ouvez-vous le croire, l’espace d’un instant j’oublie tous les soucis domestiques, je me berce doucement en regardant le fleuve puissant, les superbes montagnes et la frêle silhouette de mon merle tout seul dans la pénombre grandissante. Ah, c’est d’une telle beauté ! Comment se fait-il que nos cœurs soient si rarement capables de l’absorber tout entière ? Une si grande partie de notre vie se passe à lutter, lutter, lutter.
    Lettre de Gabrielle Roy, 4 juin 1977, p. 65.

     

  • La Petite Poule d’Eau : Heureux les cœurs purs

    La Petite Poule d’Eau : Heureux les cœurs purs

    Je rappelle d’emblée que La Petite Poule d’Eau1 ainsi que l’œuvre entière de Gabrielle Roy sont celles d’une Canadienne française comme il n’en existe probablement plus, pas même au Canada. C’est rappeler du même souffle que l’universalité d’une œuvre résulte non seulement de ses qualités proprement littéraires, mais tout autant de son puissant ancrage dans une identité singulière et une réalité particulière.

    1950 Roy Gabrielle Beauchemin la petite poule d'eauLu une première fois, en 1951, soit quelques mois après sa parution, ce roman avait marqué ma mémoire par la belle histoire qu’il raconte, comme c’est très souvent le cas quand on a seize ans et qu’on est peu instruite, encore moins cultivée. À 78 ans, c’est un tout autre roman que j’ai lu.

    L’histoire

    Aussi, je résumerai rapidement cette histoire pour m’attarder sur les autres qualités de ce roman, le deuxième de Gabrielle Roy.

    La famille Tousignant habite dans un coin éloigné et déserté du Manitoba, une île appelée « La Petite Poule d’Eau », située au milieu de la rivière du même nom. Pour l’atteindre, après avoir quitté Rokerton, il faut se rendre en charrette ou en voiture, une longue randonnée sur une route cahoteuse, jusqu’à « La Grande Poule d’Eau », rivière à traverser en canot, puis marcher un bon demi-mille sur une île située entre La Grande Poule d’Eau et La Petite Poule dEau, franchir celle-ci en canot, parfois à la nage.

    Voyage long et épuisant, souvent dangereux qu’entreprend chaque année, aller et retour, Luzina Tousignant. Elle se rend à l’hôpital de Sainte-Rose-du-Lac, le village francophone le plus proche, pour y mettre au monde un nouveau bébé.

    Elle profite de l’occasion pour entretenir de vieilles amitiés, faire réparer outils et ustensiles et acheter de petits cadeaux pour sa famille. Elle considère ce voyage annuel comme étant ses vacances.

    Luzina est une mère aimante, soucieuse du bien-être et de l’avenir de ses enfants. À son grand dépit, ceux-ci n’ont pas accès à l’éducation scolaire en raison de leur éloignement géographique. À la suggestion de son mari Hippolyte, elle s’emploiera corps et âme à la réalisation d’un ambitieux projet : la création d’une école et la venue d’une institutrice. Elle en fait la demande au gouvernement de la province, qui y acquiesce, les enfants Tousignant étant en nombre suffisant pour justifier la tentative.

    Roy Gab Petite poule d'eau

    Hippolyte construit la petite école et deux maîtresses et un maître, dont le salaire est payé par le gouvernement, se succéderont, inculquant le goût irrépressible du savoir à ces enfants passionnés par l’apprentissage et la connaissance.

    Si bien qu’ils quitteront tour à tour père et mère pour faire des études supérieures dans les couvents et collèges francophones du Manitoba.

    À la fin, devenue vieille, emmurée par le long et dur hiver, Luzina enseigne elle-même la lecture, l’écriture et le calcul à sa petite dernière, née longtemps après les autres, et écrit de longues lettres à ses plus vieux.

    J’ai alors cru le roman terminé, d’autant plus que j’avais complètement oublié l’histoire de la deuxième partie que Gabrielle Roy a cru bon d’y ajouter. Intitulée « Le capucin de Toutes-Aides », elle est composée de dix chapitres. Il s’agit du récit, heureusement intéressant, des activités du père Joseph-Marie, un capucin belge et polyglotte qui se dévoue aux habitants de la région, immigrés originaires de tous les pays du monde. Ce capucin est le prêtre qui une fois par année se rend chez les Tousignant pour les confesser, leur donner la communion, dire la messe, jaser avec eux de ce qui se passe ailleurs. Cette visite annuelle est le lien, ténu, qui unit les deux récits.

    Littérature

    L’expérience de Gabrielle Roy est littérature. Toute son œuvre en témoigne éloquemment. Déjà dans La Petite Poule d’Eau, le roman est Gabrielle Roy, non pas seulement de Gabrielle Roy.

    Tout, néanmoins, est création dans cette œuvre : l’histoire, les personnages, les thèmes, la manière.

    Malgré sa construction déficiente, tout l’art de Gabrielle Roy est à l’œuvre dans La Petite Poule d’Eau. Rien n’arrive, ne paraît avoir lieu, si ce n’est que chaque heure dans la vie des Tousignant devient matière à récit, chaque geste, un événement, le bruissement du vent, la couleur des roseaux, l’odeur de la verdure humide, une grâce. Tout résonne et vibre. Un mot résume le roman : bonheur. Pas celui, mièvre, de la satisfaction des besoins et des désirs, de l’attendrissement facile pour les peines d’autrui, du contentement de soi. Mais bel et bien
    celui de la formidable puissance de la joie qui défie toutes les adversités, lutte contre elles sans amertume, avec une fermeté inébranlable, simplement parce que les personnes qui, telle Luzina, douées de cette vertu, celle des cœurs purs, font confiance à la vie, s’y abandonnent et s’en émerveillent.

    Remarquable écrivaine, Roy est littérature. Et, fait extrêmement rare, elle construit son œuvre sur la mise en scène et en lumière des bontés et des beautés de l’existence, et non sur ses violences et autres abominations. Elle n’en cache pas pour autant les blessures et les mesquineries, mais elle montre dans le même souffle le courage et le don de soi qui en viennent toujours à bout.

    Seul Alexandre Chenevert, du nom du personnage de son troisième roman, fait exception, avec le récit détaillé de la vie quotidienne et banale, triste, ennuyeuse et ennuyante d’un petit employé de banque, homme angoissé qui, en dépit de sa misanthropie et de son inertie, porte tous les malheurs du monde sur ses faibles épaules jusqu’à s’en rendre malade. Pourtant, même cet homme sans ressort, qui maudit sans cesse Dieu et les hommes, finira sur son lit de mort par se réconcilier avec ces derniers, en découvrant leur bienveillance et leur solidarité à travers la sympathie que lui manifestent ses visiteurs, collègues et autres voisins.

    C’est dans cette fin du roman qu’on retrouve la « manière » Roy, caractérisée par sa compréhension amicale des êtres humains.

    Gabrielle Roy conçoit des personnages qu’elle aime et qu’elle nous fait aimer. Il n’en est aucun dans La Petite Poule d’Eau qui ne suscite un sentiment de profonde affection, à tout le moins d’acceptation de ce qu’il est, parce que le lecteur les voit avec le regard magnanime de leur créatrice. Ce sont des gens simples d’une époque révolue dans lesquels l’individu contemporain ne saurait reconnaître ni son monde ni lui-même. Or, c’est une force du roman, ces personnages en tout point désuets apparaissent sous la plume de Roy si pleinement humains que leur vérité transcende le temps et l’espace, pour devenir vérité universelle à laquelle il est facile d’adhérer.

    Et ce n’est pas un paradoxe. Ce sentiment d’altérité et d’identité est celui-là même éprouvé par Luzina, qui considère les « Anglais », ainsi nomme-t-elle les Canadiens, comme des étrangers antipathiques, tout en leur concédant des qualités communes aux siens.

    Gabrielle Roy de Nicole Guillemette
    Hommage à Mme Roy (36 x 60 po) de Nicole Guillemette

    Mieux, ce sentiment est l’axe même de la personnalité de l’écrivaine. Il est le fondement de son œuvre. C’est toutefois dans La détresse et l’enchantement qu’elle l’exprime avec le plus de force et une grande maturité. C’est celui partagé en ce temps-là, et peut-être encore aujourd’hui, par la majorité des Canadiens français.

    Dans un monde où tout un chacun croit pouvoir devenir écrivain, et où devient de plus en plus rare la littérature, tant elle est confondue avec l’exhibition de « son moi », la lecture de La Petite Poule d’Eau peut remettre les choses à leur juste place. Dans ce roman comme dans l’intégralité de son œuvre, Gabrielle Roy montre par l’exemple que toute histoire n’est bonne à raconter que si, et seulement si, le style, plus précisément la « manière », c’est-à-dire ses qualités d’intelligence, de sensibilité, d’émotion, d’évocation, d’invention, d’écriture la dépassent pour atteindre l’universalité de l’une ou l’autre des conditions humaines d’être.

    Telle est l’exigence de la littérature. C’est celle à l’œuvre dans La Petite Poule d’Eau.

     


    1. Gabrielle Roy, La Petite Poule d’Eau, Beauchemin, Montréal, 1950, 272 p. ; « Boréal Compact », Boréal, Montréal, 1993, 271 p.

    Nicole Guillemette peint depuis une vingtaine d’années. On peut voir ses œuvres à son espace créatif, L’Atelier du chat bleu, au 716 de la rue Lambert à Leclercville. Visite virtuelle : atelierchatbleu.blogspot.ca

  • Les routes d’Altamont

    Les routes d’Altamont

    « Dans ces collines si peu fréquentées y aurait-il eu deux routes : l’une, légère et heureuse, en parcourant les sommets ; et une autre, inférieure, au bas des contreforts, qui n’aurait fait que côtoyer, sans jamais y entrer, le petit pays secret. »
    Gabrielle Roy, La route d’Altamont

    La route d'AltamontLe temps est à l’automne. Vents et bourrasques d’eau. Après mai, juin n’en finit plus de pleuvoir, et l’on a l’impression que le ciel ne se videra jamais de ses nuages, que la terre ne tourne pas, ne tournera jamais assez vite pour distancer cet amas de brumes stagnantes. Les collines broussailleuses d’Altamont, ce matin, se superposent à l’immense colline où repose ma maison, entourée de sapins, d’épinettes et de cèdres dont l’étrange lumière verte, mêlée à celle des vieux érables, se répand sur ma table de travail, puis sur le tableau de William Kurelek, d’un vert d’avant l’orage, ornant la couverture de La route d’Altamont. Vert et vert se confondent, l’un de clarté, l’autre d’ombrage, créant la couleur particulière de ce jour où il me faut écrire ce qui, de ce texte qui me parle trop de moi et m’en parle si bien, penche du côté de la lumière ou de l’égarement.

    Devant moi, s’ouvrent plusieurs routes, qui toutes mènent à Altamont, l’une où se tient ma mère, l’autre où se tient mon père, l’une où je meurs, l’autre où je prie, l’autre où s’élève un arbre au milieu du gravier, un pommier ployant sous la lumière d’août, l’une enfin où je doute, seule au quatre-chemins, ainsi que l’est quiconque devant ces croisées inconnues et sachant que nul Dieu n’existe.

    Commence par ce qui fait le plus mal, me dit Évelyne, la mère de la narratrice, Gabrielle-Christine. Commence par ces « désirs tragiques de perfection [qui] hantent certaines jusqu’à la fin ». Fais vite avant que les routes s’effacent et ne deviennent de ces « routes où l’on se perd absolument », de ces routes qui disparaissent si on les emprunte quand le corps fléchit. Commence avec ce qui fait mal, poursuis avec ce qui déchire.

    L’autre où s’élève un arbre au milieu du gravier, un pommier ployant sous la lumière d’août…
    Il y a sept mois exactement, je suis revenue vivre, et probablement mourir, dans les paysages de mon enfance, parce qu’il m’était trop douloureux de penser que je ne reverrais pas le pommier, parce que la perspective de mourir ailleurs que sous cet arbre aurait transformé ma fin en une fin amère, ma vie en une vie ratée. Le sourire qu’affichera ma dépouille était à cette condition.

    C’est de ce mal que souffre Évelyne, de cette certitude que le pommier mourra sans elle et qu’elle n’en goûtera plus les fruits. Devant elle, la plaine s’étale, où elle cherche désespérément quelques collines. Et toutes ne sont que mirages, impropres à accueillir le poids du corps qui voudrait s’y coucher, impropres à promettre la brève résurrection que permettrait la réapparition des collines dans le bouleversement de la plaine, « où l’on verrait des éboulis, une masse de rocs chauves, d’autres recouverts d’un peu de mousse ». Même Altamont, même Altamont ne possède pas ce pouvoir, qui ne ressuscite la joie que le temps de rappeler à la mémoire qu’elle n’existe réellement qu’en d’autres collines. Même Altamont, même Altamont s’efface, s’engouffre en ces « routes que l’on perd absolument », puisque Altamont est un mirage, un désir se refusant aux regards ne l’ayant créé que pour se donner l’illusion que l’enfance pouvait rejoindre l’exil. Mais « au vrai, cette route d’Altamont, elle était comme un songe », basculant sur cette crête étroite où le rêve oscille au gré de l’inclination du souvenir à se repaître de faux-fuyants.

    L’une où je meurs…
    Sur la route où je meurs, il y a un tableau champêtre, semblable à celui dans lequel Évelyne grimpe sur l’une des collines d’Altamont, « petite silhouette diminuée par la distance, toute chétive, extrêmement seule sur la pointe avancée du roc », un tableau dont la perfection tient au tracé définitif des derniers mouvements. Il y a cette préfiguration de la fin, où la sauvageté de l’âme fait corps entier avec le roc, où il n’y a plus ni mère, ni femme, ni épouse, mais un être entier arraché au souvenir d’autres paysages, un être n’ayant d’âge que sa vieillesse et contenant de ce fait tous les âges.

    Sur la route où je meurs, j’ai l’âge exactement d’Évelyne, de même qu’en ce jour d’aujourd’hui, en cet été infectant les sabots des bêtes pataugeant dans la boue, j’ai l’âge exactement d’être où je suis, dans ces bourrasques d’eau d’un vert étrange.

    L’une où se tient ma mère…
    Sur la route où se tient ma mère, il y a aussi un grand pommier, un arbre à fruits qu’elle a jadis fait pousser sans le savoir, creusant du même coup cette route qu’il me faudrait reprendre absolument avant de m’enfermer dans l’âpre tristesse d’Évelyne.

    Tout au bout de la route s’élève un morne, dos à tous les levants, devant lequel ma mère s’avance à contre-jour, « petite silhouette diminuée par la distance, toute chétive, extrêmement seule », et il y a moi, dans le point de fuite creusant le temps, forcée d’admettre la cruelle impossibilité dans laquelle je me trouve de redonner à ses yeux presque morts la faculté de voir ce qu’elle a déposé dans les miens, des buissons d’églantiers, des oiseaux échevelés par la pluie. Il y a moi, chétive et forcée d’admettre la solitude de cette femme que j’aime trop pour ne pas voir qu’elle disparaît dans les astheurelevées1 de son enfance.

    Puis il y a un miroir, car « à celle qui nous a donné le jour, on donne naissance à notre tour quand, tôt ou tard, nous l’accueillons enfin dans notre moi », un miroir où coule un ruisseau où se sourient nos deux visages dans le souvenir que je recrée chaque jour des plénitudes et des euphories de l’enfance, plus vraies que réelles, plus vraies que ces réalités dont les embruns ne connaissent pas l’addition des parfums depuis le premier jour de pluie jusqu’au premier jour saturé du mûrissement des framboisiers. Et le ruisseau se multiplie dans le miroir où ma mère mouille le bas de sa robe d’écolière, où je mouille mes vêtements noirs d’orpheline, robe et chandail flottant à travers les iris et les quenouilles. Ici, près de la maison où elle a grandi, ici, dans la maison de Léopold et de Zélia, sous les érables se couvrant de mousse à l’ouest autant qu’au nord. Ici où ma vie recommence.

    L’autre où se tient mon père…
    traversée de perdrix, de chevreuils et d’orignaux, traversée de couguars et de lièvres, immense au cœur de la forêt immense. On y entend la pluie crépiter sur les toits de tôle, les canards survoler les odeurs rouges des sous-bois chuchotant sur les feuilles mortes, on y entend le chant le cri des ouaouarons et des outardes, puis on y sent l’odeur des lacs et des rivières, de toutes les rivières. Un chemin sur lequel on se sent bien, un chemin sur lequel on se sent soi dans les senteurs de sciure et de bois neuf. Un chemin qui jamais ne se perd, qui substitue à Altamont les seules collines en ayant justifié l’hésitante existence. C’est celui que je prends pour renaître et mourir où je suis née, que mes racines ne pourrissent pas sans que mon corps se désintègre à leur côté, que ma poussière se mêle à celle de la seule route où mes pas se sont enfoncés.

    L’autre où je prie…
    incroyante inventant sa foi dans les pouvoirs de la poussière réincarnée dans l’écorce d’un arbre, 1er juillet, devant la tombe de mon père, ma mère alitée dans un lit fragile, debout devant la pierre et priant l’esprit de l’écorce.

    L’une enfin où je doute,
    à moins que je ne m’égare sur ces routes d’il y a longtemps où l’attrait d’odeurs d’autres lieux l’emportait sur la paix des sens, sur ces routes aujourd’hui trop larges pour cet infini besoin que j’ai de m’asseoir seule devant l’immensité. À moins que je ne m’égare, ne sachant s’il existe deux routes, l’une, légère, où ma mère me tient par la main, et une autre inquiétante, où les parfums et les pommiers catapultés dans la poussière nouvelle s’enlisent dans la disparition du vrai, une autre où j’ignore si l’on peut encore se rendre à « Altamont, Altamont ».

    Puis il y a celle,
    après toutes les autres, où ma mère sur son lit fragile rit avec moi pour me soulager de ma peur, car les mères savent que nous les voulons immortelles.

     


    1. Astheurelevées : avant-midi, ainsi qu’on nommait ce moment de la journée au début du XXe siècle dans la Haute-Beauce. Source : mère et grand-mère de l’auteure.

     

     

     

  • Gabrielle Roy : Une nomade aux ancrages tenaces

    Les contrastes abondent dans cette vie. Gabrielle Roy multiplie les vérifications et les examens, puis elle malaxe librement ce qu’elle a retenu. Elle vagabonde, mais ses livres insistent sur ses jeunes années. Issue de deux familles qui ont fui le Québec, elle vivra son âge mûr depuis la capitale québécoise et Petite-Rivière-Saint-François. Elle a expédié des centaines de lettres, mais elle s’est peu confiée. Émouvante quand elle bat le rappel des « enfants de sa vie », elle ne retournera que rarement dans les Prairies de son enseignement. Insistons ici sur l’un de ces contrastes, celui qui fait d’elle une nomade farouchement fidèle à sa tâche d’écrivaine.

    Roy Gab rue DeschambaultL’appel du large

    Dès l’adolescence, Gabrielle Roy cherche le large. Peut-être en entamait-elle la maîtrise en accumulant les médailles scolaires perçues comme un sésame. Très tôt, en tout cas, des semelles de vent la conduisent à des écoles loqueteuses et à l’écart de tout. « Je l’avais entendu déjà, parfois, l’appel insistant, étranger – venant de nul autre que moi pourtant – qui, tout à coup, au milieu de mes jeux et de mes amitiés, me commandait de partir pour me mesurer avec quelque défi imprécis encore que me lançait le monde ou que je me lançais à moi-même » (La route d’Altamont, HMH, 1966). À peine cette fringale de partance est-elle avouée à sa mère que Christine, sa siamoise, cargue ses voiles et gagne l’Europe. Au moment où elle rédige ce récit (1965), Gabrielle Roy a longuement imité Christine. À même une rémunération étriquée, elle a épargné elle aussi de quoi payer son passage. Amplifiant le projet de Christine, Gabrielle a transformé ce qui
    aurait pu n’être qu’une passade en séjour prolongé et marquant : elle demeure outre-Atlantique de 1937 à 1939.

    Roy Gab Ces enfants de ma vieRetournera-t-elle aussitôt après à son milieu d’origine, à sa mère, à sa famille, à l’enseignement ? Non. Gabrielle Roy a donné corps à son projet et tout est dit. Puisque Montréal accueille l’écriture mieux que l’école de la Petite Poule d’eau peuplée des enfants Tousignant et d’eux seuls, c’est à Montréal qu’elle dépose son bagage. Elle y pratique le métier entrevu en France : le journalisme. Les années subséquentes confirmeront pourtant l’emprise de l’ailleurs sur Gabrielle Roy. La liste des voyages s’allonge : Californie, Port-Daniel, Paris, Saint-Germain-en-Laye, Bretagne, Suisse, Angleterre, Louisiane, Ungava, Grèce, Arizona… La diversité des lieux n’empêche cependant pas le regard de Gabrielle Roy de revenir avec entêtement et acuité au pays et à l’époque d’antan. Que la romancière séjourne en France ne l’empêche pas d’écrire La Petite Poule d’Eau (Beauchemin, 1950), pas plus que la même distance n’a empêché Anne Hébert de souvent loger le Québec au creux de ses récits, pas plus qu’elle n’a détaché Jacques Poulin de ses origines. Si La montagne secrète (Beauchemin, 1961) découle en bonne partie d’un voyage de Gabrielle Roy en Louisiane en compagnie du peintre René Richard et de son épouse, Rue Deschambault (Beauchemin, 1955), La route d’Altamont (HMH, 1966), La rivière sans repos (Beauchemin, 1970) et surtout Ces enfants de ma vie (Stanké, 1977) constituent autant de pèlerinages aux sources. Quel que soit le lieu où elle cherche un catalyseur, Gabrielle Roy fréquente un passé qui l’a parfois blessée et toujours raffermie dans ses visées.

    Ténacité sans accommodement

    Malgré ces dépaysements, Gabrielle Roy ne cède donc jamais sur ses positions fondamentales. Ses choix sont nets, sa confiance têtue, ses paris tenus. Elle affronte la France d’après-guerre prudemment, mais sans timidité. L’apprentissage théâtral, l’un des motifs de son voyage, elle le veut selon son goût ; puisque l’école parisienne du moment pense autrement, elle s’en sépare. Il en ira de même à Londres où son accent canadien la dessert : elle tourne la page plutôt que de s’aliéner. Quand elle apprend d’un médecin que sa voix ne saurait résister aux défis de la scène, la littérature prend aussitôt la relève : puisque le succès ne peut lui venir des planches, la plume jouit aussitôt de toutes ses faveurs. L’ambition change de cible sans rien perdre en vigueur.

    Le retour en Canada la montre souple, mais déterminée. Le disponible, même imprévu, elle le saisit. Précipitée Ma chère petite soeurdans le reportage, elle s’y consacre avec tant d’ardeur qu’elle en tire bientôt, grâce à l’appui de sommités conquises par ses dons et son entregent, des revenus et un début de sécurité. Comme il y a (parfois) une justice, le reportage, tel qu’elle le pratique, la conduit à la littérature : c’est, en tout cas, en quadrillant les quartiers montréalais qu’elle découvre le Saint-Henri qui peuplera Bonheur d’occasion (Société des Éditions Pascal, 1945). Tendue vers son but, elle voit ce qu’échappent les yeux blasés et engrange à Montréal, comme en Gaspésie ou à Port-Daniel, la réalité restituée à elle-même.

    Cette admirable intransigeance professionnelle impose son talion : Gabrielle Roy ne négocie pas avec son art. Elle exerce à fond la liberté de la romancière qui pétrit de sa main tout ce qu’elle voit, sent, soupçonne. La famille, Gabrielle la racontera selon son prisme. Elle consacre nombre de pages à l’image maternelle, mais rationne ses visites à la mère vieillissante. Elle écrit par brassées des lettres à son mari (Mon cher grand fou, Boréal, 2001), mais l’ensemble répand un indicible ennui tant Gabrielle Roy semble sacrifier distraitement à ses gammes littéraires. Même dans ses lettres à sa

    Mon cher grand fou sœur Bernadette (Ma chère petite sœur, Boréal, 1988), Gabrielle Roy a beau s’exprimer subitement en convertie éprise de neuvaines eucharistiques, elle protège son aisance financière en réclamant de sa sœur religieuse un reçu aux fins d’impôt à la moindre aumône. On n’accordera pas trop d’importance aux accusations que porte contre Gabrielle Roy une de ses sœurs, mais il demeure que la romancière fait son miel de ce qui lui convient sans rendre de compte à quiconque (cf. Marie-Anna Roy, Une voix solitaire, Paul Genuist, Des Plaines, 1992). Et si cette sœur commet un manuscrit qui enlaidit l’image de Gabrielle, celle-ci remue ciel et terre jusqu’à ce que le texte disparaisse de la bibliothèque universitaire qui l’avait hébergé… Gabrielle Roy défend sa liberté créatrice jusque dans son renom ou son budget.

    Fidélités et secrets

    Les affections les plus tenaces de Gabrielle Roy ne s’affichent pas toujours en pleine lumière. Voilées ou affichées, elles sont pourtant indispensables : que la romancière les néglige et le bouquin s’affadit aussitôt. C’est le cas de la blafarde bluette intitulée Cet été qui chantait (Éditions françaises, 1972) : ouaouarons et pluviers kildir ennuient quand s’effacent les êtres chers.

    La mère occupe la place d’honneur et plusieurs des analyses regroupées par Lori Saint-Martin (Gabrielle Roy en revue, PUQ/Voix et images, 2011) le manifestent. Il n’est pourtant pas dit, bien au contraire, que Gabrielle veuille suivre le modèle maternel. Elle entend plutôt s’en éloigner, à tous égards. Cette mère humiliée, interdite d’expression par l’anglais dominant, Gabrielle lui rendra justice non en copiant ses gestes, mais en parvenant au succès : adulée, célébrée, la fille reconstruira la mère. Cette hypothèse, Gabrielle Roy l’évoque elle-même dans La détresse et l’enchantement (Boréal, 1984) : « À bout de forces, je n’en poursuivais pas moins ma petite idée qu’un jour je la vengerais ». La fille-romancière fera don de ses succès plutôt que de ses visites.

    gabrielle roy en revueL’hommage au père est encore plus indirect. Léon Roy est, surtout pour les plus jeunes de ses enfants et donc pour
    Gabrielle, un vieillard désagréable. Autant il se comportait, sous le régime de son idole Wilfrid Laurier, en efficace conseiller auprès des immigrants déferlant sur les Prairies, autant l’arrivée au pouvoir des conservateurs l’a privé de tout : d’emploi, de pension, de prestige. De son silence dans les œuvres de Gabrielle, on ne doit pourtant pas conclure à son absence. Lisons plutôt, dans Fragiles lumières de la terre (Quinze, 1978), les pages consacrées aux Peuples du Canada et voyons dans le respect pour les huttérites, les doukhobors, les mennonites, les Sudètes, les Ukrainiens… le legs vivant de Léon Roy à sa fille. Déjà, La rivière sans repos répercutait dans ses « Nouvelles esquimaudes » l’ouverture de Léon Roy à l’Autre. La
    discrétion avec laquelle Gabrielle Roy voile ses plus profonds attachements ne doit pas occulter cette phrase qui pouvait sembler une pirouette facile : « Mes livres, ce sont mes enfants ». Ses livres rendent, en effet, tels des enfants fiers et autonomes, hommage à ses parents. Pour Gabrielle Roy, le livre fut une façon de réconforter ses géniteurs et de leur assurer, puisque le terme ne lui fait pas peur, une douce vengeance. Peut-être même faut-il interpréter le fédéralisme inconditionnel et fulminant de Gabrielle Roy comme un moyen détourné de donner raison à Léon Roy et Mélina Landry : le Québec avait eu tort de les décevoir.

    La montagne secrèteVisages de Gabrielle RoyAinsi, c’est à ses origines que Gabrielle Roy doit ses pages les plus émouvantes. Une année d’enseignement auprès de garçons de première année (1937) suffit à produire le terreau qui nourrit son plus beau livre, Ces enfants de ma vie. À quarante ans de distance, Gabrielle Roy retrouve sa classe, ses quarante élèves en huit paliers, les dons, les préjugés et les fiertés de chacun. Lointain écho qui rejoignit l’auteure dans la capitale et à Petite-Rivière-Saint-François.

     


    P.-S. J’assume la fragilité de mes hypothèses. Quant aux faits, je dois tout au travail de François Ricard.

     

    EXTRAITS

    – Est-ce qu’on ne le sait pas pour sûr, quand on aime ?…
    – Des fois, non, dit maman.
    – Toi, tu le savais ?

    – Je pensais que je le savais.
    Puis ma mère s’irrita. Elle avait l’air très fâchée contre moi. Elle dit :
    – T’es trop raisonneuse ! C’est pas ton affaire… tout ça… Oublie… Dors…
    Rue Deschambault, Beauchemin, 1976, p. 65.

    Il est vrai que les gens ici étaient bien changés depuis la disparition de Deborah et l’enquête qui avait suivi, des envoyés du gouvernement arrivant à plein avion pour poser, à n’en plus finir, des questions sans rime ni bon sens. « Avait-elle l’air découragée ? Était-elle encore saine d’esprit ? Pourquoi, selon vous, a-t-elle agi de la sorte ? »
    « Les satellites », La rivière sans repos, Stanké, 1979, p. 93.

    Là où l’on retourne écouter le vent comme en son enfance, c’est la patrie. Ce l’est aussi assurément là où l’on a une sépulture à
    soigner. Maintenant c’est mon tour, ayant choisi de vivre au Québec un peu à cause de l’amour que m’en a communiqué ma mère, de revenir au Manitoba pour soigner sa sépulture. Et aussi pour écouter le vent de mon enfance.

    Fragiles lumières de la terre, p. 149.

    De toute ma vie d’institutrice ai-je jamais eu aussi peur que de cet enfant-là, bien avant de l’avoir vu au reste, à peine en effet étais-je arrivée, toute désarmée, prendre mon poste dans ce village isolé de la plaine.
    Ces enfants de ma vie, Stanké, 1977, p. 131.

    Je n’ai aucune rancune envers elle [Adèle], mais je ne peux te le cacher, j’ai le cœur bien gros, car j’ai appris que c’est aux archives de l’Université de […] qu’elle a fait cadeau de son fameux manuscrit à mon détriment, là où n’importe qui peut le consulter à son gré. Ce n’est pas qu’elle a à exposer sur moi des choses bien graves, mais tout de même aller elle-même déposer une sorte de réquisitoire contre moi
    dans une institution publique. Et dire qu’elle est ma marraine !
    Ma chère petite sœur, Lettres à Bernadette 1943-1970, Boréal, 1988, p. 152.

    Des vieux, l’ancêtre du village, des femmes aussi, tous allaient voir souvent le spectacle étrange : un homme pâle comme la neige d’automne, décharné comme les bois d’un caribou et qui, assis sur son lit, le dos au mur, dans la nuit presque sans rémission, à la lueur d’une chandelle, peignait le soleil.
    La montagne secrète, Beauchemin, 1962, p. 127.

    Cher Marcel
    […] Je viens de recevoir deux exemplaires de Children of my Heart. Le projet de la couverture a été changé. C’est autre chose maintenant, plus sobre, mais peut-être aussi plus beau. En vérité, je ne sais trop qu’en penser.
    J’ai hâte d’être de retour quoique me sentant effrayée à mourir de la pression qui commence à s’exercer sur moi. Rien que le courrier a de quoi m’écraser. Il va nous falloir nous trouver un refuge sûr et nous défendre de l’envahissement qui me guette.
    Soigne-toi bien pour l’amour du ciel. Bonne fête, mon très cher. Je t’embrasse.
    Mon cher grand fou…, Lettres à Marcel Carbotte 1947-1979, Boréal, 2001, p. 720.

    Marie-Anna, en publiant malgré, puis contre sa sœur, a accompli son but. L’histoire de la lignée Roy, c’est elle qui pense l’avoir racontée le plus complètement et le plus véridiquement.
    Paul Genuist, Marie-Anna Roy, Une voix solitaire, Des Plaines, 1992, p. 144.

    Gabrielle Roy a ceci de particulier que ses œuvres, en plus de fasciner les universitaires, ont depuis toujours la faveur des lecteurs « ordinaires », hommes et femmes, jeunes et vieux, qui parlent souvent d’elle avec une affection toute personnelle, comme si elle était une amie secrète et bienveillante.
    Sous la dir. de Lori Saint-Martin, Gabrielle Roy en revue, Presses de l’Université du Québec/Voix et images, 2011, p. 1.

    Gabrielle Roy a vécu à deux époques historiques et principalement dans deux milieux différents. Ses premières années, jusqu’en 1937, se sont écoulées sous le signe de la paix et de la sécurité dans la société manitobaine dont l’évolution lente et presque sans heurts ressemblait à celle du Québec de la même époque. Il y eut ensuite, de 1937 à 1939, l’intermède du premier voyage en Europe. […] Désormais, sans souci autre que celui de connaître le monde, Gabrielle Roy parcourt l’Angleterre et la France, souvent avec des moyens de fortune. Partout au cours de ses pérégrinations, elle s’instruit de l’histoire, des coutumes, des traditions propres des lieux visités […]. Puis elle revient et s’établit au Québec.
    Marc Gagné, Visages de Gabrielle Roy, Beauchemin, 1973, p. 10-11.

    Telles sont les dernières pages écrites par Gabrielle Roy. Elles sont inachevées, certes, tout comme l’est le grand projet autobiographique qu’elle avait conçu. Mais cet inachèvement, en un sens, était la seule fin possible, non seulement par l’autobiographie, qui se clôt ainsi sur l’écriture du premier roman […], mais aussi, et plus encore, pour Gabrielle elle-même, dont les ultimes efforts auront été de ressaisir, de revivre par l’écriture et l’imagination l’événement fondateur de tout son être : l’abandon et la mort de la mère.
    François Ricard, Gabrielle Roy, Une vie, Boréal, 1996, p. 514.

  • Le sommet de l’œuvre : La détresse et l’enchantement

    Le sommet de l’œuvre : La détresse et l’enchantement

    Superbe livre1 écrit au soir d’une vie, qui la rassemble et la raconte.
    Cette vie a d’abord été celle des Canadiens français vaillants et fiers abandonnés dans les plaines du Manitoba, et l’auteure serait demeurée prisonnière de leur solitude n’eût été le désir obstiné de suivre son « instinct migrateur » qui, après avoir poussé ses ancêtres vers l’ouest, la ramène vers l’est. Et n’eût été l’écriture.

    À un premier degré de lecture le livre, comme maints autres qui l’ont précédé et dont celui-ci paraît la synthèse, porte témoignage de l’exil d’une communauté distincte par sa langue, sa religion, ses racines, son héritage culturel. Gabrielle Roy dit « avoir beaucoup souffert de cette distance que les Québécois mettaient alors et mettent encore entre eux et leurs frères du Canada français ». Elle veut rapporter « la pauvre histoire tout embrouillée de vies humaines égarées dans l’histoire et dans l’espace ». Ces lignes impliquent qu’elle ne se préoccupe pas seulement du sort de son entourage : elle veut donner une voix à tous ceux qui souffrent de solitude et d’abandon. Alors qu’on a pu constater chez elle l’attention extrême qu’elle portait à sa personne et à l’élaboration de son œuvre, ce livre est tout empreint de tendresse, d’une sollicitude héritée des parents, spécialement de la mère, qui par leur travail incessant et l’économie ont voulu assurer le bien-être de la famille et préserver son unité menacée de se rompre. Sa compassion, elle la prouve, entre autres circonstances, quand peu avant son retour de France elle prête assistance aux réfugiés espagnols qui, traqués par les soldats de Franco, tentent de passer la frontière.

    Les principaux épisodes de sa vie sont bien connus puisqu’ils nourrissent l’ensemble de l’œuvre. La naissance à Saint-Boniface, les études à Winnipeg, l’enseignement dans des villages perdus, le théâtre, qu’elle crut d’abord sa vocation, dans une troupe de jeunes amateurs, les séjours à Paris puis à Londres, la Provence, le retour au Canada peu avant qu’éclate la guerre. Le récit s’achève sur l’installation dans une chambre de Montréal alors que ses premiers écrits lui permettent de gagner quelque argent. Elle revient avec le sentiment d’un échec.

    L’autobiographie n’est donc que partielle puisqu’elle couvre la période de l’enfance jusqu’au début de l’âge adulte. Même si elle envisageait de la compléter2, il n’y avait sans doute plus rien d’essentiel à raconter puisque les romans prenaient la relève et que sa vie désormais s’identifiait à leur écriture. La narration, témoignant du goût de raconter que l’auteure dit hériter de sa mère, atteint ici sa perfection. Dense, animée, fluide, elle se déploie avec un égal bonheur dans le dessin des personnages et des scènes, la description des paysages, l’évocation des ambiances, l’émotion et la réflexion, le drame et l’humour.

    Un récit et un autoportrait, celui-ci se nuançant et se montrant en situation à travers celui-là. Gabrielle Roy ne semble guère portée ici à s’épargner quand elle avoue ses « manquements », la mauvaise conscience attachée à ses silences envers sa mère – on s’étonne qu’à son retour d’Europe elle n’aille point la voir. Le trait dominant et fortement souligné est le passage rapide et répété du « côté gai » de sa nature au côté gris ou noir. D’une part, la recherche du contact et la facilité à l’établir en toutes circonstances, à charmer, à entraîner, à appeler la confiance et la confidence. De l’autre, elle se refuse, s’enferme dans les ruminations et l’apathie. Mais elle rebondit ! À l’image de ses personnages les plus attachants, vulnérable, fragile et forte, exultante dans la joie ou plongée dans la noirceur. Après la folle équipée en Provence alors que la guerre est imminente, la dépression dans une lugubre chambre de Montréal. L’alternance si justement signalée dans le titre et qui se répète selon un rythme inéluctable confère au récit son mouvement, sa respiration profonde. L’attente passive, la difficulté à choisir et à décider et un certain « effroi » devant l’amour finissent par la paralyser dans sa relation avec Stephen comme ce fut déjà le cas dans sa jeunesse, années de tâtonnements, d’irrésolution, de doute, avec ce malaise récurrent de se sentir partout étrangère, en France, en Angleterre comme déjà au Manitoba. Elle est comme une boussole qui oscille longtemps avant de se fixer sur le nord mais quand elle y parvient, elle ne s’en écarte plus. Gabrielle Roy y parviendra : elle trouve son lieu en l’écriture.

    Dualité aussi dans les paysages qui, bien plus que les décors d’une vie – et ses symboles –, en sont les éléments actifs, donc inséparables. Entre la maison, « partie vivante » d’elle-même, la « quiétude du petit coin à soi » et l’appel irrésistible de l’immense plaine, inlassablement décrite, présence inoubliable qui inspire une véritable « folie ». Les routes qui la sillonnent suscitent ensemble « un espoir fou » et la mélancolie profonde toujours affleurante, toujours de grandes émotions, mais elles délivrent enfin la souffrance retenue.

    À travers ces réalités sensibles est vécue une expérience fondamentale, celle de l’être. Gabrielle Roy en est bien consciente même si elle n’en parle pas en ces termes. Plénitude connue dans « l’enchantement », en des moments de bonheur parfait, d’expansion intérieure, en ces « haltes merveilleuses » qui ont ponctué son existence. Puis elle s’efface pour retomber dans la « détresse », proprement le vide. La vie se passe ainsi dans ces basculements où la personne redécouvre ce qu’elle a voulu oublier, le transitoire et la perte, sa condition mortelle et la peur – pour Gabrielle Roy terrible – d’être abandonnée dans la mort.

    On ne peut guère lui attribuer une « philosophie » en ce sens qu’elle ne manie pas des concepts et des abstractions, encore moins n’échafaude un système, mais à coup sûr une « vision » du monde fortement, intensément incarnée : elle réagit aux lieux et aux êtres et en 1984 roy gab la détresse et l'enchantementécrit magistralement en les restituant dans leur présence immédiate. Le désir lui est tôt venu de faire passer dans des mots la « palpitation » qu’elle sentait en elle. Elle griffonnait avec ardeur mais l’exaltation retombée, ne restaient que des phrases inertes. Il fallait tout reprendre pour, comme Tchekhov y réussit entre imagination et réalisme, « dire vrai ». Peu à peu vient la confiance « et, dit-elle, alors j’ose m’élancer dans ce travail sans fin, sans rivage, sans véritable but ». Travail qui fait d’elle comme elle le dit ailleurs « une sorte de guetteuse des pensées et des êtres », mais qui oblige à négliger les devoirs quotidiens, l’amour et l’amitié, qui absorbe toutes les énergies au point que peut-être il n’en reste plus pour vivre. Pour elle comme pour tous les grands créateurs le conflit s’est présenté, qui semble ne devoir se résoudre que par le sacrifice et dans l’insatisfaction. Elle le sait mais persiste avec courage, au prix de bien des souffrances. Certes elle s’est donné le droit de ne pas tout dire mais elle nous communique avec une force qui nous émeut en profondeur l’enchantement qui parfois l’a habitée, la lumière qui parfois l’a éclairée. Et aussi un inépuisable étonnement condensé dans cette phrase de La route d’Altamont : « Oh, que cet univers est donc étrange où nous devons vivre, petites créatures hantées par trop d’infini ! »

     


    1. Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement, Boréal compact, Montréal, 1996.
    2. En 1997 est paru Le temps qui m’a manqué, suite inachevée de La détresse et l’enchantement. Voir « L’empreinte des grandes rivières », p. 45.

     

    EXTRAIT

    J’allais, moi une étrangère, en toute liberté au milieu de cet inimaginable bouleversement, et je me demande encore comment cela a été possible. Je crois me rappeler qu’il y eut jusqu’à cent mille réfugiés d’entassés, certains jours dans ce village de Prats-de-Mollo qui ne devait pas compter plus de deux mille habitants à demeure. On faisait des prodiges […]. J’apportais ma petite aide […]. J’errais à travers ces errants un peu comme Pierre Bouzoukow de Guerre et paix sur le champ de bataille, incrédule, confondue, ne croyant pas au fond de mon âme à ce que je voyais […]. J’imagine avec peine avoir été un témoin – privilégié ? – de ces terribles heures de l’Histoire.
    p. 489

  • Margaret Laurence et les femmes de Manawaka

    Télérama voyait du Faulkner en elle1. Aux États-Unis, elle évoque une Willa Cather des Prairies canadiennes. Au Québec, cette « voisine méconnue », comme l’appelle David Homel, fait penser à une « Gabrielle Roy du Canada anglais2». L’édition complète du Cycle de Manawaka chez Alto3 est l’occasion toute désignée de replonger dans l’univers de la Manitobaine quelque 25 ans après sa mort.

    Le cycle de Manawaka se compose de cinq livres dont l’essentiel a été écrit pendant que la romancière résidait en Angleterre avec . . .

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  • L’empreinte des grandes rivières

    Pourquoi suis-je si souvent interpellé par la douleur sourde qui traverse les écrits de Gabrielle Roy ? Peut-être suis-je aujourd’hui troublé par la conscience exacerbée du temps chez cette écrivaine dont les récits dramatisent si intensément l’effacement de la mémoire.

    Dans Le temps qui m’a manqué1, recueil de fragments autobiographiques que Roy n’a pu compléter avant sa mort en 1983, le retour à Saint-Boniface au moment du décès de la mère entraîne une véritable dérive de la tristesse. Car c’est au moment où les souvenirs affleurent dans l’écriture que leur présence fragile n’est plus qu’un chemin défaillant, une faible émanation sortie de la distance.

    Alors le temps et l’espace se confondent. Tous les voyages entrepris par ceux qui nous avaient précédés à travers le continent se superposent : toutes ces maisons construites dans la dispersion, comme celle de la famille Roy sur la rue Deschambault, près du petit bois de chênes où, enfant, Gabrielle se réfugiait, rêvant qu’elle était « La Vérendrye parcourant à pied tout le grand pays de l’Ouest » ; ensuite, tous ces gens venus d’ailleurs, ceux-là mêmes qui avaient tout laissé, ceux-là encore qui repartiraient un jour, emportés par la même obsession viscérale et fascinés par le cycle des départs ; tout cela était la substance même des vies en mouvement racontées par la succession des récits. Naître, c’était s’inscrire à son tour dans la vaste mobilisation de l’espace. Il n’y avait pas de voyage inaugural. Il n’y en avait jamais eu. Sur le quai du départ, la voyageuse qu’avait été Gabrielle Roy, à la suite de sa mère partie de son Québec natal, savait qu’elle ne ferait que répéter sans fin le tracé des routes anciennes.

    Peu d’écrivains ont autant magnifié les grandes migrations canadiennes-françaises du XIXe siècle que Roy. Toute son œuvre semble structurée par l’imaginaire de la distance migratoire, alors que se construit, à partir de la maison natale de Saint-Boniface, un véritable réseau archétypal de lieux habités et d’identités réclamées. Ces lieux se trouvent condensés dans les quelques pages que la romancière avait laissées sur sa table de travail au moment de sa mort. Comme toujours, la passagère, installée à la fenêtre du train transcontinental, y voit le paysage défiler devant elle et, « quelque part dans une forêt de l’Ontario », elle saisit le sens de la « quête inépuisable que l’on

    1997 roy gab le temps qui m'a manqué

    poursuit d’un être disparu, qui ne peut avoir de fin qu’avec notre propre fin ». Et alors qu’elle refait ainsi, bien des années plus tard, le voyage entrepris par sa mère dans le « chariot couvert » vers les plaines du Manitoba, Roy s’étonne de cet univers de la pure récurrence que semble être le voyage.

    À plusieurs reprises dans Le temps qui m’a manqué, l’écrivaine rappelle la présence des routes primordiales de l’implantation française en Amérique. En effet, si les migrants canadiens-français ont pu se réclamer un jour des environs de Winnipeg et plus tard du continent tout entier, c’est que leur itinéraire rejoignait le tracé sacralisé des grandes rivières de pénétration continentale. Il est vrai que, dans La rivière sans repos2, publié une quinzaine d’années plus tôt, la Koksoak avait signifié pour les Inuits de l’Ungava la séparation des terres et une tragique déchirure identitaire : « Presque à la porte de la cabane, la rivière, large comme un bras de mer, se battait depuis des siècles contre le rivage rocheux qu’elle avait profondément entaillé et modelé en formes bizarres ». C’est pourquoi la Koksoak n’avait pu représenter le progrès de l’histoire pour les femmes inuites et même pour les Blancs venus s’installer impunément sur ses rives. Pourtant, tous savaient que la rivière et son « secourable bruissement » recelaient le secret qui leur permettrait éventuellement de comprendre ce qui liait le temps et l’espace.

    Au moment d’écrire la seconde partie de son autobiographie au début des années 1980, Gabrielle Roy est habitée par l’empreinte des grandes rivières continentales. Si la Koksoak avait irrémédiablement divisé les habitants des terres nordiques, telle n’avait pas été la destinée des rivières du sud dont la langueur emblématique fondait l’histoire récurrente des voyages migratoires. Dans Le temps qui m’a manqué, la confluence des rivières Rouge et Assiniboine évoque pour Roy le cycle permanent de la distance traversée. De la rue Deschambault, que le temps ne semble pas avoir touchée, un petit sentier mène au bord de la rivière : « C’est bien la Rouge des abords de la cathédrale, la même lente rivière brunâtre de mon enfance, aux eaux chargées de limon, que j’avais tant aimée… » Du même souffle, la Rouge s’inscrit dans la coulée symbolique des voies d’eau ayant permis le peuplement français du continent, de l’Atlantique jusqu’aux Grands Lacs, et bien plus loin encore à l’intérieur des terres. De la rivière Rouge, Gabrielle Roy dira encore : « […] je l’ai aimée comme j’ai aimé depuis toujours le Saint-Laurent. De même que le grand fleuve du Québec, c’est par elle qu’étaient parvenus les premiers missionnaires, les premières sœurs enseignantes, les premiers colons du Québec pour y fonder ici une filiale de la Nouvelle-France ». Pour Roy, le vaste espace continental, s’il était souvent marqué par la désolation identitaire et la perte de soi, ne cessait de fomenter un profond imaginaire diasporique dont l’origine remontait aux voyageurs de la Nouvelle-France. Il n’y aurait plus alors, pour leurs descendants, qu’une insoutenable nostalgie pour ce voyage initial qui avait tout changé, puisqu’il avait lié une fois pour toutes l’extérieur et l’intérieur des terres, le départ et l’arrivée, l’ailleurs et l’ici.

    Le présent n’était plus que le « temps de la consolation ». Il contenait le principe de son recommencement. Au jour de l’enterrement de leur mère, les filles Roy reviennent, une dernière fois sans doute, sur les bords mêmes de la rivière Rouge en suivant à rebours (mais y avait-il une seule direction ?) les tracés migratoires ancestraux. Voici que la romancière se rappelle le vol des mouettes au-dessus du cimetière de Saint-Boniface, alors qu’enfant elle s’y promenait avec sa mère. Quel était le sens à donner à cette présence des oiseaux de mer au cœur du continent ? Pourquoi venaient-ils de si loin pour survoler « cette ample courbe que la rivière Rouge décrivait devant la cathédrale justement, comme pour lui rendre hommage » ? Le mystère des oiseaux déplacés – et non pas dénaturés – hante les derniers écrits de Gabrielle Roy. Marqués par la nostalgie, ces textes inachevés consentent enfin à l’ordre symbolique de la distance.

     


    1. Gabrielle Roy, Le temps qui m’a manqué, édition préparée par François Ricard, Dominique Fortier et Jane Everett, Boréal, Montréal, 1997.
    2. Gabrielle Roy, La rivière sans repos, Boréal, Montréal, 1995 [1970].

     

  • Présentation : Gabrielle Roy par routes, rails, rivières…

    « Il me semble parfois que les grandes émotions de la vie et même le sentiment de vivre, c’est-à-dire de frémir, je les ai ressentis le plus profondément en route, quelque part, dans de petits trams cahotants ou dans les longs trains hurleurs, ou encore à pied, par des rues inconnues de villes où je ne connaissais âme qui vive. Ainsi roulent, voyagent, marchent inlassablement les personnages de mes livres, et est-ce étonnant quand moi-même me suis si peu souvent assise et n’ai pour ainsi dire cessé toute ma vie d’être en marche ? »
    La détresse et l’enchantement

    Dans les pages qui suivent, les auteurs du présent dossier revisitent, chacun chacune à sa façon, parfois très personnelle, la trame d’une vie et d’une œuvre où s’allument la figure de la mère, les paysages de l’enfance, les « routes primordiales » comme celles « où l’on se perd absolument »…

    En complément : un article consacré à la « Gabrielle Roy du Canada anglais », Margaret Laurence, précédé de « Pardonnez-moi ce long silence », réflexion tout actuelle inspirée par la récente publication de la correspondance qu’ont entretenue les deux grandes Manitobaines.

     


    Ont collaboré à ce dossier : Patrick Bergeron, Roland Bourneuf, Andrée Ferretti, Laurent Laplante, Andrée A. Michaud, François Paré et Catherine Voyer-Léger.