À l’indiscutable réussite qu’était depuis peu la Grande Bibliothèque du Québec (GBQ) s’est ajouté plus récemment encore l’heureux rattachement des Archives nationales du Québec (ANQ) à leur ancienne rivale. L’absorption des ANQ par la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ) a engendré « la plus importante institution culturelle du Québec ». Le Québec aurait-il comblé en un éclair ses retards en lecture, en mémoire, en diffusion ? Il faudrait de la candeur pour le croire. Bien que tenté par le triomphalisme, Denis Goulet, l’auteur de Bibliothèque et Archives nationale du Québec, Un siècle d’histoire1, préfère la prudence : le Québec vit une belle lancée, mais bien des défis conservent leur nébulosité.
Héritages et contraintes
Reconnaître la valeur des legs n’oblige pas à admirer chacune des décisions des prédécesseurs. Le Québec peut donc, sans minimiser ses dettes culturelles à l’endroit de ses élites et, par exemple, des Sulpiciens, imputer à leurs peurs une part des lacunes québécoises en ce domaine. Quand la mairie de Montréal rêve d’une bibliothèque publique et gratuite de type Carnegie, le haut clergé et les milieux conservateurs mènent une autre « guerre des éteignoirs ». Et la pusillanimité l’emporte sur le besoin d’aération. « Ainsi le Québec ne prendra-t-il pas part au Public Library Movement qui s’était développé aux États-Unis pour s’étendre au Canada de langue anglaise. » Comme prix de consolation, une modeste « bibliothèque civique » d’où sont d’abord bannis les dangereux (!) ouvrages de fiction. Les Sulpiciens gardent une emprise aux retombées équivoques : la réputation de leur bibliothèque « ne cesse de croître », mais leur méfiance limite tant le choix des ouvrages que l’accès aux livres. Dans le chapitre consacré au livre dans les « stratégies sulpiciennes », Ollivier Hubert avait déjà noté une double contrainte : en 1898, la seule grande bibliothèque francophone accessible aux Montréalais « compte plus de 11 000 ouvrages de tout genre, y compris de nombreux romans, pourvu qu’ils soient moraux, et moins de 5 % de la collection est constitué de livres canadiens » (Les Sulpiciens de Montréal, Fides, 2007). Denis Goulet élargit et confirme le constat : les archives stagnent autant que la lecture. « Si, écrit-il, le Québec connaît un important retard en matière d’accès aux livres et tarde à mettre en place une politique du patrimoine imprimé, il en est de même pour le patrimoine archivistique. » Des décennies passeront sans nuancer ce déprimant verdict.
Crises fécondes
Dans le combat du Québec contre l’obscurantisme, les crises ont assumé un rôle déterminant et parfois heureux. Les spéculations désastreuses de l’économe des Sulpiciens assèchent si radicalement les ressources de la puissante organisation que les pouvoirs publics sont amenés, bon gré mal gré, à prendre la relève. Il était temps. « À la fin des années 1930, le Québec n’a que 26 bibliothèques publiques (17 anglophones et 9 francophones) pour 29 185 abonnés alors que l’Ontario en compte 460 pour 814 329 abonnés. » La transaction qui confie la bibliothèque de Saint-Sulpice au Secrétariat de la province n’a d’ailleurs rien de glorieusement culturel : la somme versée par le gouvernement (742 006 $) représente « le montant équivalent aux taxes dues [par les Sulpiciens] à la Ville de Montréal » ! Montréal ne reprend contact avec la bibliothèque qu’en 1944 ; ailleurs, l’attente se prolonge.
Encore sous régime unioniste, le Québec confie pourtant aux municipalités, en décembre 1959, la responsabilité des bibliothèques publiques. Virage qu’on n’explique guère. Dix-huit mois plus tard, alors que naît le ministère des Affaires culturelles, l’État se donne une vue d’ensemble de la stagnation des bibliothèques. Le tandem formé du ministre et du sous-ministre des Affaires culturelles, Georges-Émile Lapalme et Guy Frégault, manifeste ainsi sa lucidité, mais, de constater Goulet, « le gouvernement Lesage, tout occupé à piloter les nombreux projets qui affluent des grands ministères, notamment de ceux de l’Éducation et de la Santé, n’accorde guère la priorité à la culture ». Les avancées découleront, semble-t-il, de la vigueur des personnalités : elles occuperont l’espace ignoré par les myopies politiques. Heureusement, agissent des tempéraments puissants, comme Georges Cartier, bibliothécaire de type Bayard sans peur et sans reproche, ou Jean-Charles Bonenfant, si fidèle aux institutions qu’il tirera de la Bibliothèque de l’Assemblée nationale ce que la loi confiait à d’autres mains. (Souvenir personnel. Au temps de la crise d’Octobre, un policier réclama à Georges Cartier les messages felquistes que la BNQ avait pu recevoir. Cartier permit au policier de lire les textes felquistes en sa possession, puis réclama que la police fasse le dépôt légal des textes saisis. Le policier obtempéra.
Faute de traditions et de moyens professionnels et financiers, l’époque fut faite de conquêtes et de tiraillements, d’entêtements et de concessions. Montréal défendit le terrain occupé, les universités défendirent leur autonomie, les régions et la capitale du Québec bénéficièrent assez peu des nouveaux courants.
Quels calculs ?
Soit dit sans cynisme excessif, le meilleur allié du progrès fut le manque d’espace. Ainsi, quand le pouvoir politique accoucha de l’obligation du dépôt légal, c’est par tonnes et par milliers qu’affluèrent livres et documents. Avant même que soient clarifiés les mandats de recevoir, de préserver, de diffuser tel ou tel matériel, l’avalanche rendit partout inadéquats les locaux traditionnels. Il n’est d’ailleurs pas dit que le regroupement des ressources québécoises sous un seul chapiteau ne découle plus d’un débordement. Quand, en effet, la ministre de la Culture et des Communications présente à Lise Bissonnette l’éventualité d’une fusion de la GBQ avec les ANQ, celle-ci exprime le vœu que « ce projet ne repose pas exclusivement sur des objectifs de rationalisation administrative ».
Personnalités fortes et déficiences des locaux auront, malgré tout, conduit à d’assez heureux résultats. Ce qui ne rend pas le parcours rapide et sans erreur. Au fil des ans, conservation et diffusion auront divergé avant de s’entendre, l’affaire des manuscrits aura opposé les ANQ et la BNQ, la Bibliothèque centrale de Montréal (BCM) n’aura cédé volontiers ni son personnel ni son autonomie, tel membre du comité exécutif de la Ville de Montréal aura facturé 450 000 $ à la GBQ « pour occupation de l’espace public » lors de l’épisode des lamelles de verre arrachées au revêtement de l’édifice, et quoi encore ? Qu’existe aujourd’hui une institution aux larges capacités d’accueil et de planification, voilà qui fonde l’admiration.
Historique ou épopée ?
Cela dit, le texte de Denis Goulet relève parfois de la célébration plus que du compte rendu. Certes, les chiffres témoignent du succès obtenu jusqu’à maintenant par la Grande Bibliothèque, mais peut-être est-il un peu tôt pour pavoiser. L’auteur lui-même constate que l’engouement pour la Grande Toile influe sur les modes de diffusion : « Cet effort pour diffuser la riche collection de la Bibliothèque par Internet, qui vient d’être entrepris, compensera quelque peu la chute de fréquentation de ses salles. Alors que le nombre de visites dans les salles de consultation était de 35 776 en 1995-1996, il descend sous le seuil des 25 000 en 2000-2001, le plus bas depuis que la Bibliothèque est devenue une société d’État ». Qui peut prévoir la suite ? Goulet, prudent et averti, signale qu’un brouillard entoure les archives informatiques…
Il n’en demeure pas moins que l’auteur donne constamment raison à la GBQ, quelle que soit la controverse. Même le ton étonne : « […] le journaliste [de La Presse] démolira, avec une mauvaise foi évidente… » (p. 187). À propos d’une rencontre entre la PDG de la BNQ et son homologue de la Bibliothèque nationale du Canada, l’auteur affiche durement ses couleurs : « Roch Carrier invoquera sur ce point des raisons oiseuses et de supposées réactions négatives du milieu anglophone ». Il n’a pourtant répercuté qu’un son de cloche. Face aux réserves d’un éditorialiste de La Presse, Goulet tranche : « […] son incompréhension du monde de la bibliothéconomie en pleine transformation technologique lui vaut une réplique cinglante de la ministre Beaudoin ». Raccourci qui prélude à une conclusion hasardeuse : « Quant au dépassement éventuel des coûts, le Parti québécois, contrairement au Parti libéral, n’est guère enclin aux projets démesurés ». Peut-être justifiées, ces conclusions manquent d’assises. À cela s’ajoutent quelques omissions. On ne sait pas en vertu de quelle logique BAnQ confie les postes de présidente et de directrice générale à la même personne. Aucun écho n’est donné non plus à la controverse qu’a provoquée la GBQ en envahissant le marché de la vidéo.
Un tantinet plus nuancé et plus critique, le survol de Goulet aurait amplement suffi à nourrir l’admiration.
1. Denis Goulet, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Un siècle d’histoire, Fides et Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Montréal, 2009, 359 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Introduction
Pour récente que puisse paraître l’histoire de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), elle n’en prend pas moins une partie de ses racines au début du XXe siècle alors que Montréal voit enfin s’établir en ses lieux deux importantes bibliothèques et que le Québec se dote d’un service d’archives. De fait, son apparition repose sur la rencontre d’une « grande idée » qui germe au milieu des années 1990 et de trois vénérables institutions apparues entre 1915 et 1920 qui ont marqué l’histoire culturelle du Québec. Leur émergence quasi simultanée n’était pas un luxe, car le Québec connaissait alors un grand retard dans les domaines de la conservation et de la diffusion du patrimoine écrit et de l’accès démocratique aux imprimés.
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La crise d’Octobre et la Bibliothèque nationale du Québec
Les événements singuliers qui secouent le Québec lors de la crise d’Octobre avec les enlèvements successifs par le Front de libération du Québec (FLQ) du délégué britannique Richard Cross et du ministre Pierre Laporte entraînent une réaction musclée, sinon démesurée, des forces policières à l’endroit de plusieurs intellectuels et artistes. Parmi ceux-ci, plusieurs sont des amis de la BNQ, des usagers fidèles ou des auteurs dont les ouvrages sont présents à l’édifice de diffusion. Évidemment, les enquêteurs, qui voient des terroristes partout, se rendent à la BNQ pour demander la suspension du droit de consultation de certains livres jugés subversifs et pour obtenir des renseignements sur les ouvrages consultés par certains usagers soupçonnés d’accointances avec le FLQ. Malgré leur insistance, tous les employés de la BNQ refusent d’obtempérer à leurs demandes, invoquant la confidentialité ainsi que le respect de l’éthique professionnelle et du droit à l’information. On accuse par ailleurs la Bibliothèque de servir de lieu de réunion pour les felquistes. Si ces incidents sont plutôt anecdotiques, la confiscation par la police des deux exemplaires de l’ouvrage de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, crée un émoi à la BNQ et rappelle les jours noirs de la censure. Du reste, la saisie par la police de plusieurs manuscrits au domicile d’écrivains en incitera plusieurs à les déposer à la BNQ. Ces événements dramatiques concourent à rapprocher la BNQ du monde littéraire québécois.
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L’instauration d’une véritable politique de conservation des archives se faisait attendre même si des progrès avaient été réalisés depuis le milieu du XIXe siècle. En effet, à partir de 1867, année de naissance de la Confédération canadienne, on avait confié au Secrétariat de la province la sauvegarde des archives du Québec, notamment des anciennes archives françaises. Cependant, la gestion de cette sauvegarde devait se faire, jusqu’à la fin des années 1910, sans même un archiviste et un centre organisé. Tout au plus avait-on nommé en 1867 un sous-registraire chargé « de la conservation des documents officiels du gouvernement produits par le Secrétariat de la province ». Mais les moyens demeuraient fort modestes et le personnel très réduit recopiait des documents, procédait aux premiers inventaires et s’efforçait peu à peu de répondre aux demandes des chercheurs. L’objectif premier, tout comme celui du service des archives au niveau fédéral, était alors « la concentration, la préservation, la description et la diffusion » des archives canadiennes et européennes portant sur le Québec et le Canada.
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Au moment où le Québec s’apprête à vivre d’importants bouleversements en matière de culture et d’éducation, le gouvernement adopte, le 18 décembre 1959, le projet de loi 35 qui déplace la responsabilité des bibliothèques publiques des paroisses aux municipalités et donc du pouvoir religieux vers le pouvoir laïque. À la suite de la création du ministère des Affaires culturelles le 1er avril 1961 par le gouvernement dirigé par Jean Lesage et de la tenue d’une enquête qui révèle le piètre état des bibliothèques, on se décide enfin à donner le coup d’envoi à des politiques de réforme. Le Service des bibliothèques publiques, dirigé par Gérard Martin, est chargé de planifier et de superviser le développement de la lecture alors qu’est créée, l’année suivante, une commission des bibliothèques publiques présidée par Napoléon LeBlanc, professeur à l’Université Laval.
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Au cœur de cette modernisation des structures [au cours des années 1960] se profilent de nouvelles orientations – démocratisation de l’accès à la culture et à l’information, abandon progressif de la censure morale, promotion du caractère instructif de la lecture, fonction éducative des bibliothèques désormais perçues comme des instruments de progrès social – qui permettront d’amorcer le rattrapage du Québec en matière de bibliothèques publiques. Avec les grandes réformes qui s’annoncent dans le domaine de l’éducation, l’avenir des bibliothèques scolaires et universitaires devient aussi un enjeu important.
Alors que tout cela participe d’une volonté générale d’émancipation de la culture canadienne-française et, dans une moindre mesure, de conservation de son patrimoine, le premier titulaire du ministère des Affaires culturelles, Georges-Émile Lapalme, ancien chef du Parti libéral du Québec, secondé par son sous-ministre Guy Frégault, intellectuel et historien reconnu, caresse plusieurs initiatives […]
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Pourtant, comme c’est le cas pour la BNQ, l’idée de construire un nouveau bâtiment pour la Bibliothèque centrale de Montréal était dans l’air depuis un bout de temps. Cependant, tant les gouvernements libéraux que péquistes avaient refusé les projets présentés. Le Parti québécois n’affichait guère, depuis Denis Vaugeois, un dossier culturel reluisant: « Neuf ans de pouvoir et pas l’ombre d’un grand équipement qui porte sa marque, neuf ans d’opposition et pas l’ombre d’une réflexion sur les arts. » Or, l’arrivée du nouveau premier ministre du Québec, Lucien Bouchard, le 29 janvier 1996, modifie quelque peu les choses. Car en matière de culture, il entretient deux passions : la musique et les livres.
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L’émergence d’une grande idée
Selon un témoignage très récent de Lucien Bouchard, il avait été fasciné par la beauté de la bibliothèque municipale de Vancouver, dessinée par Moshe Safdie, qui avait ouvert ses portes en 1995. Alors en poste à Ottawa, il s’était dit que le Québec méritait aussi une belle et grande bibliothèque : « Je me suis promis que si j’arrivais au pouvoir, je ferais construire une grande bibliothèque. » Nommé chef du Parti québécois alors au pouvoir et donc premier ministre en janvier 1996, il exprime le désir « de voir se créer une grande bibliothèque », souhaite en faire un projet personnel et prioritaire et en discute avec la ministre de la Culture et des Communications, Louise Beaudoin.
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[…] il y a aussi les réactions que suscite l’ouverture attendue de la « Très Grande Bibliothèque » en France, dans le quartier de Tolbiac à Paris. Ce projet immense, lancé en 1988 par le président François Mitterrand, vise non seulement à faciliter la poursuite des mandats de la Bibliothèque nationale mais aussi, entre autres, à couvrir tous les champs de la connaissance, à utiliser les technologies les plus modernes de transmission de données, à offrir la consultation à distance et à établir des relations virtuelles avec d’autres bibliothèques européennes. […] L’ouverture attendue de la « Très Grande Bibliothèque », parmi les plus grandes du monde, suscite admiration chez les uns et exaspération chez les autres. Le premier ministre Bouchard est du premier groupe. Il n’est pas le seul. Lise Bissonnette, directrice du quotidien Le Devoir, est fascinée par l’audace de la France alors même qu’on annonce le déclin du livre, sinon de l’imprimé.
Elle non plus ne manque pas d’audace lorsqu’elle évoque publiquement, dans un éditorial publié le 10 février 1996, pour la première fois au Québec et avant que le premier ministre n’ait pris sa décision, l’idée de doter le Québec d’une « Très Grande Bibliothèque » moderne, de facture pluraliste – publique, universitaire et nationale –, dotée d’équipements technologiques de pointe et qui regrouperait les collections publiques et nationales de la Bibliothèque centrale de Montréal.
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