Martinique : île des Petites Antilles, formant un département français (DOM). Située à 7000 km de la France et à 5000 km du Québec. Chef-lieu : Fort-de-France.
Autres villes : Le François, Le Lamentin, Rivière-Pilote, Le Robert, Sainte-Marie, Schoelcher. Population : 340 000 habitants environ, en majorité des mulâtres (voir Martiniquais). Unité monétaire : Le franc. Histoire : Découverte par Colomb en 1502, colonisée par la France en 1635, occupée à deux reprises par les Anglais (voir : esclavage, sucre, désastre). Économie : Différents modes d’improduction, « économie-prétexte ». La principale industrie, et la plus destructrice, est le tourisme, comme dans toutes les îles du Vent (qui s’étendent de la Guadeloupe à la Trinité au sud), ainsi nommées parce qu’elles sont exposées au souffle des alizés. De nombreux complexes hôteliers ornent les côtes. À l’Anse-Mitan par exemple, on retrouve les Alamandas ; à Diamant, le Calypso ; près du village Sainte-Anne, l’Anchorage, sans compter le Plein Sud, le Marine Hôtel Diamant, et combien d’autres. La plupart offrent des studios climatisés, des salles de bain avec douche, des cuisinettes équipées, des coffrets de sûreté (on ne sait jamais…), boutiques, bars et, cela va de soi, petits déjeuners « continentaux ». Patrie d’Aimé Césaire, dont on dit qu’il est le Père fondateur, auteur du Cahier d’un retour au pays natal. Depuis quelques années, des débats vigoureux se sont engagés autour de son œuvre, et du sort incongru de l’île. Qu’on le veuille ou non, on part toujours de chez soi. Nombril de la terre pour un moment, on doit bientôt sortir de l’enchantement, activer le feu de son imagination et plonger dans la mer des différences pour éprouver le sentiment (la perte…) océanique. Mais on doit alors se méfier des essences, dont la nature est de nous renvoyer à notre propre image, toujours plus fixe, plus idéale, rassurante. Fétichiser l’Autre nous fait souvent revenir au Même.
C’est par exemple ce qui semble arriver au cinéaste Jean-Daniel Lafond dès l’instant où, en 1989, il conçoit avec Gérald Godin un projet de film documentaire consacré à Aimé Césaire. Devenu livre, La manière nègre, Aimé Césaire, chemin faisant, journal de tournage et scénario du film1, constitue un trajet qui, s’il évite de dressersimplement un bilan de l’œuvre et de l’homme, conduit tout droit à l’origine : « […] ce détour au pays de Césaire pourrait bien être, précise Jean-Daniel Lafond, un retour au pays du Québec ». Faut-il vraiment rappeler que ni la Martinique ni le Québec ne sont des pays, réels ou symboliques ? Autant dire que le départ n’a jamais vraiment eu lieu et que l’intention pure d’ouvrir l’œuvre et le poète au monde actuel dans toute son amplitude se trouve contrecarrée par le désir de réaliser une sorte d’hagiographie qui tient finalement très peu compte de la complexité de la réalité martiniquaise.
En s’installantdans une pensée résolument généalogique, en cédant au fantasme d’une filiation créole qui unirait, par-delà les non-congruences, les peuples des Amériques, Jean-Daniel Lafond se condamne à établir une série de parallèles naïfs de peu de portée instructive. On assiste donc simultanément à la fabrication d’une prétendue parenté entre les négro-Français du Sud et les Franco-Américains du Nord d’une part, et à la construction d’un Césaire universel d’autre part. Mais si Césaire le Martiniquais a pu – et c’est heureux – être un révélateur pour Pierre Vallières, Gaston Miron, Gérald Godin, Paul Chamberland et bien d’autres, il n’est pas prouvé qu’il puisse aujourd’hui conduire à une réelle rencontre dans ce que Jean-Daniel Lafond appelle joliment « la variété de nos géographies mentales ».
Certes, on trouve de très belles pages dans ce récit de voyage habité par la « trace », fidèle à l’aventure entreprise. L’indéniable sensibilité du cinéaste est honorée par les extraits du journal de travail de la monteuse du film, Babelou Hamelin, ainsi que par ceux des carnets de Chamberland qui accompagne Jean-Daniel Lafond et définit l’oeuvre de Césaire comme « un ressaut terrestre d’humanité ». Mais l’ouvrage reste aussi tristement superficiel que le film. Que Césaire ait, comme dit Miron, « accepté d’être noir jusqu’aux os » est une chose ; qu’il ait fétichisé l’Afrique qu’il connaissait en réalité fort peu et fort mal en est une autre qui ne saurait être passée sous silence. Créer le mythe Césaire permet de prétendre que des situations difficiles comme celles de la Martinique peuvent se résoudre poétiquement ! Le cinéaste n’a sans doute pas tort de soutenir que cette résolution a été effectuée dans le Cahier d’un retour au pays natal. Encore aurait-il fallu que le poète affronte les problèmes économiques et sociaux d’une manière plus pragmatique afin d’assumer dans la réalité les conséquences de son célèbre Discours sur le colonialisme. Il ya parfois trop loin du texte au monde. C’est dans ce fossé qu’apparaissent les paradoxes.
Martinique-mangrove
C’est à l’un des chantres de la créolité, Raphaël Confiant, que revient d’avoir publié le livre le plus provocant consacré au poète. Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle2 est un livre dur, violent, dans lequel, même s’il s’agit d’une provocation, l’auteur affronte avec une honnêteté et une dignité intellectuelles certaines les césairistes. Écrit dans le prolongement de sa fameuse « Lettre d’un homme de trente ans » publiée en juin 1982 dans la revue Antilla,cet essai reflète l’ambition d’analyser la réussite et l’échec du « nègre fondamental » en mettant en parallèle son activité littéraire et son activité politique. Le bilan est accablant : « La Martinique de 1993 n’est plus qu’un ersatz de pays, et Aimé Césaire et les siens portent, en grande partie, la très lourde responsabilité de cette situation. » Voyons pourquoi.
Une île, un peuple, une langue et un homme se rencontrent. Mais, se portant lui-même à la rencontre de Césaire, Raphaël Confiant met en lumière une série de paradoxes dont l’enchaînement logique contribue à détruire l’ensemble de poncifs qui structurent aujourd’hui le discours sur Césaire, sur la Martinique et, plus largement, sur les Antilles. Comment expliquer qu’un homme se désignant dans son oeuvre littéraire comme le guide des nègresnoirs défende l’application intégrale de la législation française à la colonie, la structure départementale par exemple ? Comment un poète élevé au rythme des chants tamouls peut-il ne pas entendre la voix du monde indo-antillais, comment expliquer alors son étonnante méfiance à l’égard de la danse et de la musique ? Et comment interpréter le refoulement de la « poétique » créole, comment justifier le fait que le parti politique de Césaire, le PPM (Parti progressiste martiniquais), soit fondé sur une division profonde entre ses dirigeants mulâtres et sa base prolétaire nègre ? Tous ces paradoxes prennent-ils naissance dans cette « hypertrophie de l’ego » qui caractérise celui que Raphaël Confiant appelle « le grand Nègre au magnétisme froid » ? Tous ces paradoxes sont-ils le signe d’une négation de la culture martiniquaise, sont-ils le fait d’une société profondément ancrée dans la pigmentiocratie, oune sont-ils que le résultat des compromis qui nourrissent et affligent toute prise de pouvoir ?
L’incontestable mérite de Raphaël Confiant est de poser clairement ces questions difficiles et gênantes et la plupart de ses critiques touchent des points extrêmement sensibles de la réalité et de l’imaginaire martiniquais. On reste cependant songeur lorsqu’il substitue à la négritude qui lui apparaît aujourd’hui comme une noix de « coco flo », le concept salvateur de créolité, qui s’appuie, celui-là, sur l’idée farfelue et politiquement douteuse que le Martiniquais est, par nature, un être multiculturel et universel. Ne frôle-ton pas ici la pure mystification, la notion d’universel étant une notion des plus européennes, européocentriste en fait, voire même raciste ?
Que la créolité soit conçue comme l’une des ouvertures possibles sur un « nouveau monde », soit ; mais qu’elle soit perçue comme une panacée sociale, cela reste à voir, surtout quand l’on prétend sans sourciller que la négritude « est une province de la créolité ». Nul inconvénient à ce que la pensée vivante de la créolité serve de base à un projet politique qui propose l’éco-développement et l’éco-citoyenneté dont nous avons tant besoin partout dans le monde. Mais ne faut-il pas aussi laisser vivre les différences sans pour autant tomber dans le délire de l’aveugle multiple ?
Où la loi n’est plus la loi
Un poète guadeloupéen, Ernest Pépin, répond à sa manière à cette question dans son premier roman paru l’an dernier en utilisant les ressources pour ainsi dire magiques de la culture multiple d’une communauté. L’homme au bâton3 est un récit qui cherche à dégager les racines de la peur et débouche sur l’inconnu. Lorsque les identités restent dans l’ombre, les croyances les plus invraisemblables s’emparent des esprits. La véritédevient alors pure invention.
Une jeune fille de seize ans, Lisa, tombe « miraculeusement » enceinte. Elle finit par avouer que le criminel n’est nul autre que l’Homme-au-Bâton, un être maléfique, une aorte de Dracula noir qui sème bientôt la terreur dans tous les recoins de l’île en attaquant et en violant, multipliant les victimes, des femmes de tous âges : Man Tata, Mme Carbet, Maryse Bourizor, Rosette et même une touriste d’origine canadienne. L’inspecteur Rigobert va chercher à coincer l’assassin en s’offrant comme appât, déguisé en femme. II ne peut toutefois jouer ce rôle sans entraînement et Vovone, le macoumè national (commère et homosexuel), lui en apprend tous les « trucs » et tous les comportements. Le travestissement devient dès lors son mode d’existence jusqu’au moment où, démasqué, il sombre dans une profonde mélancolie.
Les événements se précipitent, les histoires au sujet de l’Homme-au-Bâton se propagent à une telle vitesse que le lecteur a l’impression que la réalité s’invente elle-même, se construit en marge de la vie. Le « pollen des mots » fait son oeuvre : c’est toute une société qui tremble et qui plonge dans la psychose collective. La radio et les journaux se mettent de la partie et contribuent à répandre les bruits : drame par-ci, drame par-là se succèdent. C’est que l’Homme-au-Bâton sert en quelque sorte de répétiteur aux cancans du petit peuple en cristallisant les peurs, la morbidité et la souffrance. Son rôle est clair et la métaphore ne laisse planer aucun doute : « Tous les hommes sont des Hommes-auBâton… » – : il est « l’alibi tout trouvé, le prétexte invérifiable, le bras armé de la vengeance féminine ». Une fois l’imagination et la femme au pouvoir, tout devient possible : Lisa peut accoucher d’un enfant-crapaud et le commerçant syrien véreux Carani peut inventer une culotte invisible (dite culotte de fidélité) pour contrarier « les appétits démoniaques » du sombre personnage.
Dans cet univers où la loi n’est plus la loi mais son envers, la réponse à la question de savoir comment nourrir un arbre magique est aussi simple que désarmante : « II faut lui raconter vos rêves… » Qu’un goyavier puisse être enchaîné et jeté dans une cellule de prison n’a rien pour surprendre dans un pays défait, où la superstition et les rumeurs régulent désormais les rapports sociaux et déstabilisent tout impératif catégorique en introduisant systématiquement le doute et la foi dans les comportements quotidiens. Le multiple-mangrove célébré par Raphaël Confiant l’emporte et ne laisse subsister aucune caractéristique identitaire autonome. Peut-être n’y at-il plus de salut que dans la vase nourrissant les palétuviers…
« Il essaya d’imaginer l’Homme-au-Bâton. L’image d’un grand nègre bien noir s’imposa à lui. Un de ces nègres mandingues qui servait d’étalon autrefois dans les habitations.
« Que savait-il de l’esclavage ? Bien peu de choses en vérité. Quelques clichés. Le fouet qui crucifie, la déchirure d’un tambour dans l’épais de la nuit, quelques demeures de maîtres et le chapelet des moulins attendant encore la prière du vent. Soudain, il comprit qu’il ne connaissait rien du cri qui hantait les mornes. II cria, il cria comme un forcené, comme un dément, comme un nègrebitation pour soulever tout l’enfoui sous la brume. Il cria en vain, car la Soufrière impassible le défiait. Elle protégeait le secret de ses entrailles. Son haleine chaude rappelait celle des usines à sucre. Des tas de ferrailles en apparence qui recelaient toute l’énergie du passé. Assurément l’Homme-au-Bâton venait du passé. Comment combattre le passé ? »
Ernest Pépin, L’homme au bâton, p. 146-147
Le voyage inorganisé
Si l’atmosphère délirante du roman d’Ernest Pépin rappelle celle du roman Amour, colère et foliede l’auteure haïtienne Marie Chauvet, le rythme de Tout-monde 4, le dernier roman d’Édouard Glissant, ressemble à celui, strié, de Vive le peuple brésiliende João Ubaldo Ribeiro ou mieux à celui, spiralé, d’Ultravocal de Frankétienne. « Sono battuto delle meduse », s’écrie dans un italien approximatif Mathieu Béluse, rédacteur du « Traité du Tout-monde ». Le lecteur est aussi invité à aller en même temps dans toutes les directions historiques, à vivre toutes les transversalités, tous les temps, espaces, imaginaires et modes d’énonciation, convergents et divergents. Nous sortons réellement de la pensée et du texte généalogiques pour entrer dans un espace constitué de plateaux, lesquels, ainsi que l’ont montré Gilles Deleuze et Félix Guattari5, sont des lieux intenses où il est impossible à quiconque de s’orienter en fonction d’une fin extérieure. Roman rhizomorphe donc, roman antimémoriel.
Le défi de ce magnifique texte est d’emblée évident. Il s’agit, précise l’un des narrateurs, de formuler « une autre manière de fréquenter ce monde, une activité brûlante de l’imaginaire, une transformation réelle de l’esprit et de la sensibilité, ce qu’un autre [gageons qu’il s’agit d’Édouard Glissant] appellerait bientôt une mise en Relation ». Bref, nous partons pour un « voyage sans voyage organisé » pour entrer, sans passeport, dans des pays grevés par la faim, l’oppression, l’extermination, l’intégrisme, le nationalisme, l’hypocrisie du capital et le pharisaïsme rétrograde du monde post-industriel. Livre intensément politique donc, aussi gitan que créole, puisque motivé par un désir de défigurer les logiques arborescentes et les catégories aristotéliciennes afin de construire des « agencements collectifs d’énonciation » inconnus (selon la terminologie de Guattari). Pour ce faire, il importe de circuler entre les récits, les errances : l’Indochine, la Nouvelle-Orléans, Paris, Londres, Gênes, Saint-Pierre, le Sud de Faulkner et d’innombrables autres lieux (pourquoi pas Sarajevo, Johannesburg ou El-Djezâir…) tourbillonnent dans une dérive générale des continents, des langues, des paroles, des parfums et des couleurs.
Le « Tout-monde », c’est donc cela : un extrême désordre dans lequel l’humanité doit courir contre elle-même, un monde « où vous cherchez sans partage ». Il faut prendre tous les tournants : « Banians, rhizomes, figuiers-maudits. La même désordonnance du chaos, sous des espèces identiques et dissemblables. » Le monde et les langages : un fracas, un tourbillon de séismes (« cé-issemes » criant la dévastation ;de champs laissés en jachère), des « grosses dévirades d’imprévus », un gigantesque trou-bouillon. Déjouer tous les enfermements, laisser les espaces désorbités s’ouvrir comme la lumière des étoiles.
« Émigrés de tant de grandes villes, vagabonds échoués dans des hameaux hystériques de solitude, Antillais éparpillés ou Gitans qui se rassemblent, pacotilleuses pagayant, et pagaillant, dans toute la Caraïbe et touchant au continent par ces ports de marchandise au petit détail, Miami ou Cancún, et déversant dans San Juan ou Kingston, Fort-de-France ou Port-au-Prince, peuples entiers qui soudain changent de langue, paysans qui ne reconnaissent pas leur pays, hâbleurs et déballeurs courant les banlieues ou régissant dans leurs villages, et puis rapaillés entassés avec Anestor Salah dans des galeries enfumées, entre des sculptures de faux africain et des branchures de chanvre, femmes sans abri et enfants des rues qui ont dépassé toute dimension perceptible, ils tombent dans ce tourbillon et ils fixent hagards ce point inaltérable vers où ils dérivent. »
Édouard Glissant, Tout-monde, p. 408
C’est que, dans le Tout-monde, une théorie transcendantale des éléments, aussi brillante qu’elle puisse paraître, se trouve jetée dans une tempête qui l’entraîne dans un perpétuel retour. Le temps qui s’est statufié est tombé de son socle : « C’est un corps sans tête, notre histoire. » Ainsi déboulonné, il s’effondre sur la réalité tue : « [ …] si vous pouvez considérer ce que c’est qu’un siècle, un nègre est un siècle ». Légende et péripéties mènent notre monde là où il refuse encore et toujours d’aller : à l’esclavage des identités, des races et des masses. D’où l’impérieuse nécessité, si nous voulons que la lutte soit efficace, de ne pas tout confondre : « Mais il faudra qu’ils apprennent comment va le Tout-monde. Il ne suffit pas de mélanger. » Non, il ne suffit pas de faire de la créolité le lieu de tous les rassemblements, de tous les désordres, de toutes les confusions, de toutes les subjectivités. Dire des confiteor est aujourd’hui inutile. Il faut monter sur le bateau de la méduse, parcourir la mer des pulsions spirituelles si l’on ne veut pas être pétrifié par la culpabilité, revoir le monde de fond en comble.
Mille plateaux
Le monde antillais est aujourd’hui en pleine ébullition (pardonnez l’expression !). Mais la faillite est si retentissante, du moins en Martinique, qu’on peut sérieusement se demander si les débats entre intellectuels césairistes et intellectuels créolistes peuvent résoudre quoi que ce soit d’une situation pour l’instant sans issue. La vision du monde proposée par les gardiens de la créolité fait-elle plus que remplacer un essentialisme (la négritude) par un autre ? En quoi des cristallisations idéologiques permettraient-elles de fonder un projet politique qui a le chaos pour origine ? La créolité gagne-t-elle quoi que ce soit à tenter d’englober (pour en maîtriser les secousses…) la négritude ? Et celle-ci, en s’entêtant à se réduire à sa seule négritude, ne s’enfonce-t-elle pas dans un obscurantisme paralysant ? Pour dire le vrai, ce débat reste stérile tant qu’il ne sert qu’à légitimer des discours englobants. Dans un livre consacré à Césaire, Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore écrivent en effet : « À peine la négritude cédait-elle le pas à l’antillanité’, émergeait l’idéologie de la ‘créolité’. Mais les choses ne sont pas aussi simples. La difficulté resurgit : en tant qu’idéologie du métissage, la créolité enlève d’une main ce qu’elle donne de l’autre. […] Retour en force d’un exotisme du divers qui n’est, après tout, qu’une dénégation de l’altérité radical6. » Dans ces conditions, peut-être est-il devenu nécessaire de repenser les notions de citoyenneté et de société si l’on veut tirer parti, bénéficier du brassage des identités et sortir du binarisme occidental, de ce jeu des oppositions du type masculin/féminin, idéalisme/matérialisme qui entache tous les discours à l’ère proprement catastrophique de la mondialisation. Chose certaine, la créolité fait ici un pas de plus que la négritude dans la bonne direction, en mettant de l’avant, pour redonner au politique l’efficace qu’il a perdu, l’éco-développement et l’éco-citoyenneté. Pas étonnant, dira-t-on, dans une île où le tourisme est actuellement en voie d’anéantir chaque mètre de terrain. Mais un danger guette ceux et celles qui prônent la disponibilité générale : celui d’aplanir la pensée, d’édifier un monde sans contrastes. Il ne faudrait pas tout mélanger toujours. Car il y a bien au moins mille plateaux.
« La TRACE, la nécessité de tracer le chemin d’une origine qui justifie notre américanité. Voilà pour Godin qui, comme Césaire, cherche une patrie.
« Mais la trace, pour le ‘Nègre marron’ (on nomme ainsi celui qui a décidé de fuir le maître et les chaînes de l’esclavage) est au cœur de sa recherche de liberté. Aussi le mot trace est-il un terme bien connu de la langue créole : il désigne un sentier frayé par un fugitif – ici, un esclave, dans un lieu géographique difficilement accessible, conduisant à un maquis, un refuge, une cachette. Alors les chiens et les maîtres pouvaient suivre cet indice.
« La trace constitue avant tout la voie de la liberté et celle vers l’identité. Mais elle suppose que l’on ‘marronne’ ou, autrement dit, que l’on déserte la maison du maître, c’est-à-dire que l’on prenne un risque. Voilà une affirmation qui devrait faire vibrer le cœur de chaque Québécois par les temps qui courent… »
Aimé Césaire, La manière nègre, p. 34
1. La manière nègre, Aimé Césaire, chemin faisant, par Jean-Daniel Lafond, l’Hexagone/ CIDIHCA, 1993. Le film, sorti en 1991, a été produit pur René Gueissaz pour l’Association coopérative de production audiovisuelle (ACPAV), Québec.
2. Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle, par Raphaël Confiant, Stock, 1993.
3. L’homme au bâton, par Ernest Pépin, Gallimard, 1993.
4. Tout-monde, par Édouard Glissant, Gallimard, 1993.
5. Voir Capitalisme et schizophrénie t. 2, Mille plateaux, Minuit, 1980 (en particulier le premier chapitre).
6. Aimé Césaire, le nègre inconsolé, par Roger Toumson et Simonne Henry-Valmore, Syros/Vent des îles, 1993.