On récolterait assez fréquemment de longs silences si l’on interrogeait les Québécois au sujet des Écossais. Certains sauraient que Sean Connery souhaite l’autonomie de son Écosse, d’autres soupçonneraient que la Nouvelle-Écosse doit son nom à une autre Écosse, mais bien peu distingueraient correctement la Grande-Bretagne du Pays de Galles, l’Angleterre de l’Écosse et le fidèle anglican de son collègue presbytérien.
Lire Sonia Marmen balaie bon nombre de ces imprécisions. Non seulement elle donne vie, dans Cœur de Gaël, à l’histoire de l’Écosse, mais elle permet d’entrevoir la place des Écossais dans l’histoire du Québec. Ce n’est pas le seul mérite de sa saga immensément populaire, mais c’est l’un des plus appréciables.
Admirable recherche
Dès les premières pages du premier tome de Cœur de Gaël1, le ton est donné : la saga s’enracine en Écosse et l’auteure entend en tenir compte. L’initiation s’effectuera sous le signe de la précision et de l’empathie et dans le scrupuleux respect de la culture, de la langue et de la géographie. Performance admirable quand l’on sait que l’auteure n’a jamais mis les pieds en Écosse.
Pays au relief orageux, l’Écosse est peuplée de montagnards aux ressources limitées, épris de liberté jusqu’à verser leur sang pour la défendre, fiers de leur tartan, soudés à un clan et loyaux à un chef aux pouvoirs illimités. Qu’ils prélèvent discrètement un tribut sur les troupeaux des clans environnants, nul ne s’en étonnera. Nul ne s’étonnera non plus qu’en découlent des rancunes transmises de génération en génération.
Sonia Marmen fait vite saisir les conséquences concrètes de cette fragmentation de la société. Non seulement les Écossais investissent dans leurs affrontements locaux et régionaux l’énergie dont ils auraient besoin pour affronter l’ennemi commun qu’est l’Angleterre, mais ils développent à l’intérieur de chaque clan la plus grande susceptibilité. Épouser une femme du clan rival devient présomptueux et provocateur. Du coup, le lecteur pressent les défis imposés à quiconque, malgré tout, valorise l’amour plus que toutes les autres loyautés.
Les étapes subséquentes raconteront les désastreuses défaites aux mains des Anglais, les saignées dans la relève, l’humiliation de guerriers dépouillés à la fois de leur dignité et de leurs maigres possessions. Le jour viendra, ironique et cruel, où les survivants se résigneront à servir dans un régiment associé aux conquérants anglais : ils se battront ensemble au bénéfice de l’Angleterre, alors qu’ils s’entretuaient à son profit… Grâce à cette astuce, l’Angleterre règle plusieurs problèmes. Elle occupe le territoire ainsi aseptisé, intègre les Écossais à sa conquête de l’Amérique française et conserve chez elle les ressources humaines utiles à son développement européen.
Changeant de génération et de continent, la saga de Sonia Marmen accompagne les Highlanders en Nouvelle-France. La conquête consommée, nombre d’Écossais s’enracinent en Nouvelle-France. Du fait de leurs propres confrontations avec l’Angleterre, peut-être saisissent-ils mieux ce qu’éprouve le peuple brisé. La saga, qui applique à l’étude de la culture québécoise la rigueur chaleureuse avec laquelle l’auteure avait écouté l’Écosse, multiplie les échanges entre les Highlanders et les cœurs romantiques du Québec. Les préjugés s’érodent, aux gestes généreux et même héroïques répondent des sentiments à la fois inattendus et prévisibles. Comme l’Écosse, la Nouvelle-France se révèle cloisonnée, sédimentaire, autoritaire. Les classes sociales remplacent les clans sans accroître la liberté des sentiments et des alliances spontanés. Contrariées autant que dans l’Écosse clanique, les amours entre Highlanders et Québécoises se heurteront à la même intransigeance.
Impulsions et restrictions mentales
D’un continent, d’une culture et d’une génération à l’autre, les personnages féminins de Sonia Marmen auront la nuque rebelle et la protestation spontanée. Abolir la distance entre l’Irlande et l’Écosse, défier les ukases familiaux, ignorer les préjugés sociaux, imposer leur présence jusque sur les champs de bataille, voilà qui convient aux héroïnes de Sonia Marmen. Elles porteront poignard, elles aplatiront leurs seins pour endosser l’uniforme, elles trancheront la jugulaire du violeur comme s’il s’agissait du quotidien féminin. L’autorité du père calculateur ou de la mère marieuse ne pourront rien contre la soif d’autonomie de la jeune Irlandaise ou de la Québécoise affranchie. Les hommes, souvent englués dans l’étalage infantile de leur musculature et leurs préjugés à faible modulation de fréquence, protesteront contre l’effervescence de leurs amantes avant d’admirer l’audace féminine. De quoi séduire n’importe quel auditoire féminin et taquiner tout lecteur masculin !
Tout n’est pourtant figé ou prévisible dans ce déferlement féminin. L’une après l’autre, en effet, les héroïnes de Sonia Marmen se placent et se replongent dans l’embarras comme si nulle leçon ne les pénétrait. Elles promettent la prudence et livrent la présomption. Elles fixent rendez-vous, mais affolent le partenaire en se transportant ailleurs sans préavis, pour le meilleur motif évidemment. Elles regretteront, pleureront, jureront leurs grands dieux qu’on ne les y prendra plus ; puis, elles récidiveront… au grand bénéfice de l’action.
Femmes et hommes semblent, en outre, également incapables d’une franchise exhaustive. Surpris en flagrant délit, ils confessent leur faute ou leur imprudence, tout en laissant dans une ombre incertaine ce que l’autre n’a pas décelé. A-t-elle ou non cédé aux avances du frère ? Le sait-elle elle-même ? Chose certaine, son souvenir est trop flou pour justifier un compte rendu complet. Et lui ? A-t-il simplement oublié d’évoquer une Autochtone pourtant très chère ? Il aimerait le faire croire, mais a-t-il sciemment cultivé cette amnésie sélective ? Cela, qui déplaira aux gens qui confieraient à la géométrie le soin d’écrire des romans, crée une connivence entre les personnages et les humains dont la mémoire et la transparence connaissent aussi des éclipses.
S’étonnera-t-on de l’importance accordée à des impressions dévastatrices et pourtant sans substance ? On le peut, tant les personnages sautent imprudemment aux conclusions injustes. Des nuances s’imposent pourtant. Qu’un adolescent, conduit en pleine bataille par son imprudence, en ressorte avec des perceptions douteuses, on le conçoit. Qu’il construise sur cette base infiniment friable un durable rejet de ses liens familiaux et claniques, on s’en scandalisera seulement si l’on oublie que l’être humain érige souvent ses certitudes sur le sable. Sans logique, l’âge mûr dissipe de façon bien lente les mirages des premières impressions. En ce sens, Sonia Marmen a le droit de laisser à d’autres plumes les logiques idéales.
Frères ennemis et autres recettes
La rivalité entre frères s’est taillée plus qu’une tête de pont dans la littérature et Sonia Marmen use (et abuse) du procédé. Abel et Caïn, dès l’Éden, avaient donné l’exemple. Tout comme les frères qui s’entretuent au grand désarroi d’Antigone ont inspiré aussi bien Sophocle qu’Anouilh. Le triangle créé par Sonia Marmen et qui comprend deux frères épris de la même femme constitue assurément un ressort dramatique classique et puissant. La parenté entre les deux soupirants permet à la femme d’hésiter longuement entre deux hommes qu’on ne peut opposer l’un à l’autre. À répéter le procédé, on en tarit pourtant la magie.
On aura compris que la saga de Sonia Marmen n’échappe pas complètement aux risques de l’essoufflement et de la répétition. Fallait-il, deux générations plus tard et deux tomes plus loin, recourir de nouveau au thème des frères ennemis ? Dans le même esprit, fallait-il aligner presque toutes les héroïnes sur une même dénonciation des normes familiales, claniques ou sociales ? Quand la grand-mère défie mœurs et coutumes et que la mère en fait autant, la révolte de la troisième génération risque de ressembler au vouloir de l’auteure plus qu’à un cheminement inattendu. De même, on consentira à ce qu’une morte ne soit pas morte à jamais, à condition que les autres morts ne revendiquent pas trop souvent le même droit à la résurrection. Cette condition, surtout dans le dernier tome, souffre quelques exceptions.
L’engouement populaire à l’égard de Cœur de Gaël doit pourtant l’emporter sur la manie journalistique de traquer la petite bête noire. Les lecteurs et lectrices, qui répartissent sur trois ou quatre ans leur fréquentation d’une saga, lisent et goûtent autrement que le critique pressé. Eux ferment un tome et trépignent jusqu’au suivant ; ils laissent au temps le soin de la décantation. Les grands traits de caractère émergent et durent ; les ressemblances secondaires ou épidermiques sont laissées dans l’ombre dont le critique n’aurait peut-être pas dû les tirer.
L’œuvre, de toute façon, est impressionnante. Qu’il s’agisse de l’Écosse ou du Québec, des décisions anglaises ou des pratiques autochtones, l’histoire, dans ce qu’elle présente de vérifiable, est scrutée, vérifiée, respectée. Quant aux personnages que l’auteure fait naître, vivre et mourir, ils sont effervescents à souhait, erratiques comme tout être humain, instinctifs et entêtés à notre ressemblance. Accordent-ils trop d’importance au sexe ? Les opinions, comme il se doit, seront partagées.
1. Cœur de Gaël, JCL, Chicoutimi : T. 1, La vallée des larmes, 2003, 544 p., 24,95 $ ; T. 2, La saison des corbeaux, 2004, 572 p., 26,95 $ ; T. 3, La terre des conquêtes, 2005, 582 p., 25,95 $ ; T. 4, La rivière des promesses, 2005, 660 p., 26,95 $.
EXTRAITS
– Ces lettres seront interprétées selon le bon vouloir de la commission, coupa Liam sur un ton irrité. Nous ne tirerons rien de cette enquête. Elle ne servira que les ambitions politiques des participants. On veut protéger le roi à tout prix. Nous ne représentons rien pour eux si ce n’est qu’une affreuse tache de sang qu’ils veulent nettoyer le plus rapidement possible afin de pouvoir passer enfin à autre chose. Or, c’est « notre » sang !
T. 1, La vallée des larmes, JCL, p. 215.
La surface noire et lisse de l’eau se froissait au fur et à mesure que la barque avançait. Le Sweet Mary se profilait faiblement devant eux. Tout était silencieux. Un rire retentit, rebondissant sur l’eau et porté par la brise. Un autre lui répondit. Puis ce fut de nouveau le silence. Ce terrible silence qu’ils devaient de respecter au prix de leur vie. Même le bruit d’un respiration sifflante pouvait leur être fatal. La vigie avait l’oreille avertie et savait distinguer le clapotis de l’eau sur la coque du navire du bruit d’une barque qui s’approchait. Mais les Macgregor étaient des voleurs aguerris, ils connaissaient bien leur métier. Rob Roy n’avait-il pas été surnommé le Prince des Voleurs ?
T. 2, La saison des corbeaux, JCL, p. 93.
Je ne doutai pas du lien qui les unissait. Quel phénomène fascinant que la division gémellaire qui donne deux êtres à la fois identiques et différents. Un même sang, une même chair, mais deux esprits influencés chacun par un milieu distinct. John était de nature calme et réfléchie, et il modérait le tempérament rebelle et belliqueux d’Alexander.
T. 3, La terre des conquêtes, JCL, p. 21.
Par deux fois, au cours des quatre années qui avaient suivi l’annulation de sa peine de mort, Alexander avait tenté de parler à la cousine d’Isabelle. La première fois, il avait dû s’armer de tout son courage pour l’aborder. Il l’avait pressée de questions. En fait, il s’était juré de ne rien lui demander, mais ne pas savoir était pire que tout.
T. 4, La rivière des promesses, JCL, p. 19.