Avec La vie en jeu, Une biographie de Vladimir Maïakovski1, le Suédois Bengt Jangfeldt n’ajoute pas un autre pavé aux pesants hommages dont fait l’objet Maïakovski depuis sa « canonisation » par le régime soviétique, en 1930. Au contraire, cette remarquable biographie déboulonne allègrement la statue du camarade-poète et nous restitue, en lieu et place, le portrait d’un homme dévoré par ses contradictions.
On ne peut évoquer la figure de Vladimir Vladimirovitch Maïakovski sans évoquer du même coup celle de la « famille » qu’il forma jusqu’à sa mort avec Lili et son mari Ossip Brik. Cette histoire d’amour et d’amitié, unique en son genre dans le monde des lettres, allait marquer toute sa vie d’homme et d’artiste. Bengt Jangfeldt expédie en quelques pages le récit de sa jeunesse et fait pratiquement débuter sa biographie au moment de leur rencontre.
Celle-ci a lieu en juillet 1915 alors que Maïakovski fait la connaissance de Lili par l’entremise de sa sœur, Elsa Triolet. Il a 22 ans. Pour les deux, c’est le coup de foudre. Ils deviennent rapidement amants, avec l’accord tacite d’Ossip. Pour Lili, il écrira ses plus belles poésies et la majorité de son œuvre lui est dédicacée. Ossip sera son premier éditeur.
Autour du trio, on croise l’avant-garde de l’époque : le cinéaste Sergeï Eisenstein, le philologue Roman Jakobson, le photographe Alexandre Rodtchenko, l’écrivain Boris Pasternak, le peintre Vassily Kandinsky, le musicien Dmitri Chostakovitch, l’homme de théâtre Vsevolode Meyerhold, etc. Cette constellation d’artistes aux disciplines diverses gravitait autour d’un projet commun : renouveler les langages artistiques et, par là, inventer un monde nouveau. Dans le premier État ouvrier, cette utopie semblait réalisable. C’est à ces deux projets que Maïakovski va s’atteler.
Les contradictions
Outre son talent, tout chez lui était excessif nous dit le biographe : sa taille (il faisait presque deux mètres), son appétit sexuel (Jangfeldt parle de « gloutonnerie sexuelle »), son goût du jeu, sa consommation de cigarettes (plus de cent par jour), sa générosité. Quand, autour de lui, on s’enfonce dans la misère, il perd des sommes colossales au jeu. Lors d’un voyage à Paris, il dépense trois fois le salaire annuel d’un ouvrier russe, principalement pour couvrir les siens de cadeaux. Le « chantre de la Révolution » nourrissait des contradictions à sa mesure.
Si l’on en croit Jangfeldt, jamais Maïakovski n’a cherché ces largesses pour elles-mêmes. Indifférent aux questions matérielles mais doté d’une conscience aiguë de sa valeur de poète, il profite de ses avantages comme d’une compensation naturelle pour le talent qu’il met au service du régime. Même s’il est vêtu comme un dandy, conduit par un chauffeur et porté par les vivats de la célébrité, Maïakovski se montre dans ses écrits comme un artiste exalté par l’idée de sa propre mort : « J’arracherai / mon cœur, / le foulerai pour bien l’étendre – / et vous le donnerai en sanglant étendard ».
Pendant les années 1920, il va ainsi sillonner l’URSS pour tenir rencontres poétiques et politiques. Partout, on se bouscule pour l’entendre. C’est l’époque des triomphes. À la même période, il accepte pourtant de rédiger des slogans publicitaires et de dessiner des affiches pour servir la propagande révolutionnaire. La « fonctionnarisation » d’un si grand talent – Jangfeldt parle de schizophrénie – donne la mesure de son aveuglement politique.
Les compromissions
Durant cette période, la réputation de Maïakovski atteint des sommets aussi bien en Russie qu’à l’étranger. En 1925, 2000 personnes vont l’entendre à New York. La Révolution soviétique, de son côté, emprunte des chemins qu’il trouvera de plus en plus difficiles à suivre.
L’inconfort a commencé avec l’exil forcé de quelques philosophes qui déplaisaient au régime. Il s’est accentué avec la mise en place d’un appareil de répression de plus en plus arbitraire et la mainmise progressive du parti sur la vie artistique dans le pays. En dépit de ses contorsions intellectuelles, Maïakovski aura de plus en plus de mal à faire coïncider ses idéaux avec ceux du bolchevisme. Le poète, devenu plus caustique dans ses œuvres, voit pâlir son étoile à mesure que se resserre l’étau stalinien.
À la fin des années 1920, celui qu’on avait célébré s’estime désormais mal aimé des siens et rejeté par ses pairs. Cette désaffection se manifeste tantôt par un silence pesant lorsque paraît un nouvel ouvrage, tantôt par des critiques dévastatrices. Dans les assemblées publiques, on le prend à parti. Veut-il voyager ? La bureaucratie le soumet à des mesquineries administratives vexantes. Las de ces échecs privés (Lili lui avoue, en 1925, qu’elle ne l’aime plus) et publics, il se tire une balle dans le cœur le 14 avril 1930. Il a 37 ans. Dans sa lettre d’adieu, il écrit : « La barque de l’amour s’est brisée contre la vie courante ».
Les sources
Bengt Jangfeldt n’en est pas à sa première incursion dans l’univers de Maïakovski. Ce professeur suédois de littérature russe a déjà fait paraître, en 1982, la correspondance entre Maïakovski et Lili Brik. Les travaux préparatoires à cette édition l’ayant mis en contact avec des proches de Maïakovski – dont Lili Brik elle-même –, il ne s’est pas privé de faire appel aux mêmes sources dans cet ouvrage. Et quelles sources !
Elles lui ont permis d’accumuler une telle somme d’informations et de détails sur la vie intime de Maïakovski qu’au final, le lecteur a, lui aussi, l’impression d’être devenu le familier du poète. Signalons également l’exceptionnelle richesse iconographique de cette biographie. Aux multiples photos de Maïakovski et de Lili Brik s’ajoutent fac-similés de lettres, reproductions de tableaux, de dessins, d’affiches et de portraits. Avec La vie en jeu, Bengt Jangfeldt signe un ouvrage en tout point remarquable sur un homme qui ne l’était pas moins.
1. Bengt Jangfeldt, La vie en jeu, Une biographie de Vladimir Maïakovski, traduit du suédois par Rémi Cassaigne, Albin Michel, Paris, 2010, 588 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Entre les deux pièces, on avait démonté la porte pour faire plus d’espace. Maïakovski se tenait là appuyé au chambranle.De la poche intérieure de sa veste, il sortit un carnet, y jeta un œil, puis le rangea. Il resta un instant silencieux. Puis, il balaya la pièce du regard, comme s’il s’agissait d’un vaste auditorium, lut le prologue et demanda – en prose, pas en vers – d’une voix grave, inoubliable :
Vous pensez : c’est du délire, la malaria ?
Ça se passa
À Odessa.
Nous levâmes tous la tête pour jusqu’à la fin ne plus lâcher des yeux ce miracle.
p. 9
Vladimir Maïakovski écrit de la poésie depuis plusieurs années, mais la lecture du Nuage en pantalon chez Lili et Ossip Brik a Pétrograd en juillet 1915, marque une nouvelle étape dans sa vie littéraire et privée.
p. 9
« Dès le berceau », pour reprendre la formule de Boris Pasternak, qui fait mouche, « il a été gâté par l’avenir, qu’il a très tôt assimilé, et apparemment sans grands efforts ». Quand cet avenir se manifeste, deux ans plus tard, c’est sous la forme d’un révolution – la Révolution russe, l’événement le plus emblématique du XXe siècle avec les deux guerres mondiales, Maïakovski se jette à corps perdu, avec tout son talent, dans cette énorme expérimentation sociale et politique visant l’avènement de la société communiste sans classes : aucun écrivain n’est aussi indissociable de la Révolution russe que Maïakovski.
p. 10
La fidélité n’était pas le fort de Lili. Pendant la séparation de l’automne 1921, il est pourtant clair qu’elle a peur de perdre Maïakovski. « Sois franc, l’exhorte-t-elle, n’est-il pas parfois plus facile de vivre sans moi ? N’es-tu pas content que je sois partie ? – Personne pour te tourmenter ! Personne pour te faire tourner en bourrique ! Personne pour piétiner tes nerfs déjà si éprouvés ! Je t’aime mon petit Chen !!! Tu es à moi ? Tu ne veux pas quelqu’un d’autre ? Je suis à toi corps et âme, mon cher petit ! » En même temps elle ne peut s’empêcher de montrer les dents, comme quand elle apprend par la rumeur qu’Ossip et Maïakovski ont fait la noce, que Maïakovski a bu à en vomir et a été vu dans des poses tendres avec Mlle Guinzbourg.
p. 195
À tous :
Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de cancans. Le défunt avait ça en horreur. / Maman, mes sœurs et camarades, pardon – ce n’est pas une bonne méthode (je ne la conseille à personne) – mais moi je n’ai pas d’autre issue. / Lilia – aime moi.
Camarade Gouvernement, ma famille c’est Lili Brik, maman, mes sœurs et Veronika Vitoldovna Polonskaïa. / Si tu leur rends la vie possible, merci. / Les poèmes commencés, donnez-les aux Brik. Ils s’y retrouveront. / Comme on dit – / « La partie est finie » / Le bateau de l’amour / s’est brisé contre la vie courante. / Je suis quitte de la vie / inutile de faire le compte des souffrances, / des soucis et querelles / Vivez heureux. / Vladimir Maïakovski / 12/V-30
Lettre d’adieu, p. 531.